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mercredi 3 mai 2017

Avec Pessoa imaginer le contraire d'un zombie.

Le concept de zombie désigne un être qui extérieurement a toutes les apparences de l'homme mais qui est intégralement dépourvu d'intériorité. À partir de là on peut concevoir le contraire du zombie : un être doté d'une vie intérieure mais privé d'extériorité ou du moins doté d'une pauvre extériorité. Je ne pense donc pas à un esprit désincarné, mais à un homme dont la vie serait nulle en actions. Salomon Waste en est un exemple, seulement approchant bien sûr ; son désert n'est pas son intériorité mais sa vie publique ; voici comment un hétéronyme de Fernando Pessoa, Alexander Search, le décrit dans un de ses poèmes anglais, The story of Solomon Waste :
" This is all the story of Solomon Waste.
Always hurrying yet never in haste,
He fussed and worked and toiled all frothing
And at the end of all did nothing.
This is all the story of Solomon Waste.
He lived in wishing and in striving,
And nothing came of all his living;
He worked and toiled in pain and sweat,
And nothing came out of all that.
This is all the story of Solomon Waste.
He thought much and had no conviction,
His feeling was at best affliction
Though tender he and hating evil
He might have gained the name of devil.
His every wish and resolution
Even in his mind was but confusion.
This all the story of Solomon Waste.
And things begun and never ended,
And much undone and much intended,
And all things wrong yet never mended :
This is all the story of Solomon Waste.
Each day new projects did betray,
Yet each day was like every day.
He was born and died and between these
He worried himself himself to tease.
He bustled, worried, moved and cried
But in his life no more's descried
Than two clear facts : he lived and died.
This is all the story of Solomon Waste. "
Patrick Quillier qui a publié ce poème dans son Anthologie essentielle de Fernando Pessoa (Chandeigne, 2016), en donne la traduction suivante :
" Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Toujours se dépêchant mais sans hâte jamais,
Il s'agitait, se démenait, s'acharnait fort
En tout, et à la fin des fins il n'a rien fait.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Il ne vivait que de désirs, que de combats :
De ce mode de vie rien de rien n'est venu;
Il s'acharnait, se démenait, peine et sueur :
Rien de rien n'est sorti de si dure besogne.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Il pensa tant et plus, n'eut pas de conviction;
Sa sensibilité fut, au mieux, affliction;
La tendresse en personne et l'ennemi du mal,
Pourtant on lui aurait donné le nom de diable.
Et son moindre désir, sa moindre décision
N'étaient que confusion, même au fond de son âme.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Des choses commencées jamais menées à bien,
Beaucoup à faire encore et beaucoup projeté,
Et tout bourré d'erreurs et jamais corrigé :
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Chaque jour révélait de tout nouveaux projets,
Mais chaque jour était pareil aux autres jours.
Il est né, il est mort, entre ces deux points
Il s'indigna lui-même en se persécutant.
Il s'affaira, souffrit,s'irrita, se hâta,
Mais dans sa vie on ne peut trouver rien de plus
Que ces deux simples faits : il vécut, il mourut.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert."
On peut faire une lecture faible et une lecture forte de cet état d'inaction. En effet chaque verbe caractérisant Salomon peut être compris de deux manières ; prenons par exemple les deux premiers vers : décrivent-ils des efforts observables par autrui (version faible) ou des efforts intérieurs dont seul Alexander serait alors le témoin (version forte) ? Les deux sont possibles.
En tout cas Alexander Search manifestement ne s'aime pas, il ne s'entendrait pas, semble-t-il, avec cet autre enfermé que Wittgenstein fait parler ainsi dans ses Carnets de Cambridge (1930-1932) :
" Ce que j'accomplis, pour ainsi dire, sur le théâtre (...) de mon âme ne rend pas plus beau son état mais (plutôt) plus détestable. Et pourtant, je crois toujours embellir à nouveau cet état au moyen d'une belle scène jouée sur le théâtre.
Car je suis assis parmi les spectateurs au lieu de contempler le tout de l'extérieur.
Car je n'aime pas rester dans la rue froide, quotidienne, inamicale, mais je préfère être assis au chaud, dans l'agréable salle de spectacle. Oui, ce n'est que pour de brefs moments que je sors à l'air libre. Mais ce n'est probablement qu' en sachant que la possibilité me sera toujours offerte de me glisser à nouveau au chaud."
Alexander, emprisonné en soi, cherchait à sortir dans la rue. Wittgenstein, à contre-emploi dans cette défense molle de la belle intériorité, voit son esprit comme un refuge, sans être vraiment dupe de cette illusion.
Alexander Search est peut-être une représentation de Wittgenstein vraiment désenchanté.