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samedi 19 janvier 2008

Marc-Aurèle / Cohen

J'ai souvent cité ce passage de Marc-Aurèle:
"Comme il est important de se représenter (...) à propos de l'union des sexes: "C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant." "(VI, 13, trad. Hadot)
Mais Albert Cohen dans Solal (1930) fait mieux:
"Baiser, cette soudure de deux tubes digestifs." (p.181 La Pléiade)

Commentaires

1. Le samedi 19 janvier 2008, 20:50 par Nicotinamide
La représentation stoicienne tend à se détacher du fantasme pour que ne subsiste que la réalité nue. Qu'est-ce que le sexe ? ni plus ni moins qu'un crachat séminal. qu'est-ce qu'un saint émilion ? Du jus de raisins pourris etc etc... "Soudure de tubes digestifs" ne relève pas de la représentation chère aux stoiques. Au contraire, il s'éloigne de la réalité, les sexes ne sont pas des tubes digestifs.
2. Le dimanche 20 janvier 2008, 09:59 par philalèthe
Le baiser = l'union de deux bouches !
3. Le dimanche 20 janvier 2008, 23:22 par Nicotinamide
oui, ok, confusion à cause de la phrase d'Aurèle qui ne parle pas d'un bisous... mais faut-il parler d'union d'appareil respiratoire (on respire par la bouche), de la soudure d'organe gustatif ?

vendredi 18 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (fin)

La troisième voie mène à la mort. En un sens, Cohen réécrit la critique pascalienne du divertissement. Car, s’il a en commun avec Pascal d’attirer l’attention du lecteur sur sa propre mort (« Sache que tu mourras (…) je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort » Carnets 1978 Pléiade p.1192), il innove en se centrant sur la mort d’autrui, précisément de l’ennemi.
Nietzsche dans la Généalogie de la morale (I) citait Saint-Thomas (Commentaire sur le livre des sentences IV, L, 2, 4, 4) pour faire apercevoir comment l’amour du prochain travestit la haine des ennemis :
« Les bienheureux au royaume céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore. »
Pour Cohen, imaginer l’ennemi mourant a une autre fonction.
Notons d’abord qu’il s’agit d’anticiper les attitudes les plus concrètes et les plus désespérées de l’agonisant :
« Ses mains repousseront les draps, ses mains grifferont et bêcheront sa poitrine pour en ôter la mort, et il voudra respirer encore une fois, vivre encore une fois » (ibidem)
Ce qu’attend Cohen de cet effort d’imagination (effort, oui, car l’autre est si vivant dans son arrogance hostile), c’est par le moyen de la pitié la réconciliation, tant devront à la lumière de la mort, point d’arrivée des deux ennemis, paraître vaines les raisons du conflit.
La pensée de la mort tient certes un grand rôle dans le stoïcisme, mais l’usage qu’en fait le stoïcien est radicalement différent : imaginée à chaque instant comme une possibilité, elle est la limite personnelle qui prévient des adhésions aux valeurs vaines en rappelant que le rôle qu'on joue, aussi brillant qu’il soit, ne dure pas toute la pièce et correspond seulement à une apparition, certes fondée, mais naturellement éphémère.
A la rigueur, un stoïcien contemporain pourrait partir de la voie enseignée par Cohen pour inventer un exercice spirituel d’un tout autre sens : imaginer l’agonie de l’autre en vue, le jour venu, de ne pas se décomposer dans le désespoir ; imaginer sa propre agonie comme la forme ultime de l’absence essentielle de maîtrise du corps propre. D'ailleurs, n'est-ce pas ce dernier exercice que Marc-Aurèle pratique quand il écrit en IV 39 ?
"Quand bien même ton plus proche voisin, le corps, serait découpé, brûlé, purulent, gangrené, que néanmoins la partie qui prononce sur ces accidents garde le calme, c'est-à-dire qu'elle juge n'être ni un mal ni un bien ce qui peut tout aussi bien survenir à l'homme méchant qu'à l'homme de bien." (trad. Meunier)
Le corps comme plus proche voisin !

vendredi 11 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (II)

“La deuxième voie vers la tendresse de pitié est la connaissance de l’universelle irresponsabilité, tous commandés et déterminés que nous sommes par nos chromosomes et leurs gènes, entre autres » (Carnets 1978 p.1191-1192).
C’est une vue scientifique du monde, ou spinoziste. L’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire. Partie de l’univers, il obéit à des lois. Donc voir l’homme qui nous a offensé comme une averse. Certes en vouloir à une pluie soudaine qui contrarie nos plans serait déplacé. Mais il s’agirait ici de n’en vouloir à personne, quoi qu’il ait fait. Ainsi identifier, entre autres, Laval et ses complices au passage d’une tempête dévastatrice.
Dans un propos du 25 décembre 1907 consacré à Kipling, Alain loue l'écrivain anglais d’être parvenu à faire voir ses personnages comme des expressions de la nécessité :
« Dans Kipling, au contraire (Alain l’oppose aux « petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie Française »), je retrouve l’homme tel que je le vois, tournebroche fait de tournebroches (Alain se rappelle sans doute de Kant dans la Critique de la raison pratique: la liberté psychologique "ne vaudrait au fond guère mieux que celle d'un tourne-broche, qui, une fois monté, exécute de lui-même ses mouvements" ) , à ne jamais savoir comment ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre ; et, quand ils parlent, on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone. » (Propos La Pléiade T.1 p. 24)
Ni Alain ni Cohen n’en ont conclu qu’adopter un tel regard sur les autres revient aussi à pouvoir prédire leurs actions ou leurs pensées. Non, on ne sait jamais comment « ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre », néanmoins une fois qu’elles ont mordu ou grincé, on se préservera de la douleur des morsures et de l’irritation causée par les grincements en se les représentant rétrospectivement comme nécessaires. C’était aussi une vue stoïcienne. Marc-Aurèle par exemple écrit dans les Pensées pour soi-même :
« De telles choses, par le fait de tels hommes, doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité, Ne pas vouloir que cela soit, c’est vouloir que le figuier soir privé de son suc » (IV 6 trad. Meunier GF p.67)
« Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou afflige les sots » (IV 44 ibid. p. 75)
J’ai pourtant présenté les voies tracées par Albert Cohen comme des anti-voies du stoïcisme ; comment est-ce défendable si, lui et eux, sont portés à identifier les faits humains à des faits naturels ?
Point de détail d’abord qui les sépare : ce ne sont pas les chromosomes ou autres petitesses matérielles qui rendent compte des événements humains mais Dieu = le Logos = la Raison. Donc un fatalisme d’une tout autre allure, disons, cosmologiquement grandiose.
Autre point, secondaire ici : chez les Stoïciens, ce n’est pas à un pathos que tend l’identification des chaînes causales, bien plutôt à l'élimination des apitoiements. Un orage ne fait pas pitié.
Mais l’essentiel, le voici: le stoïcisme est un fatalisme volontariste. L'expression est-elle un oxymore ? C’est tout le problème de la cohérence du système qui est posé. Peu importe ici. Reste indubitablement vrai que celui qui voit les autres comme des mécaniques quand il s’agit de se faire à leurs méfaits et de rester sage malgré leurs folies identifie lui-même et les autres quand il s’agit du présent et de l’avenir à des souverains, sinon maîtres de leur vie, du moins absolument capables de maîtriser les représentations qu’ils en ont.
C’est eux bien sûr qui ont raison. Cohen l’aurait vite compris. Que vaudrait son appel à ceux qui ont la bouche pleine de l’amour du prochain s’il ne les croyait pas assez maîtres d’eux pour suivre, peut-être, les trois voies qu’il dessine ?
Pour se voir comme un baromètre dans un cyclone, il faut précisément ne pas être un baromètre dans un cyclone !

samedi 29 décembre 2007

Le cogito d'Albert Cohen.

" Je n'accepte pas de perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n'est pas un ectoplasme à gogos. Mon âme, c'est moi. Cela n'est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d'araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, dites toutes les survolances qu'il vous plaira, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c'est mon corps et non un magique souffle." Carnets 1978 La Pléiade p.1152-1153
Ou bien:
" Ah oui, la vie éternelle, n'est-ce pas, c'est-à-dire que je pourrai regarder, paraît-il, quand mes yeux seront une coulante morve. Ah oui, l'âme, les réalités invisibles. Très commodes, des réalités qui ont la politesse d'être invisibles. Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens, moi, dans toutes ces fines spiritualités, moi, le moi qui est moi, il me semble qu'on m'oublie, moi, dans toutes ces joliesses.
Enfin, oui, qu'est-ce qu'on fiche de moi dans toutes ces invisibilités, de moi, de moi qui aime tant regarder et entendre, avec de vrais yeux tout charnels et des oreilles visibles et compliquées de trompes d'Eustache, il me semble que je suis, dans ces combines d'âmes, assez oublié, moi qui aime aimer de mes yeux et de mes oreilles et de mes aimantes lèvres aimées. Et si je suis ce que je suis, avec mes qualités et mes défauts et mon talent, comme ils disent, c'est parce que j'ai des yeux et des oreilles et tout le reste, tout de charnelle matière. Si je n'avais jamais eu d'yeux pour voir et d'oreilles pour entendre, combien morte serait mon âme.
Mais d'après les amateurs d'âme, il paraît que mes milliards de pensées et d'images et de sentiments, oui, j'en suis milliardaire, vivront plus tard en l'air, sans le support de mes yeux et de mes oreilles et des jeux de mon cerveau sous la coque vulnérable de mon crâne demain dessoudé. Il faut croire que je verrai plus tard sans yeux et entendrai sans oreilles et aimerai sans lèvres en cet au-delà et monde spirituel qu'ils me promettent, en ce Rien qu'ils affirment être." ibid. p.1155-1156
Comparez avec Descartes dans la première de ses Méditations métaphysiques touchant la première philosophie, dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l'homme sont démontrées (1641):
" Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d' yeux, point de chair, point de sang, comme n' ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses "

dimanche 2 décembre 2007

Voir l'homme sous l'aspect du cadavre.

Franck Médioni, dans sa biographie d’Albert Cohen (Folio 2007), cite ces lignes, tirées sans doute des Carnets 1978 :
« Avant de mourir, et ma mort est proche, je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort. Ah, s’ils voulaient savoir, vraiment savoir qu’ils mourront, et que leur ennemi et frère en la mort connaîtra l’affreuse agonie, je sais, je suis sûr qu’ils ne pourraient plus haïr, une tendresse vraie et non l’amour du prochain, amour artificiel, amour non surgi, amour commandé, amour quasiment scolaire, sans autre cause que l’ordre d’un Dieu hélas inexistant. » (p.269-270)
Imaginer soi-même ou autrui en cadavre est une pensée fréquente de Solal, personnage principal de Belle du seigneur (1968). Dès la troisième page de l’œuvre, il devine dans le miroir où, à l’apogée de sa force, il se réfléchit, son corps en voie de décomposition :
« Oui, beau à vomir. Visage impassible couronné de ténèbres désordonnées. Hanches étroites, ventre plat, poitrine large, et sous la peau hâlée, les muscles, souples serpents entrelacés. Toute cette beauté au cimetière plus tard, un peu verte ici, un peu jaune là, toute seule dans une boîte disjointe par l’humidité. Elles seraient bien attrapées si elles le voyaient alors, silencieux et raide dans sa caisse. » (Folio p.15)
Une telle anticipation de la mort au moment même du triomphe de la vie a la fonction d’une vanité ou d’une danse macabre : elle dynamite les grandeurs d’établissement. En témoigne par exemple le premier paragraphe du chapitre XI consacré aux très hauts personnages de la Société des Nations :
« Dans la salle des pas perdu, les ministres et les diplomates circulaient, gravement discutant, l’œil compétent, convaincus de l’importance de leurs fugaces affaires de fourmilières tôt disparues, convaincus aussi de leur propre importance, avec profondeur échangeant d’inutiles vues, comiquement solennels et imposants, suivis de leurs hémorroïdes, soudain souriants et aimables. Gracieusetés commandées par des rapports de force, sourires postiches, ambitions enrobées de noblesse, calculs et manœuvres, flatteries et méfiances, complicités et trames de ces agonisants de demain. » (p.134)
L’animalisation (ici les fourmis) est tout à fait dans la tradition du mépris cynique ; en revanche, me semble-t-il, les philosophes cyniques n’ont pas pratiqué l’exercice spirituel consistant à superposer sur le vivant l’image de l’homme mort qu’il sera. D’ailleurs la pensée du cadavre dans le cynisme n’est pas un moyen de se défaire des illusions sublimes de la vie sociale ; elle identifie seulement le corps mort au produit naturel d’une évolution qu’aucun rite funéraire ne devra corrompre; loin d’être ravalé à de la pourriture, il est possiblement une nourriture : à l’appui - et sans prendre en compte les professions de Zénon en faveur de l'anthropophagie - ces lignes de Laërce à propos de Diogène de Sinope :
« Certains disent que Diogène mourant ordonna qu’on le jetât en terre sans sépulture afin que n’importe quelle bête sauvage pût prendre sa part. » (VI 79)
A supposer que des cyniques contemporains ajoutent à leurs exercices spirituels - mais sous forme contrôlée - les hallucinations morbides de Solal, voir autrui en agonisant de demain aurait néanmoins dans leur logique une toute autre fonction que celle à laquelle pense Albert Cohen : rien qu’un moyen supplémentaire de rappeler l’homme à ses devoirs essentiels en le détournant de son attachement aux biens éphémères, la vie, la santé, la beauté etc.
Chez Cohen, en revanche, c’est la voie d’une prise de conscience d’une passagèreté (die Vergänglichkeit) sans compensation dans l’éternité. Néanmoins il est excessif de parler à ce sujet de nihilisme (même si Cohen est proche de Cioran, en ce que l’un et l’autre sont des nostalgiques de Dieu). En effet, de l’imagination de la répugnante métamorphose ne naît pas un ricanement lucide et douloureux mais une pitié par anticipation.
Alors que le cosmopolitisme stoïcien se fondait sur une commune parenté en Dieu, en la Raison, la reconnaissance d’autrui comme un alter ego ne repose plus que sur une prédisposition universelle à pâtir, à souffrir et sur la douleur qu'engendre sa connaissance. Dans le cadre du stoïcisme, la pitié est une affection qu’il faut apprendre à ne pas éprouver tant elle détourne celui qu’elle envahit de la conscience de l’absolue positivité du réel. Chez Cohen (dont Franck Médioni souligne sur ce point le lien avec Schopenhauer), elle est le sentiment qui ouvre à la vie éthique en tant qu’il implique l’extrême vulnérabilité de l’autre (j’imagine qu’on pourrait établir une relation avec le rôle que Lévinas fait jouer au visage d’autrui).
Quant à un épicurien, il trouverait à redire à cette présence imaginaire mais constante de la mort au sein de la vie : d’abord elle va avec un jugement erroné porté sur ce qui n’est au fond que réarrangement atomique ; ensuite en donnant au cadavre une corporéité si visible elle encourage à penser notre mort comme une continuation allongée et statique de notre vie ; enfin elle nous entraîne tout simplement dans le sens de la funeste inclination: penser à notre mort.
Et de songer à ce texte d'Alain:
" Quand je pense que je mourrai, je me figure, d’après ce que j’ai vu, l’histoire de quelqu’un que j’appelle moi, et que je dessine à ma ressemblance ; j’imagine cet homme malade, mort et porté en terre. Oui, mais si je fais bien attention, je m’aperçois moi-même dans l’assistance, moi-même suivant mon propre cortège funèbre, et donc, vivant encore d’une certaine façon." (Propos du 3 décembre 1907 La Pléiade II p.43)

samedi 24 novembre 2007

Echec de la réduction stoïcienne des choses à ce qu'elles sont ?

" Imaginer ses dix mètres d'intestin ? Imaginer son squelette ? Imaginer les aliments qui circulaient dans l'oesophage, qui entraient dans son estomac ? Et puis le reste, y compris le côlon ? Imaginer ses poumons, mous, rougeâtres, bas morceaux de boucherie ? Rien à faire. Elle était sa belle, sa pure, sa sainte." (Belle du seigneur Albert Cohen Folio p.1077-1078)

Commentaires

1. Le mercredi 28 novembre 2007, 22:20 par EPI
curieux d'évoquer le stoïcisme, même son refus, à ce sujet!C'est l'explosion de toutes les négations! Ici, pas de sublimation, ni de cristallisation à la Stendhal;pas d'érotisme de chirurgien, ni d'érotisme à la Bataille! Un amour blindé, résolument cru...et à la fois digéré et dévorant! Amour fondamentalement total, engendrant l'impossibilité même de l'amour!
2. Le jeudi 29 novembre 2007, 17:59 par philalèthe
J'évoquais le stoïcisme en tant qu'il vise à apprendre à remettre les choses à leur place pour se défaire de leur envoûtement. Précisément Ariane vient d'avouer à Solal qu'elle a eu avant de le connaître une affaire avec un chef d'orchestre et la jalousie le torture; pour tenter de s'en défaire, il essaye de se la réprésenter sous un jour horrible mais rien à faire.
C'est vrai qu'il n'y a pas cristallisation (en ce sens Solal partage avec Swann la lucidité relativement à la valeur de l'aimée) mais il y a certainement sublimation ( Solal reconnaît et regrette que l'amour sublime se développe toujours sur fond de "viande" - ce terme revient souvent- désirée). En revanche il n'y a pas d'érotisme de chirurgien (mais qu'est-ce que c'est exactement au fait ?), juste l'idée que voir Ariane comme un chirurgien n'enlève rien à l'amour et donc à la jalousie pour elle.
3. Le dimanche 2 décembre 2007, 20:20 par EPI
Je vous remercie de votre réponse;un petit éclaicissement sur "l'érotisme de chirurgien": bien des chirurgiens avouent trouver un plaisir tactile extrême à toucher, manier les organes du corps humain:la peau en est si fine, le toucher si soyeux que ce contact provoque des sensations d'ordre érotique.
Pour ce qui concerne la sublimation, permettez moi une petite remarque:je distinguerais Solal de Swann: sublimation chez Swann, bien sûr! Mais chez Solal, plutôt "incarnation" (stricto sensu!) de cet amour qui lui donne une dimension divine (mais non idéale),qui le rend invivable!
4. Le dimanche 2 décembre 2007, 21:08 par philalèthe
La connaissance de l'érotisme de chirurgien, vous la tirez de sources orales ou livresques (lesquelles dans ce cas ?) ?
En somme ces chirurgiens feraient mentir Spinoza qui dit quelque part qu'une main n'est belle qu'à une certaine distance.
Le chirurgien érotisant serait donc quelqu'un qui voit l'intérieur du corps sous l'aspect de l'extérieur ( voir un foie comme une fesse !) C'est au fond exactement l'inverse de l'exercice stoïcien (voir un sein comme une glande mammaire...).

vendredi 9 novembre 2007

A propos de la réduction stoïcienne des choses à ce qu'elles sont vraiment.

Lisant Belle du seigneur (1968) d’Albert Cohen, je découvre une pensée du seigneur (Solal) relative à sa belle (Ariane) qui évoque indirectement le stoïcisme :
« Elle doit peser soixante kilos, et là-dessus quarante kilos d’eau, pensa-t-il. Je suis amoureux de quarante kilos d’eau, pensa-t-il » (p.484 Folio)
Cela me rappelle en effet une pensée de Marc-Aurèle :
« Oui, représente-toi bien dans ton imagination, à propos des mets et de tout ce qu’on mange, que c’est ici un cadavre de poisson, là un cadavre d’oiseau ou de porc, et d’autre part que le Falerne est du suc de raisin, la robe de pourpre des poils de brebis mouillés du sang d’un coquillage ; à propos de l’accouplement, un frottement de ventre et l’éjaculation d’un liquide gluant accompagnée d’un spasme » (Pensées VI 13 in Les Stoïciens La Pléiade)
Les deux passages supposent que la description vraie des choses et des êtres consiste à les réduire à leurs caractéristiques physiques objectives. On peut mettre en question ce réductionnisme physicaliste en se demandant si seuls des jugements de ce type peuvent être qualifiés d’objectivement vrais ; or, il me semble objectivement vrai que par exemple la robe de pourpre à laquelle se réfère Marc-Aurèle est dans la culture à laquelle il appartient un vêtement relatif à des fonctions sociales précises. On peut aussi se demander si certaines phrases, formées par le réductionniste physicaliste dans le but (illusoire ?) de calmer ses passions, sont sensées : certes, sous une certaine description, Ariane est constituée de 40 kilos d’eau, mais « être amoureux de 40 kilos d’eau » est-ce une expression intelligible ? Certains jubileront de sa dimension démystificatrice ; mais je serais plutôt enclin à la voir comme une sorte de chimère linguistique. Une chimère est un animal imaginaire constitué de parties d’animaux différents (le sphynx, le satyre etc) ; on pourrait alors appeler chimère linguistique une phrase constituée de plusieurs jeux de langage différents : dans le cas de la robe de pourpre, il s’agirait du jeu de langage de la politique et de celui de la confection ; quant à la phrase de Solal, sur le modèle de celle de Marc-Aurèle relative à l’accouplement, elle naîtrait de rencontre incongrue du jeu de langage de l’amour et de celui de la biologie.
On pourrait bien sûr tout de même soutenir qu’une telle incongruité élargit notre connaissance. En plus, chaque fois qu’on a fait une découverte scientifique concernant un objet du monde ordinaire, n’a-t-on pas associé de manière insolite (mais vraie) des prédicats incongrus à un sujet qui dans les jeux de langage non scientifiques était caractérisé bien autrement ? La table sur laquelle j’écris maintenant n’est-elle pas constituée essentiellement de milliards de particules élémentaires tourbillonnant dans le vide ? Certes mais serait-il sensé d’affirmer que lorsque j’ai acheté cette table, j’ai acheté des milliards de particules élémentaires tourbillonnant dans le vide ? Améliorerait-on un poème ou un roman contenant le mot « soleil » chaque fois qu’on remplacerait le mot en question par la définition physique de l’objet en question ?La pertinence d’un mot dans une phrase ne vient pas tant du caractère objectif de la définition dont il est porteur que de son adéquation par rapport aux intentions du locuteur. En somme, dire qu’on aime 40 kilos d’eau, c’est peut-être moins dire la vérité de l’amour que commencer d’aimer moins celle dont on parle...

Commentaires

1. Le samedi 17 novembre 2007, 08:46 par François
Reconnaître que ce qui rend vrai un énoncé comme "cette table est lisse" est cette table. Cependant, cette table est aussi un amas de particules élémentaires.
Le réductionnisme se propose de réduire certaines entités de niveau supérieur à certaines autres appartenant à une théorie physique. Ce mouvement doit-il avoir un impact pour notre psychologie du sens commun ? Il est en effet absurde de dire que l'on aime 40 kilos d'eau, même si le vérifacteur pour un énoncé au sujet d'Ariane est 40 kgs d'eau plus quelques autres constituants physiques.
Bref, ce qui rend vrai un énoncé est une portion de réalité en vertu de laquelle cet énoncé est vrai. Parler d'Ariane ne peut pas être analysé comme on parle de particules d'eau et de quelques autres constituants physiques. Nous n'avons néanmoins pas besoin de penser que le vérifacteur pour Ariane soit quelque chose de plus que des particules d'eau et ces constituants physiques. Du fait que parler d'Ariane ne peut pas être extrait du langage de la physique ne doit pas donc pas non plus nous engager à penser que ce qui rend vrai les énoncés au sujet d'Ariane seraient autre chose que les particules d'eau et quelques autres constituants.
Les vérifacteurs pour nos énoncés ne nous contraignent pas à l'élimination de nos objets de taille moyenne. Les vérifacteurs sont une chose, la réduction inter-théorique et l'élimination d'entités douteuses en est une autre.
2. Le mardi 20 novembre 2007, 12:40 par philalèthe
Si je vous comprends bien, le réductionnisme auquel vous vous référez ici revient à ne donner une réalité à un vérifacteur que s'il est analysable en termes physico-chimiques. Vous dites: certes il y a mille manières de qualifier Ariane mais elle est toujours 40 kgs d'eau.
Mais pensez-vous que si je dis: "Ariane est protestante" ou "Ariane prend plusieurs bains par jour", ces propositions sont tout aussi vraies que celles qui la qualifient au niveau de ses constituants physico-chimiques ? Je serai moi porté à répondre positivement car dans les deux cas, il y a conformité de la proposition avec la réalité et que je ne réduis pas la réalité à la réalité physique.
Et que pensez-vous des énoncés qui ne sont pas réductibles à des vérifacteurs physiquement identifiables, comme par exemple votre dernière phrase ? Est-ce une condition nécessaire de la vérité que le sujet de la proposition soit réductible à un vérifacteur identifiable physiquement ?
Cela ne revient-il pas à défendre une position physicaliste dure, en courant le risque d'une auto-réfutation dans la mesure où la position n'est pas formulable dans les termes de la théorie ?