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samedi 29 avril 2006

Xénocrate: le bronze, plus dur que l'or.

Peut-être faudrait-il attribuer à une source malveillante le bref récit que Laërce fait de la mort de Xénocrate :
« Il mourut après avoir trébuché de nuit sur une cuvette, à l’âge de quatre-vingt deux ans. » (IV 15)
Et Diogène de surenchérir :
« A son sujet aussi nous avons écrit ce qui suit :
Trébuchant un jour sur une cuvette de bronze
Et se heurtant le front, il poussa un oh ! sonore, puis il mourut,
Xénocrate qui en toutes choses se montra totalement homme. »
Ce n’est pas la première fois que je le remarque : Laërce prend plaisir à tirer sur l’ambulance. Quand un philosophe se laisse aller à n’être qu’un homme, il l’accable de son ironie. J’ai appris récemment d’ailleurs que les 52 poèmes écrits par lui et quasiment tous consacrés à la mort sont écrits dans une métrique sophisitiquée et rare comme si, par la forme choisie, il redoublait le reproche adressé au philosophe de mourir banalement.
Certes qu’un philosophe ait un corps défait, ce n’est pas si grave tant que la facture de son âme se laisse encore percevoir. Mais le terrible de cette mort toute simple, c’est que, même discrète, aucune trace de résistance spirituelle ne se laisse deviner.
Si seulement comme Thalès Xénocrate avait chuté de regarder le ciel ! Si au moins il avait stoïquement retenu le cri de douleur ! Mais non, il disparaît en vieillard usé, maladroit et sensible. Et l’objet qui le tue est si trivial... Pauvre Platonicien, homme en or, tant acharné à jouer la spiritualité contre la matière, mis finalement à mort par le métal trivial, ce bronze qui dans La République est la matière dont est faite la masse des hommes : les trimeurs, les laborieux, les besogneux, les ordinaires, nous.

jeudi 27 avril 2006

Xénocrate: ambassadeur oui, diplomate non.

Pierre Hadot dans la préface au Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par Richard Goulet écrit :
« Les écoles philosophiques ne renoncent jamais à exercer une action sur leurs concitoyens. Les moyens utilisés pour parvenir à cette fin sont différents sans doute. Certains philosophes essaient d’exercer une action politique, songent à prendre le pouvoir. D’autres se contentent de conseiller les dirigeants (on pense à Platon). D’autres se mettent au service de la cité en donnant un enseignement aux éphèbes ou en essayant de la secourir par des ambassades. » (p.14)
Servir de médiation diplomatique, c’est précisément ce que fit Xénocrate envoyé par Athènes avec d’autres auprès de Philippe, le potentat macédonien. L’accomplissement de la fonction peut se diviser en plusieurs temps :
1) « Tandis que les autres, amadoués par des présents, acceptaient les invitations et conversaient avec Philippe, lui ne fit ni l’une ni l’autre chose. » (IV 8)
Tout en ayant accepté la mission diplomatique, Xénocrate ne respecte donc pas les règles du jeu homonyme. J’imagine qu’il vise ainsi à poser de nouvelles règles, qui feraient peut-être l’économie des préliminaires et des flatteries en privilégiant l’accès direct au contentieux. Mais on n’invente pas tout seul une nouvelle institution :
« Pour cette raison Philippe ne le reçut pas. » (9)
2) « Aussi, en revenant à Athènes, les ambassadeurs dirent que Xénocrate étaient venus avec eux inutilement et les Athéniens étaient prêts à le punir. » (9)
Les Athéniens ont beau avoir Philippe comme adversaire : identiques à lui, ils défendent les règles de ce jeu qui permet quelquefois à des adversaires de cesser de l’être.
3) « Mais, après avoir appris de sa bouche qu’ils devaient alors plus que jamais s’inquiéter pour leur cité – « car Philippe, dit-il, savait que les autres avaient accepté ses présents, mais que moi, il ne trouverait aucun moyen de me séduire », ils l’honorèrent, dit-on doublement. » (9)
Ce que dit ici Xénocrate, c’est qu’il y a deux armes politiques : la plus économique, la corruption et l’ultime, la violence. Le retournement des Athéniens s’explique ainsi : ce qu’ils voyaient comme usage normal, ils le voient désormais comme vice. Du coup qui n’a pas joué le jeu devient qui n’a pas triché. Perdant le jeu diplomatique, les Athéniens par la grâce d’un mauvais joueur gagnent moralement, d’où les honneurs doubles, les simples étant peut-être réservés aux bons joueurs du jeu diplomatique.
4) « Et Philippe déclara plus tard que seul Xénocrate, parmi ceux qui étaient venus chez lui, ne s’était pas laissé corrompre. » (9)
Surprise ! Philippe est double : grand joueur du jeu politique, il connaît tout de même les règles du jeu moral et apprécie la valeur des bons coups.
Certes on ne sait pas dans ce cas si cette conduite morale en milieu diplomatique a été diplomatiquement payante. En revanche la deuxième anecdote ne laisse pas de doutes :
« Ajoutons qu’envoyé en ambassade auprès d’Antipatros au profit de prisonniers athéniens capturés durant la guerre lamiaque et invité à un repas (par Antipatros) il lui cita les vers suivants :
Ô Circé, quel homme s’il est sensé,
Supporterait de manger et de boire
Avant que ne soient libérés ses compagnons et qu’il ne les ait vus de ses yeux ?
Et (Antipatros) reconnut l’à-propos de la citation et relâcha immédiatement les prisonniers. » (9)
Antipatros n’a pas cherché à jouer le jeu diplomatique qui aurait consisté à mettre fin à l’entretien ; non seulement il accepte de participer au jeu moral mais en plus il n’est pas mauvais perdant.
Au fond, Xénocrate prêche dans ces anecdotes des convertis ; malgré quelques résistances, Philippe, ses compatriotes, Antipatros croient à la primauté de la morale. Pas un seul ne lui donne l’occasion de montrer jusqu’où il pourrait aller dans son refus de jouer à un autre jeu qu’à celui dont il estime les règles.

dimanche 23 avril 2006

Xénocrate et le moineau.

“ Un moineau, pourchassé par un épervier, se réfugia sous son manteau ; après l’avoir caressé, il le laissa partir en disant qu’il ne faut pas livrer le suppliant. » (IV 10)
Cet oiseau est bien humain pour venir, tel un enfant, chercher protection auprès de l’homme, en l’espèce ici, Xénocrate, qui, lui, a l’esprit bien solide pour ne pas le prendre pour autre chose qu’un oiseau, tant les Grecs vivaient dans un monde où les métamorphoses du divin en animal n’avaient rien d’extraordinaire.
Mais cet abri offert, l’est-il bien au pur animal ? Le petit oiseau est-il un suppliant parmi d’autres, qui pourraient tout aussi bien appartenir à l’espèce humaine, ou bien n’ est-il que la métaphore de l’homme faible pourchassé par le puissant ?
La note de Tiziano Dorandi m’apprend que l’anecdote « est inspirée par la tradition concernant le végétarisme du scholarque » (p.497) mais je ne vois guère le lien entre le refus de la viande animale et la protection du faible. A moins qu’il ne faille penser comme les psychanalystes que la raison invoquée par Xénocrate en cache une autre ! Ce qui ne serait guère compréhensible, vu que la raison secrète est tout aussi noble que la raison formulée.
Certes le texte d’Elien auquel renvoie Dorandi suggère que la survenue du petit animal n’est pas seulement l’occasion d’illustrer une attitude à tenir face aux hommes :
« Xénocrate de Chalcédoine, disciple de Platon, avait l'âme singulièrement sensible à la pitié; et ce n'était pas seulement envers les hommes : les animaux l'ont souvent éprouvé. Un jour qu'il était assis en plein air, un moineau, vivement poursuivi par un épervier, vint se réfugier dans son sein : Xénocrate le reçut avec joie, et le tint caché jusqu'à ce que l'oiseau de proie eût disparu. Quand le moineau fut remis de sa frayeur, Xénocrate entrouvrant sa robe, le laissa s'envoler : "Je n'ai pas à me reprocher, dit-il, d'avoir trahi un suppliant." (Histoires diverses trad. de Dacier 1827)
Dois-je en conclure que la pitié pour la souffrance animale fonde nécessairement le refus de consommer de la viande ? En tout cas, Elisabeth de Fontenay dans la somme qu’elle a consacrée aux thèses philosophiques sur les animaux (Le silence des bêtes 1998) ne dit mot de Xénocrate...
Laissons cette ombre : quoi qu’il en soit, ce Xénocrate si tendre avec le petit moineau est comme le symétrique inversé de celui auquel il a succédé à l’Académie, Speusippe, brutal avec son chien au point de le jeter au fond d’un puits.
Ceci dit, cette douceur vis-à-vis du minuscule, de l’étranger, de l’insignifiant ne prend son sens que par rapport à la froideur de Xénocrate par rapport au Grand. Tel Diogène, il ignore le Maître quand celui-ci est politique :
« On raconte qu’Antipatros (l’homme qui règne sur la Macédoine) étant un jour venu à Athènes et l’ayant salué il ne le salua pas en retour avant d’avoir achevé le discours qu’il était en train de tenir. » (11)
Même si le Maître se fait menaçant, Xénocrate, bien que rempli de pitié pour les suppliants, ne se fait pas suppliant à son tour :
« Denys ayant dit à Platon que quelqu’un allait lui couper le cou, Xénocrate qui était présent dit, après avoir montré son propre cou : « En aucun cas, dit-il, avant d’avoir coupé celui-ci » » (11)
Le moineau Xénocrate n’a pas fui devant l’épervier Antipatros.

samedi 22 avril 2006

Xénocrate, le faux buveur.

Participer à un concours de beuverie n’est à première vue guère honorable: c’est rechercher les applaudissements du vulgaire en disputant la première place dans un domaine duquel il semblerait plus sage de se retirer. En tout cas, nul philosophe aujourd’hui ne s’y risquerait, tant il aurait à perdre à prendre le risque d’y gagner une reconnaissance sans prix.
Xénocrate, successeur de Speusippe à la tête de l’Académie, a su, lui, prendre part à la soûlerie rituelle de façon pourtant à en retirer indiscutablement un profit philosophique. Il faut dire que la voie avait été largement ouverte par le maître du maître, je veux dire Socrate, à l’esprit plus fort que tout spiritueux.
La scène se passe en territoire ennemi, si on me permet l’expression, à Syracuse, chez Denys le Jeune, celui qui ne fut jamais catéchisé par le maître. On y célèbre la fête des Conges (le conge est une mesure de capacité pour les liquides, valant un peu plus de trois litres). Xénocrate est là, peut-être est-ce à l’occasion du voyage qu’il fit en Sicile avec Platon (IV 6), dans ce cas, loin d’être encore scholarque, il ne serait pas bien vieux et ce que je vais rapporter aurait alors tout d’un exploit de jeunesse.
Quoi qu’il en soit, il remporte la victoire avec pour récompense une couronne d’or. Jusque-là, tout doit avoir été conforme aux règles du jeu, mais que penser de la suite ?
« En sortant il déposa (la couronne) sur la statue élevée à Hermès, là où il avait coutume de déposer les couronnes de fleurs. » (8)
Hermès, comme tant de divinités grecques, est un dieu aux facettes si multiples que je ne me hasarderai pas à interpréter l’offrande de la couronne à lui précisément. Je relève juste que Xénocrate se défait du présent et le banalise en ne lui donnant pas une autre destination que celle réservées aux couronnes florales (mais de quelles autres joutes tenait-il donc ces récompenses odorantes ?).
Mettre l’or au même niveau que la fleur, voilà bien un geste philosophique au sens clair mais néanmoins respectueux. J’imagine le cynique assez audacieux quant à lui pour jeter aux ordures un tel joyau. Quant au stoïcien, attentif à faire ce qui se fait, il ne commettrait pas un impair aussi marqué.
C’est clair: c’est le geste fait par un platonicien que je cherche à interpréter; il va de soi que, réalisé par un homme sans identité philosophique, il pourrait vouloir dire aussi bien (et entre autres !) qu’Hermès mérite, quand c’est possible, bien plus que des cadeaux éphémères.
Rêvons : Xénocrate, impeccable buveur, ne participe à la liesse populaire que pour illustrer son endurance. L’alcoolisé, le brûlant, le glacial, c’est tout un : autant d’occasions de présenter à la foule (et au maître sidéré ?) la manifestation jamais démentie de la maîtrise de soi.
Je ferai le pari que Xénocrate a même gardé « l’air grave et maussade » qui poussait Platon à lui répéter sans cesse : « Xénocrate, sacrifie aux Grâces » (6). Platon : maître exigeant qui demande et la domination de soi et la gaieté légère.
Platon et Speusippe disparus pour toujours, Xénocrate se retirera, comme le maître, dans l’Académie, mais il aura beau s’enfermer dans l’école elle-même très fermée (« A celui qui n’avait étudié ni la musique ni la géométrie, mais qui voulait fréquenter son enseignement, il dit : « Va ton chemin : il te manque les poignées de la philosophie. » (10)), il aura beau s’éloigner des prisonniers de la Caverne, quand il se mêlera de nouveau à eux, à l’égal de son maître reconnu par ceux qu’il ne reconnaît pas, il verra s’ouvrir devant lui la foule impressionnée des humbles :
« Tous les vendeurs à la criée et les porte-faix, dit-on, s’écartaient sur son passage. » (6)
Dois-je en conclure que dans l’allégorie de la Caverne les meurtriers du philosophe éclairé, loin d’être les hommes les plus simples du peuple, occupés à leurs tâches, sont bien plutôt tous les demi-savants quand ils perçoivent le danger des clartés philosophiques ? Les railleurs des philosophes sont leurs concurrents.