Lucrèce est une des références majeures des Essais. C'est essentiellement par une édition du De rerum natura, donnée par Lambin en 1563, que Montaigne apprend la doctrine épicurienne. Reste ce qui semble étrange : le disciple d' Épicure n'est quasiment pas mentionné dans les Essais. Certes il est cité 149 fois, néanmoins Montaigne communique très rarement ce qu'il pense de lui. De plus, il n'en parle jamais en tant que philosophe, seulement en tant que poète (en le comparant à Virgile) ; à une légère exception près, sur laquelle je vais m'attarder. En effet, dans De l'yvrognerie, dès la première édition (1580 ou 1582), Montaigne écrit :
" Lucrece, ce grand poëte, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux."
André Lanly, leveur d'ambiguïtés, a modernisé ainsi :
" Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et bander les ressorts de son âme, etc."
C'est tout : Lucrèce qui, selon Pierre Villey, a joué un grand rôle dans " le travail logique " de l'Apologie de Raymond Sebond ( Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, tome 1, p. 170, Hachette, 1908, Paris) et à qui Montaigne doit son sentiment de la nature, " sentiment de l'immensité de l'Univers et de l'inexorable puissance de ses lois " (ibid.) n'est donc mentionné que dans le cadre du récit d'un échec à première vue majeur, comme s'il n'était bon qu'à versifier, se révélant en revanche nul dans l'application de ses croyances philosophiques.
Nous, nous ne sommes pas étonnés de cet échec, car nous sommes habitués à entendre soit que la philosophe doit être d'abord une recherche théorique visant la vérité (et ne doit pas envisager comme but premier d'organiser la vie en fonction du bonheur), soit que c'est un fait que la philosophie n'a pas de portée pratique et qu'il vaut mieux pour bien vivre prendre du Prozac ou faire de la méditation.
Mais que pensait Montaigne d'un tel échec ?
Commençons par un autre passage du même essai. Montaigne vient de dénoncer la " fierté " de la " secte " stoïcienne et va voir s'il peut aussi faire à d'autres " le procès d'une sagesse arrogante et ambitieuse ", pour reprendre l'expression de Pierre Villey (Les Essais de Michel de Montaigne, Pierre Villey, 1924, La Guilde du Livre, Lausanne, 1965, p.339). Montaigne commence par dénoncer les vantardises (" ventances ") de l'épicurien Métrodore, qu'il fait parler à travers une citation des Tusculanes de Cicéron :
" Occupavi te Fortuna, atque cepi ; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses."
" Je t'ai prévenue, Fortune, et je te tiens ; j'ai bouché toutes les avenues pour que tu ne puisses pas arriver jusqu'à moi."
Suivent, dans le même esprit, des référence à Anaxarchus, " à nos martyrs " chrétiens, à Sextius et enfin à Épicurus :
" (...) quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il en appelle et désire des fortes, poignantes et dignes de luy,
Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,
Parmi ses troupeaux timides, il appelle de ses voeux quelque sanglier écumant, ou un lion fauve qui descende de la montagne (Virgile, Enéide, IV, 158)
qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste ? "
Montaigne en fait ne doute pas de la réalité de ces exploits, il refuse juste de les attribuer à la sagesse, définie, dans les dernières lignes de ce même essai ,comme " maniement reglé de nostre ame (...) qu'elle conduit avec mesure et proportion, et (dont elle) responds." En effet ces conduites, que l'on pourrait donner comme exemples d'une maîtrise exemplaire de soi, ne manifestent qu'une sorte de folie, comparée par Montaigne à celle des soldats héroïques :
" (...) aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers."
S'appuyant sur l'autorité d' Aristote, Montaigne donne une formule condensée correspondant à ce type de conduites clairement déraisonnables :
" (...) tout eslancement, tant loúable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours."
Revenons à Lucrèce : le poète aurait pu ne pas céder au délire amoureux, mais au prix d'une autre folie, bien plus exceptionnelle, d'une autre " manie ", d'une autre " ardeur ", bien moins ordinaires (pour utiliser les deux mots que, dans le même essai, Montaigne donne comme synonymes de folie).
Que Montaigne juge rares mais réels, certes en rien prudents, en rien sensés, ces comportements extraordinaires , est confirmé par un passage de l'essai De la cruauté, passage tardif (1595). Il se demande si la vertu peut exister sans douleur, précisément sans résistance au vice opprimé par cette même vertu. Il est tenté de distinguer nettement la bonté (aisée, spontanée) de la vertu (difficile, réfléchie) - on appréciera d'ailleurs anachroniquement le côté kantien du débat ! - mais il réalise que cette position qui réduit la vertu à la résistance réfléchie au mal le conduirait à ne plus admirer les excès épicuriens auxquels il s'est déjà référé dans De l'ivrognerie :
" Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, lui donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette ; si je lui donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté : que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur mais de s'en esjouïr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Épicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves trescertaines ? "
Récapitulons : Lucrèce semble en fait sortir doublement disqualifié de cette réflexion, car certes il n'a pas fait preuve d'une vertu déraisonnable - mais remarquable - mais il n'a pas non plus résisté banalement au " breuvage amoureux ", demeurant modéré dans l'aliénation, si on permet l'expression. Mais le pouvait-il ? En fait, le cas Lucrèce n'a pas pour fonction de rabaisser le poète mais d'illustrer l'idée que même les sages sont des hommes et que, telle une certaine quantite de vin, un breuvage trafiqué est strictement imparable. L'exemple qui suit va nettement dans cette direction :
" Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est-il plus caduque, plus misérable et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles."
Lucrèce, en tant qu' anéanti par une fâcheuse boisson, n'a certes rien d'honorable. Mais il faut lire dans cette courte apparition, presque fantômatique, du poète dans les Essais non la leçon suivante : " Lucrèce n'est au fond rien ! " mais celle-ci : " Lucrèce, poète insurpassable, sage volontaire, est resté tout de même un homme ! ".
Mais pourquoi Montaigne n'en a-t-il pas plus parlé ? La réponse est simple : Lucrèce a plus ou moins une vie aussi obscure que celle d'Homère. Les textes lus par Montaigne ne rapportaient donc rien sur lui, rendant impossible de juger l'oeuvre et l'homme. À défaut de réfléchir sur l'homme, Montaigne exhibe son oeuvre et " déplume " le De natura rerum comme le dit Pierre Villey (ibid, tome 2, p. 509).
À la différence du dandy dont la vie est l'oeuvre, Lucrèce ne vit pour Montaigne (et pour nous) que dans son oeuvre.
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