Finalement Crésus, sur le point de mourir, reconnaîtra le bien-fondé de l’avertissement de Solon. Vaincu par Cyrus et condamné à être brûlé vif, « il éleva la voix pour la faire porter le plus loin qu’il pouvait, et il cria, par trois fois : « Solon ! ». Cyrus s’étonna ; il lui fit demander quel homme ou quel dieu était ce Solon, le seul qu’il invoquait dans cette situation désespérée. Crésus lui répondit sans rien dissimuler : « C’était un des sages de la Grèce. Je l’avais fait venir, mais je ne voulais pas entendre ni apprendre de lui ce qui m’était nécessaire. Je souhaitais l’avoir pour spectateur et, quand il s’en irait, qu’il témoigne de ce bonheur dont la perte m’a fait plus de mal que la possession ne m’a jamais apporté de bien. En effet, quand je le possédais, le bien que j’en retirais se résumait à des mots, à une apparence ; mais sa disparition m’a causé, dans les faits, des souffrances terribles et un malheur inguérissable. Or cet homme, se fondant sur ce qu’il voyait alors, devina ma situation actuelle ; il m’engagea à considérer la fin de ma vie et à ne pas m’abandonner à la démesure, en tirant orgueil de conjectures incertaines » » (Vie de Solon Plutarque in Vies parallèles Quarto Gallimard)
Il me semble que ce « testament philosophique » de Crésus précise de manière pessimiste la mise en garde de Solon. Ce dernier rappelait le risque permanent de la souffrance mais ne réduisait pas la possession des biens « à des mots, à une apparence » ; il condamnait l’attitude consistant à ne pas réaliser que les biens qui constituent le bonheur peuvent à chaque instant nous échapper. A l’orgueil de celui qui s’approprie imaginairement les biens dont il profite momentanément, il opposait la modération de celui qui anticipe à chaque instant la possibilité de la fin du bonheur.
Or, Crésus donne ici une définition toute négative du bonheur, puisqu’il consiste seulement dans l’absence de la souffrance produite par un revers de fortune. S’il est impossible d’être heureux toute sa vie, il n’en reste pas moins qu’un tel bonheur ne serait en rien plénitude. Etre heureux : des mots (on se dit et on dit aux autres qu’on a le pouvoir, l’argent, la santé etc), une apparence (les autres nous voient puissant, riche, sain etc). Mais être malheureux, ce n’est plus des mots et une apparence, c’est la douleur bel et bien ressentie.
On reste pourtant loin, je crois, de l’épicurisme et de la définition du plaisir comme absence de douleur. En effet ressentir le plaisir, même en ce sens, est l’expérience positive de l’absence de douleur, alors que les paroles que Plutarque prête à Crésus suggèrent que le bonheur est un mot qui désigne le fait d’avoir mais ne correspond à aucun état psychologique spécifique. Certes "malheur" est aussi un mot mais il ne renvoie pas seulement au fait de ne plus avoir…
Or, Crésus donne ici une définition toute négative du bonheur, puisqu’il consiste seulement dans l’absence de la souffrance produite par un revers de fortune. S’il est impossible d’être heureux toute sa vie, il n’en reste pas moins qu’un tel bonheur ne serait en rien plénitude. Etre heureux : des mots (on se dit et on dit aux autres qu’on a le pouvoir, l’argent, la santé etc), une apparence (les autres nous voient puissant, riche, sain etc). Mais être malheureux, ce n’est plus des mots et une apparence, c’est la douleur bel et bien ressentie.
On reste pourtant loin, je crois, de l’épicurisme et de la définition du plaisir comme absence de douleur. En effet ressentir le plaisir, même en ce sens, est l’expérience positive de l’absence de douleur, alors que les paroles que Plutarque prête à Crésus suggèrent que le bonheur est un mot qui désigne le fait d’avoir mais ne correspond à aucun état psychologique spécifique. Certes "malheur" est aussi un mot mais il ne renvoie pas seulement au fait de ne plus avoir…