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mercredi 1 juillet 2015

La raison s'interdit de prendre des vacances.

" Il n'est pas exclu que le droit de ne pas se servir de son intellect et de sa raison ou, en tout cas, de s'en servir le moins possible soit en train de se transformer plus ou moins en un droit fondamental et qu'un intellectuel qui serait tenté de le contester explicitement coure le risque d'être soupçonné de faire preuve simplement d'arrogance et de mépris. Ce qui est nouveau n'est évidemment pas le fait que les êtres humains dans certaines circonstances et même de façon générale, se servent fort peu de la faculté dont ils sont en principe le plus fiers, à savoir la raison, c'est plutôt le fait que l'on se sente de moins en moins autorisé à le leur reprocher." (Jacques Bouveresse, Et Satan conduit le bal..." Kraus, Hitler et le nazisme in Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, Agone, 2005, p.50)

lundi 27 avril 2015

Pour comprendre ce qu'on a vécu, lire ce qu'on n'a pas écrit !

" La presse la meilleure partage incontestablement avec la presse de caniveau quelque chose d'essentiel qui ne peut être dissimulé qu'au prix d'une forme d'hypocrisie tout à fait typique, à savoir l'espèce de "cynisme objectif" qui résulte du système de contraintes qui régit le marché dans lequel les journaux se livrent à une concurrence impitoyable pour la production et la vente d'une marchandise d'une certaine sorte, tout en restant convaincus, au moins pour ce qui concerne la presse de qualité, qui se refuse encore à ajouter au cynisme objectif le cynisme subjectif, de remplir une mission noble, désintéressée et essentielle.'' (Jacques Bouveresse, Karl Kraus, un auteur d'avenir, Europe, nº 1021, mai 2014)
Même les journaux censés être les meilleurs aiment mettre en ligne moult vidéos filmées "au coeur de l'événement" (regardez-en par exemple quelques-unes relatives au tremblement de terre au Népal).
La caméra est malmenée, les paroles, des interjections passionnelles,les images, de mauvaise qualité, je résume, la connaissance transmise est quasi-nulle.
On ferait donc mieux d'éduquer les lecteurs en rappelant ces lignes de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, ; elles concernent Fabrice del Dongo qui a été au coeur de la bataille de Waterloo, événement historique s'il en fut et pourtant :
" Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point : ce qu' il avait vu, était-ce une bataille ? et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général."
On peut donc faire des réflexions profondes à propos de choses dont on ne sait rien ! En plus desdites réflexions, le vidéaste Fabrice del Dongo, filmant mal ce à quoi il ne comprenait rien, nous aurait, pour notre plaisir de voyeur au regard court, fait "vivre en direct l'événement", je veux dire, il nous aurait fait partager sa confusion et son ignorance.
Mais le personnage stendhalien est intelligent : loin de s'éclairer en multipliant les témoignages bruts des autres participants, il lit les textes qui s'efforcent, on l'espère pour lui, d'en donner un récit objectif.
Certes les images aujourd'hui pourraient comme pour Fabrice conduire à lire, mais c'est peu probable, car de notre temps ce sont les images qu'on lit, prétendues plus vivantes pour accéder à la réalité.
Primo Lévi a pourtant bien expliqué dans Naufragés et rescapés- Quarante ans après Auschwitz (1987) que la plupart des déportés étaient condamnés à ne pas pouvoir comprendre ce qu'ils vivaient. Certes, pour entendre son enseignement, il faut accepter que faire un compte-rendu même sincère de ce qu'on ressent ne revient pas à connaître objectivement la situation dans laquelle on a ce ressenti. En effet. la richesse de la connaissance est souvent, et malheureusement pour les amoureux inconditionnels du vécu, inversement proportionnelle à l'intensité du ressenti.
Aussi Pierre Bourdieu ne se satisfaisait-il de jouir de ses qualia, par définition propres à lui : il devait pour mieux se connaître faire sa socio-analyse, ce qui revient bien sûr à très largement sortir de soi.
Mais, prisonniers d'une caverne envahie d'images toutes plus "exceptionnelles" les unes que les autres, on préfère passer de l'une à l'autre, s'imaginant ainsi être au centre du réel...
" Dans une époque comme la nôtre, il est évidemment indispensable de rechercher l'excellence en tout, y compris quand il s'agit de procurer au visiteur le genre d' "impressions inoubliables" sur lesquelles doit pouvoir compter celui qui est prêt à se rendre sur les lieux mêmes de l'horreur." (Jacques Bouveresse, Le "Carnaval tragique " (1914-1918))

vendredi 23 mai 2014

En écho à l'allégorie de la caverne, un texte de Jacques Bouveresse.

Encore l'Allégorie de la Caverne telle qu'on la lit au début du livre VII de La République, précisément ces lignes où la maître de Platon décrit ce que les prisonniers voient d'eux-mêmes :
" SOCRATE : (...) Crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes et les uns des autres, si ce n'est les ombres qui se projettent, sous l'effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
GLAUCON : Comment auraient-ils pu (...) puisqu'ils ont été forcés leur vie durant de garder la tête immobile ?" (515 a)
C'est à ces lignes archi-lues que je repense en lisant un passage de Danube de Claudio Magris, cité par Jacques Bouveresse dans un de ses deux livres consacrés à Robert Musil, La voix de l'âme et les chemins de l'esprit (2001) :
" La grande culture viennoise avait mis à nu l'abstraction et l'irréalité croissantes de la vie, de plus en plus absorbée par les rouages de l'information de masse, et transformée en sa propre mise en scène. Altenberg, Musil et les plus grands de leurs contemporains avaient compris combien il devenait difficile de distinguer l'existence, même la sienne propre, de son image reproduite et multipliée en d'innombrables exemplaires ; la fausse nouvelle de la faillite d'une banque du vrai krach que cette nouvelle provoque, en poussant tous les clients à retirer leurs fonds ; l'épisode Mayerling du cliché qui en fait un spectacle. (...) La vérité cachée ou inaccessible n'était pas pour eux un vain mot, et surtout ils n'annonçaient pas sa mort avec satisfaction - comme le font les théoriciens verbeux de l'insignifiance."
Et Bouveresse de commenter :
" Des penseurs comme Musil et Kraus s'étaient parfaitement rendu compte que nous avions commencé depuis un certain temps à mettre la représentation et la mise en scène au-dessus de la réalité qui les inspire, la nouvelle au-dessus de l'événement réel et pour finir le messager des temps modernes - le journaliste - au-dessus de la nouvelle et de l'événement lui-même." (p.256-257)
Certes Platon identifie le producteur d'ombres au sophiste et non au journaliste mais sa philosophie est déjà dénonciation de la représentation et de la mise en scène aux dépens de la réalité qui les inspire.
Sans scepticisme mais avec prudence, Bouveresse appelle aussi à ne pas confondre " la réalité d'une pensée avec la représentation que l'époque s'en fait ".
Alors est-ce bien la réalité de la pensée de Platon que je donne à voir ici ?

jeudi 31 janvier 2013

Dans Que peut-on faire de la religion ? (2011), Jacques Bouveresse, en écho à Charles Taylor dans L'âge séculier (2007), définit le croyant naïf comme celui pour qui l'espace de sa religion coïncide avec l'espace de la religion et plus largement celui de la spiritualité. Le croyant "désengagé" comprend qu'il n'a le monopole ni de l'authentique religion ni de la vraie morale. Or, il se trouve qu' Henri Brémond ouvre son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1924) par une anecdote dans laquelle s'exprime la croyance naïve par excellence, mais le plaisant y est la douceur du dialogue, précisément due à la naïveté, du chrétien comme du bouddhiste : " Un des ouvriers de la première entente cordiale entre la France et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau, désireux de connaître à fond "les livres et fables de la religion siamoise", avait pris pension dans une pagode de talapoins, à Ténassérim. Comme chacun sait, les talapoins sont les moines de ce pays-là. Les bonnes gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-même s'était chargé de l'instruire. "Lorsque ce vieux me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davantage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien, pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose qui me donnait bien sujet de rire . " Écoutez, me disait-il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à l'étude de la langue et des livres de Siam ? C'est qu'anciennement vous avez été siamois et habile homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il est demeuré en vous un petit reste et comme une certaine réminiscence de ce que vous avez été premièrement, qui a fait que d'abord vous êtes arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu la langue et vu les livres, vous avez été réveillé comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit éperdu et poussé par une inclination enracinée, forte et secrète vers une chose que vous aviez autrefois cultivée". il ajoutait qu'étant siamois et grand docteur, j'avais fait quelque petit péché par châtiment duquel j'étais tombé à naître français, mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannissement, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une autre fois siamois et deviendrais un grand roi."

Dans Que peut-on faire de la religion ? (2011), Jacques Bouveresse, en écho à Charles Taylor dans L'âge séculier (2007), définit le croyant naïf comme celui pour qui l'espace de sa religion coïncide avec l'espace de la religion et plus largement celui de la spiritualité. Le croyant "désengagé" comprend qu'il n'a le monopole ni de l'authentique religion ni de la vraie morale.
Or, il se trouve qu' Henri Brémond ouvre son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1924) par une anecdote dans laquelle s'exprime la croyance naïve par excellence, mais le plaisant y est la douceur du dialogue, précisément due à la naïveté, du chrétien comme du bouddhiste :
" Un des ouvriers de la première entente cordiale entre la France et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau, désireux de connaître à fond "les livres et fables de la religion siamoise", avait pris pension dans une pagode de talapoins, à Ténassérim. Comme chacun sait, les talapoins sont les moines de ce pays-là. Les bonnes gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-même s'était chargé de l'instruire. "Lorsque ce vieux me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davantage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien, pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose qui me donnait bien sujet de rire . " Écoutez, me disait-il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à l'étude de la langue et des livres de Siam ? C'est qu'anciennement vous avez été siamois et habile homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il est demeuré en vous un petit reste et comme une certaine réminiscence de ce que vous avez été premièrement, qui a fait que d'abord vous êtes arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu la langue et vu les livres, vous avez été réveillé comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit éperdu et poussé par une inclination enracinée, forte et secrète vers une chose que vous aviez autrefois cultivée". il ajoutait qu'étant siamois et grand docteur, j'avais fait quelque petit péché par châtiment duquel j'étais tombé à naître français, mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannissement, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une autre fois siamois et deviendrais un grand roi."

dimanche 25 novembre 2012

Une définition modeste de la philosophie.

" La philosophie est - ou devrait être -, pour une part essentielle, un art de traiter correctement ce qu'on ignore." (Les lumières des positivistes, 2011, p.52)

vendredi 24 août 2012

Jacques Bouveresse, le philosophe malgré lui ?

Jean-Jacques Rosat a édité début 2012 un numéro de la revue Agone intitulé de manière un peu énigmatique La philosophie malgré eux. Il est en réalité consacré à Jacques Bouveresse et il reprend donc, à sa manière, le projet réalisé en 1994 par la revue Critique et incarné par le numéro 567-568 dont le titre était, lui, plus explicite : " Jacques Bouveresse : parcours d'un combattant ". Deux auteurs ont écrit dans les deux numéros : Claudine Tiercelin et Jean-Jacques Rosat.
Ce dernier expose clairement dans l'éditorial du numéro d' Agone la fin qu'il vise : " dresser un inventaire de la pensée de Bouveresse " (p.8). Aux lecteurs de juger de la réussite du projet dans un double sens : 1) Jacques Bouveresse est-il l'auteur d'une philosophie ? et si c'est le cas, 2) le numéro lui rend-il justice ?.
Il va de soi que, même si on jetait le doute sur la réalité d'une philosophie de Jacques Bouveresse (comme on parle d'une philosophie de Descartes ou de Marx) - ce qui d'ailleurs ne reviendrait ni à refuser d' inscrire son travail dans une certaine ou dans plusieurs traditions philosophiques ni à ne pas lui accorder des opinions philosophiques - , il serait indéfendable car faux de nier l'ampleur et l'intérêt de l'oeuvre.
Modestement et pour éclairer, quoique faiblement, le premier problème, je souhaite rappeler quelques lignes concluant l'avant-propos du premier ouvrage de Jacques Bouveresse, La parole malheureuse (1971) :
" On ne trouvera dans nos exercices philosophiques rien qui ressemble à une philosophie, pas même à proprement parler celle de Wittgenstein, dont la présence constante sera pourtant aisément perçue tout au long du livre (...) Nous avons dans tous les cas subordonné résolument la préoccupation critique au souci de clarification et le désir de juger au devoir de comprendre, estimant que la désinvolture avec laquelle est traitée en France une certaine catégorie d'auteurs autorise à dire, en reprenant une remarque polémique de Karl Kraus, qu "une des maladies les plus répandues est aujourd'hui le diagnostic"", et qu'il faut y regarder de beaucoup plus près qu'on ne le fait généralement pour tirer parti d'erreurs aussi positives que, par exemple, celles du Cercle de Vienne.
Peut-être est-il bon d'avertir le lecteur, précisément parce que certains des auteurs dont il est le plus souvent question dans ce livre constituent pour beaucoup de philosophes des curiosités inutiles, malsaines ou inaccessibles, que nous ne prétendons à aucune espèce d' originalité et que nous avons voulu simplement, dans un grand nombre de cas, faire connaître ou mieux connaître au public philosophique français des choses qui sont ailleurs tout à fait familières et même, pour certaines, relativement banales. C'est dire que notre but serait entièrement atteint si nous avions pu encourager et faciliter l'approche de certains textes à la fois dédaignés et redoutés, et apporter une contribution de quelque valeur à un secteur malheureusement fort négligé en France de l'histoire de la philosophie contemporaine." (p.12-13).
D'aucuns pourraient juger que cette auto-présentation écrite au seuil de la carrière de Jacques Bouveresse continue de décrire plutôt bien malgré le temps passé l'intégralité de son oeuvre.
Les mêmes ne devraient pourtant pas en conclure que l'auteur est finalement et simplement un historien de la philosophie, comme Émile Bréhier ou Geneviève Rodis-Lewis l'ont été. En effet Jacques Bouveresse, aimant les textes "dédaignés et redoutés" dont il parlait, a pris parti pour eux et s'en est servi pour diagnostiquer moins des philosophies que des maux de la philosophie, voire des vices d'une époque.
Doit-on alors voir en lui, sur le modèle de Wittgenstein, un thérapeute de la philosophie, plus largement un défenseur de la raison (je renvoie sur ce point à l'article de Claudine Tiercelin qui cherche à déterminer quel genre de défenseur de la raison, quel genre de rationaliste est Jacques Bouveresse ) ?
Le problème " y a-t-il une philosophie propre à Jacques Bouveresse ?" dépend bien sûr du sens accordé à "philosophie". Entend-on par là un système original comprenant des thèses jusqu' alors inédites (comme ceux de Leibniz ou de Schopenhauer) ou un ensemble de prises de position philosophiques donnant à celui qui les défend une place précise mais éventuellement partagée dans le champ philosophique ?
Il va de soi (et c'est presque une injure faite que je lui fais de l'écrire) que dans le deuxième sens Jacques Bouveresse a une philosophie. Mais, dans le premier sens, qu'en est-il ?
Ma question n'est pas rhétorique. Même si ce billet plaide plutôt pour le scepticisme, je dois me reconnaître dans l'ignorance. De cette ignorance, en tout cas, le numéro d' Agone ne m'a pas sorti, il a juste vivifié le problème.

Commentaires

1. Le samedi 25 août 2012, 11:36 par Leon Jélémemalaméson
Il me semble qu'il ne fait pas de doute que Bouveresse ait une philosophie, au sens positif demandé, même si la manière dont il la propose lui est foncièrement propre. Il aborde la philosophie à travers d'autres, mais il ne fait pas de la simple histoire non plus. Quiconque a lu ses livres peut le voir, même s'il faut en effet creuser et faire de l'exégèse, car B. ne se livre pas aisément. Il demande qu'on lise entre les lignes, et qu'on extraie de ses commentaires la substantifique moelle.
Ce qui est surprenant est que la question ne soit pas posée pour des auteurs qui, à la différence de Bouveresse, prennent un ton dogmatique et semblent énoncer des thèses numérotées, comme Badiou. Derrida a-t-il une philosophie? Foucault en a-t-il une ? Marion en a-t-il une ? et même Ricoeur?
Pour ma part je vois plus de philosophie dans Bouveresse que dans ceux là.
2. Le dimanche 26 août 2012, 10:53 par Philalèthe
Merci de votre commentaire.
C'est certain que Bouveresse ne fait pas de la simple histoire. Quant à l'extraction de la substantifique moëlle, je pense que c'est précisément le projet de Rosat dans le numéro d' Agone. Je prends très au sérieux sur ce point ce que Rosat écrit dans l'avant-propos : " Bouveresse fait partie de ces esprits qui, au moment même où ils avancent un idée en mesurent les faiblesses et voient les objections qu'on pourrait lui faire, bien mieux souvent et plus profondément que leurs adversaires. Cette attitude le conduit parfois à sous-estimer l'importance et l'originalité de ses idées et à ne pas leur donner tous les développements qu'elles mériteraient. Il est important que d'autres que lui engagent ce travail."
Ces lignes éclairent à mes yeux le titre du billet : Bouveresse, philosophe malgré lui ?
Peut-être que Bouveresse n'a pas de philosophie pas par défaut mais par excès de lucidité critique. N'est-ce pas au fond naïf philosophiquement aujourd'hui de construire un système ? En plus l'approche de la philosophie dans le cadre analytique sectorise la recherche : un tel est philosophe de la connaissance, tel autre de la religion etc.
Je ne voulais en aucune manière jouer Badiou, Derrida, Marion ou Ricoeur contre Bouveresse. Mon billet n'est pas nostalgique.
J'ajoute que ça ne me paraît pas contradictoire d'attribuer à un auteur une philosophie tout en éclairant qu'elle est fausse : Berkeley a une philosophie mais les réalistes soutiendront qu'elle est fausse. Les auteurs que vous avez mentionnés ont peut-être pour certains d'entre eux des philosophies fausses ou des thèses fausses dans leur philosophie.
Mais pour partager ce point, il faut s'accorder sur l'idée qu'on peut juger une thèse philosophique selon son rapport à la réalité. Ceux qui pensent que l'accès à la réalité est toujours médiatisé par une philosophie donnée jugeront naïves les lignes que j'ai écrites.
3. Le dimanche 26 août 2012, 18:45 par Léon Jélémem
Je n'ai aucune difficulté, pour ma part, à isoler des thèses philosophiques dans les livres de Bouveresse , dont certaines sont très neuves et subtiles( et même en plus vraies!) , même si le lecteur doit faire un effort pour les reconstruire et même si JB n'a jamais voulu présenter son travail comme celui de la construction d'un système.
Pour ne donner qu'un exemple, je crois que bien des idées de Musil sur l'histoire, le hasard et le progrès que JB présente dans L'homme probable sont des idées qu'il partage,et dont l'originalité
est indéniable, et sans doute la vérité. Il ne les présente pas comme siennes, et se met dans le rôle modeste du commentateur, mais il fait là, à mon sens, travail bien plus philosophique que des soi-disant penseurs"systématiques " qui prudhommisent de manière ronflante et gonflante.
Cela dit c'est vrai qu'il y a pas mal de fois où j'aimerais que JB présente plus ses thèses "cartes sur table".
4. Le dimanche 26 août 2012, 21:52 par Hélène
Sur le caractère vrai ou faux d’une philosophie et sur l’adéquation d’une philosophie à la réalité, je me permets de vous citer les lignes suivantes de Platon, en espèrant ne pas trop m'écarter de votre débat :
La République - Livre VI
« Apprends maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-même saisit par la puissance dialectique, tenant ses hypothèses non pour des principes, mais pour de simples hypothèses, qui sont comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout, qui n’admet plus d’hypothèses. Ce principe atteint, elle descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant d’une idée à une idée, pour aboutir à une idée…
…Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes [ou points de départ - voir l’explication de Platon sur la 1ère classe des choses intelligibles, brièvement elle se rapporte à des « images » en partant d’hypothèses « connues » ou « évidentes » menant, non au principe, mais à la démonstration et à la conclusion]. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais parce qu’ils les examinent sans remonter au principe, mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, la science des géomètres et autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.
… et range-les par ordre de clarté, en partant de cette idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. »

Cordialement.
5. Le dimanche 26 août 2012, 22:01 par Philalèthe
Cher Léon,
C'est l'existence d'une philosophie de Bouveresse, que je mettais en discussion, en écho avec son propre texte de l'avant-propos. Ceci dit, je vous accorde - mais comment ne pas le faire ? - qu'il défend des thèses. Néanmoins l'exemple que vous prenez suggère l'idée que Bouveresse fait siennes des thèses de Musil  : cependant y a-t-il des thèses bouveressiennes sur l'histoire ? Bouveresse se nourrit des auteurs qu'il a fait connaître, mais peut-on faire sur lui le travail qu'il a fait sur Musil ? Encore une fois il se peut que mon doute ne soit dû qu' à une incapacité mienne à décrypter ses livres.
Je tiens à mettre au clair que Bouveresse est un de mes auteurs préférés et que je le lis avec beaucoup d'intérêt depuis 1971. Mais je ne sais pas si ce que j'ai aimé en lui était d'être mis au courant de sa philosophie ou d'être mis en rapport grâce à lui avec des philosophies dont bien peu parlaient. Mais il se peut que sur des problèmes que je n'ai pas travaillés à travers lui - comme la question de la perception, des couleurs - Bouveresse ait élaboré le premier des thèses vraies et désormais partagées. Avec le temps sans doute on y verra plus clair.
6. Le lundi 27 août 2012, 08:59 par Léon Jélémem
Pendant plusieurs années, JB a enseigné sur la question des systèmes philosophiques, discutant notamment Guéroult, Vuillemin.
Quant on lit ses cours, on a du mal à penser qu'il admet l'idée de connaissance philosophique et de vérité proprement philosophique. S'il est wittgensteinien sur ce point, il ne peut pas admettre ces idées. En revanche en philosophie des mathématiques, il a le plus souvent été tenté par des conceptions intuitionnistes.
Et relisez le livre sur L'homme probable, il y a une conception de l'histoire. Mais certes si ce que vous attendez d'une théorie de l'histoire c'est ce que vous attendez de la lecture de Kojève ou même de Aron, vous ne le trouverez pas.
Certes la notion de système a des degrés. Cela peut aller du système d'axiomes à la Leibniz aux grandes orgues à la Whitehead. Mais si l'on admet que le critère minimal est qu'un philosophe défende des thèses que celles-ci soient relativement cohérentes entre elles, et développées d'un écrit à l'autre avec constance, alors JB me semble bien avoir un "système" en ce sens plus faible.
Il rend clair aussi assez souvent que sa préférence va à des penseurs comme Lichtenberg, Musil, Wittgenstein ou Valéry, qui pratiquent les pensées détachées. Souvent en effet on a l'impression que JB philosophe face aux ruines des systèmes passés et présents . Mais cela ne me semble pas exclusif de thèses ni du caractère organisé et cohérent de celles-ci. Certes si votre modèle du système est donné par David Lewis ou Leibniz, alors vous ne trouverez pas cela chez lui! Mais vous trouverez aussi le contraire de miettes philosophiques.
Il y a aussi toute la différence du monde entre les philosophes qui se croient en train de faire un système et ceux qui le font vraiment.
7. Le mardi 28 août 2012, 11:15 par Philalèthe
Cher Léon,
Merci de votre réponse et de votre patience !
Je connais le cours sur les systèmes philosophiques mais Bouveresse ne paraît pas reprendre à son compte l'idée qu'on ne peut juger une thèse que dans le contexte du système auquel elle appartient (sans, sauf à me tromper, aller jusqu'à contredire sur ce point Vuillemin ou Guéroult). D'ailleurs quand il commente Wittgenstein ou Musil ou Kraus, ne leur donne-t-il pas raison ? Ne dénonce-t-il pas par exemple le mythe de l'intériorité comme faux ?
Ce qui est clair, c'est qu'il commente n'importe quel auteur avec tant de finesse et de méticulosité qu'on arriverait à croire qu'il adhère aux thèses de l'auteur. Mais pourtant c'est loin d'être toujours le cas : je ne peux pas croire qu'il soit leibnizien et pourtant il a choisi de consacrer ses deux derniers cours à Leibniz (et il l'explique de l'intérieur). Ça m'étonne d'ailleurs que ses dernières interventions au Collège de France exposent si peu sa pensée (il y apparaît alors comme un fin déconstructeur de système ).
Maintenant si je reprends la définition de système que vous donnez, c'est clair que B. en a un. Mais des thèses qui le constituent, laquelle est la sienne ? J'ai l'impression qu'elles sont reprises de x ou de y (B. joue souvent un auteur contre un autre). Y a-t-il une thèse dont on peut lui attribuer la paternité (comme on attribue la Lewis la thèse de la réalité des mondes possibles) ? Maintenant sa manière de tisser ensemble les thèses des auteurs qu'il a fait découvrir est, elle, tout à fait idiosyncrasique. Son originalité réside au minimum dans cette combinaison cohérente et inattendue d'auteurs qui seraient en France vraiment moins bien connus sans son oeuvre.

samedi 4 février 2012

Jouffroy et Descartes ou doit-on désespérer de la philosophie ? Billet sceptique.

Jacques Bouveresse dans son cours de 2008 au Collège de France portant sur les systèmes philosophiques et récemment mis en ligne cite un de ses prédécesseurs dans cette institution, Théodore Jouffroy (1796-1842) :
" Deux faits (qui) frappent tous les esprits dans le spectacle de la philosophie et (qui) dominent toute son histoire : d’une part, à toutes ses grandes époques, à toutes les époques lucides des annales de l’humanité, le privilège étonnant qu’elle a d’occuper et d’absorber les plus hautes et les plus fermes intelligences, de l’autre, malgré les travaux et les efforts de ces hautes intelligences, le malheur non moins extraordinaire, qui consiste dans le fait qu’elle n’est jamais parvenue à résoudre aucune des questions qu’elle se pose."(« De l’organisation des sciences philosophiques » 1842, in Théodore Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, précédés d’une notice et publiés par P.H. Damiron, 4ème édition, Hachette, 1882, p. 66.)
Or, c'est déjà la position de Descartes en 1637 dans Le discours de la méthode (I) :
" Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres."
Est-ce encore défendable ? S'il est risqué de soutenir que la philosophie garde aujourd'hui le privilège d'attirer les meilleurs esprits (tant les différentes spécialités d'un savoir cloisonné et complexe peuvent chacune et à juste titre, vue leur difficulté, revendiquer d'attirer les meilleures intelligences), en revanche n'est-il pas justifié de soutenir qu'elle n'est toujours pas "parvenue à résoudre aucune des questions qu'elle se pose" ?
Certes je sais que dans la philosophie analytique, entre autres, certains ne sont pas loin de penser que quelques problèmes philosophiques précis et pointus sont réglés ou en voie d'être réglés. Ainsi naît alors l'espérance de pouvoir légitimement oser parler de progrès et de vérité en philosophie. Mais je crains que le consensus sur la résolution en question ne soit pas partagé par la communauté philosophique mais par un sous-ensemble de cette communauté, persuadé à tort ou à raison (n'est-ce pas trop tôt pour pouvoir en décider ?) que l'avant-garde qu'elle constitue réalise des avancées pionnières.
Encore une fois, je ne veux pas jeter un soupçon malsain sur cette prétention (il faut identifier les problèmes en question et lire les ouvrages s'y référant). Juste formuler une mise en garde : quand un problème mathématique est réglé, c'est l'ensemble des mathématiciens qui le reconnaissent (même si chacun d'entre eux n'a pas la compétence requise pour justifier mathématiquement sa croyance). Or, tant que l'ensemble des philosophes ne s'entend pas sur le fait que tel ou tel problème est réglé, ne peut-on pas rester légitimement au niveau d'un doute que certes Descartes a cru surmonter mais qui malheureusement a englobé son système comme tous les autres desquels il pensait pouvoir se distinguer ?

Commentaires

1. Le dimanche 5 février 2012, 18:08 par quentin
Les problèmes que la philosophie a "réglé" n'appartiennent-ils pas aujourd'hui à d'autres disciplines ? Je pense par exemple au domaine de la logique, qu'on considère aujourd'hui être une partie des mathématiques.
2. Le dimanche 5 février 2012, 19:31 par Philalèthe
"Il est certes vrai, du point de vue historique, qu’à mesure que les sciences se constituaient en disciplines séparées et autonomes ce qui, en elles, appartenait à la philosophie et à son histoire s’est transformé en science et en histoire des sciences." Jacques Bouveresse, « Cours 6. L’histoire de la philosophie et la question de la vérité des philosophies », in Qu'est-ce qu'un système philosophique ? (« Langage et connaissance ») URL : http://philosophie-cdf.revues.org/1...

vendredi 3 février 2012

Bouveresse sur la religion vue par Wittgenstein et Russell.

J'annonçais dans un billet précédent une recension de l'avant-dernier livre de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? (Agone, 2011). On peut désormais la lire sur le site de La vie des idées.

jeudi 8 décembre 2011

Une version wittgensteinienne de l'allégorie de la caverne.

Il a fallu attendre la parution chez Agone début janvier 2011 du dernier livre, très intéressant, de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? pour découvrir un inédit de Wittgenstein datant sans doute de 1925 et évoquant irrésistiblement comme une variante de l'allégorie platonicienne de la caverne. Voici ce texte extraordinaire (pour l'interprétation, je renvoie à l'ouvrage de Bouveresse et de Ilse Somavilla, puis, accessoirement, à ma recension à paraître bientôt. Le titre en est : l'homme dans la cloche de verre rouge.
" Si on compare l'idéal spirituel (l'idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu'à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s'imaginer qu'il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l'environne. En d'autres termes, il considérera sa lumière comme la lumière et non pas comme une espèce particulière d'obscurcissement de la seule et unique lumière (ce qu'elle est pourtant en réalité). Cet homme se déplace à présent d'un endroit à un autre dans son espace, examine les objets, formule des jugements sur eux, etc. Mais, étant donné que son espace n'est pas l'espace, mais seulement une partie de l'espace - limitée par le verre rouge -, il se heurtera forcément, pour peu qu'il se déplace suffisamment loin, à la limite de cet espace. À ce moment-là, des choses différentes peuvent se produire. L'un reconnaîtra à présent l'existence d'une limite ; mais il ne peut pas pénétrer à travers le verre et il va maintenant se résigner. Il dira : " Ma lumière n'était donc sans doute quand même pas la lumière. La lumière, nous ne pouvons que la pressentir et nous devons nous satisfaire de la lumière obscurcie que nous avons." Cet homme deviendra alors ou doué d'humour ou mélancolique ou les deux alternativement. Car l'humour + la mélancolie sont des états de l'homme qui se résigne. C'est pourquoi l'homme ne les connaît pas autrement avant d'être parvenu à la limite de son espace, bien qu'il puisse naturellement aussi être joyeux + triste (mais joyeux + triste n'est pas plein d'humour + mélancolique). Un autre homme se heurtera à la limite qui circonscrit l'espace, mais n'aura pas les idées tout à fait claires sur le fait que c'est la limite et il prendra la chose comme s'il avait buté sur un corps à l'intérieur de l'espace. Pour celui-là rien ne change véritablement, il continue à vivre comme auparavant.
Un troisième enfin dit : je dois traverser pour aller dans l'espace et dans la lumière. Il passe à travers le verre et il sort de la limite qui le borne et arrive à l'air libre.
L'application : l'homme dans la cloche de verre rouge est l'humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale qui a commencé à peu près avec la migration des peuples et a atteint au XVIIIème un de ses sommets - son dernier, je crois. La lumière est l'idéal, et la lumière obscurcie l'idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l'idéal tant que l'humanité n'est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n'est qu'une partie limitée de l'espace. - Avec le début du XIXème siècle (du XIXème siècle spirituel), l'humanité s'est heurtée à la limite de la culture occidentale. Et maintenant arrive l'acidité : la mélancolie + l'humour (car les deux sont acides). Et à présent on peut dire assurément : tout homme qui compte à cette époque (au XIXème siècle) est ou bien humoriste ou bien mélancolique (ou bien les deux), et l'est de façon d'autant plus intense qu'il compte davantage ; ou bien il passe à travers la barrière et devient religieux ; et là, à vrai dire, il arrive aussi que quelqu'un ait déjà mis la tête à l'air libre, mais, aveuglé par le soleil, il la retire à nouveau, et maintenant, avec mauvaise conscience, il continue de vivre dans la cloche de verre. On peut donc dire : l'homme qui compte a toujours d'une manière ou d'une autre affaire à la lumière (c'est cela qui fait de lui un homme qui compte) ; s'il vit au milieu de la culture, alors il a affaire à la lumière colorée ; s'il arrive à la limite de la culture, alors il doit s'explique avec elle et maintenant c'est cette explication, son espèce + son intensité qui nous intéressent en lui, qui nous empoignent dans son oeuvre.
( Elles nous empoignent ) d'autant plus fortement que cette intensité est plus grande, d'autant moins qu'elle est moindre. Le talent, même encore aussi extraordinaire qu'on voudra, qui a senti la limite mais se débrouille avec elle d'une façon qui n'est que superficielle + nébuleuse ne peut plus nous empoigner par ses jeux, même par les plus beaux (ils ont plutôt à proprement parler perdu l'élément essentiel de la beauté et ne nous plaisent plus que parce qu'ils nous rappellent ce qui était beau dans une époque passée) ; excepté là où les forces se rassemblent néanmoins en une explication plus profonde. C'est - je crois -le cas de Mendelssohn. La particularité - c'est-à-dire, l'originalité - même la plus prononcée n'est pas ce qui empoigne (sans quoi Wagner devrait nous empoigner plus que tous les autres) ; elle n'est pour ainsi dire que quelque chose d'animal. L'explication avec l'esprit, avec la lumière, empoigne. - C'est assez pour une fois." (traduit par Jacques Bouveresse)