À Maxime, qui ne la connaît pas encore !
Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -.
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :
" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."
Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :
" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."
Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions apparaissent : deux qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :
" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret"
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."
C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.
Commentaires
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ; il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...