Une fois de plus, partons d'un texte classique, la lettre que Spinoza adresse à Schuller à la fin de 1674 :
" Venons-en aux autres choses créées ( Spinoza vient de traiter de Dieu ) qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe ( ... ) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire." ( p. 1252, éd. La Pléiade )
Cette pierre qui pense s'auto-déterminer alors qu'elle subit sans le savoir l'effet d'une action qu'elle ignore, c'est tout homme chaque fois qu'il s'imagine doté du libre-arbitre, c'est-à-dire d'une volonté causante mais non causée.
Or, je découvre avec plaisir dans la neuvième des conférences données à Madrid par Ortega y Gasset une reprise modernisée de cette même comparaison :
" Si la bala que dispara el fusil tuviese espíritu sentiría que su trayectoria estaba prefijada exactamente por la pólvora y la puntería, y si a esta trayectoria llamáramos su vida la bala sería un simple espectador de ella, sin intervención en ella : la bala ni se ha disparado a sí misma ni ha elegido su blanco. " ( p. 248, ed. Austral )
" Si la balle que tire le fusil avait un esprit, elle sentirait que sa trajectoire est exactement préfixée par la poudre et le tir et si nous appelions cette trajectoire sa vie, la balle en serait un simple spectateur, sans aucune intervention sur elle : la balle ne s'est pas tirée elle-même ni n'a choisi sa cible."
Voilà donc la pierre aveugle devenue balle lucide ! Un spinoziste pourrait en faire l'image de l'homme désillusionné et conscient de n'être pas " un empire dans un empire ". Mais Ortega y Gasset en donne une interprétation radicalement opposée :
" Pero por este mismo a ese modo de existir no cabe llamarle vida. Ésta no se siente nunca prefijada. Por muy seguros que estemos de lo que nos va a pasar mañana lo vemos siempre como una posibilidad."
" Mais pour cela même, ce mode d'existence, il ne convient pas de l'appeler vie. Celle-ci ne se sent jamais préfixée. Aussi sûrs que nous soyons de ce qui va nous arriver demain, nous le voyons toujours comme une possibilité."
Pierre ou balle, c'est l'anti-homme.
Lecteur de Descartes, de Bergson et surtout de Heidegger, Ortega y Gasset, confiant dans la valeur cognitive de la conscience de soi, annonce l'indéterminisme sartrien. Combien de passages de ces conférences amènent à voir les affirmations tranchées, radicales de la conférence sartrienne de 1945, L'existentialisme est un humanisme, comme les expressions d' une variante un peu durcie, plus optimiste, plus légère aussi, du point de vue finalement assez sombre mais quelquefois savoureusement exprimé que le philosophe espagnol soutenait dès 1929 ! Par exemple :
" Vivimos aqui, ahora - es decir, que nos encontramos en un lugar del mundo y nos parece que hemos venido a este lugar libérrimamente. La vida, en efecto, deja un margen de posibilidades dentro del mundo, pero no somos libres para estar o no en este mundo que es el de ahora. Cabe renunciar a la vida, pero si se vive no cabe elegir el mundo en que se vive. Esto da a nuestra existencia un gesto terriblemente dramático. Vivir no es entrar por gusto en un sitio previamente elegido a sabor, como se elige el teatro después de cenar - sino que es encontrarse de pronto, y sin saber cómo, caído, sumergido, proyectado en un mundo incanjeable, en un orbe impremeditado. No nos hemos dado a nosotros la vida, sino que nos la encontramos justamente al encontrarnos con nosotros. Un simil esclarecedor fuera el de alguien que dormido es llevado a los bastidores de un teatro y allí, de un empujón que le despierta, es lanzado a las baterías, delante del público. Al hallarse allí, ¿ qué es lo que halla ese personaje ? Pues se halla sumido en una situación difícil sin saber cómo ni por qué, en una peripecia : la situación difícil consiste en resolver de algún modo decoroso aquella exposición ante el público, que él no ha buscado ni preparado ni previsto. En sus líneas radicales, la vida es siempre imprevista. No nos han anunciado antes de entrar en ella - en su escenario, que es siempre uno concreto y determinado - no nos han preparado ( ... ) La vida nos es dada - mejor dicho, nos es arrojada o somos arrojados a ella, pero eso que nos es dado, la vida, es un problema que necesitamos resolver nosotros ( ... ) Por lo mismo que es en todo instante un problema, grande o pequeño, que hemos de resolver sin que quepa transferir la solución a otro ser, quiere decirse que no es nunca un problema resuelto, sino que en todo instante nos sentimos como forzados a elegir entre varias posibilidades. No es esto sorprendente ? Hemos sido arrojados en nuestra vida y, a la vez, eso en que hemos sido arrojados tenemos que hacerlo por nuestra cuenta, por decirlo asi, fabricarlo. O dicho de otro modo : nuestra vida es nuestro ser. Somos lo que ella sea y nada más _ pero ese ser no est predeterminado, resuelto de antemano, sino que necesitamos decidirlo nosotros, tenemos que decidir lo que vamos a ser."
" Nous vivons ici, maintenant - c'est-à-dire que nous nous trouvons dans un certain endroit du monde et il nous semble que nous sommes arrivés à cet endroit on ne peut plus librement. La vie, en effet, laisse une marge de possibilités à l'intérieur du monde mais nous ne sommes pas libres d'être ou non dans ce monde qui est celui de maintenant. C'est possible de renoncer à la vie, mais si on vit, ce n'est pas possible de choisir le monde dans lequel on vit. Ceci donne à notre existence une allure terriblement dramatique. Vivre n'est pas entrer pour le plaisir dans un endroit préalablement choisi selon nos convenances, comme on choisit le théâtre après le dîner - non, c'est se trouver tout d'un coup, et sans savoir comment, tombé, submergé, projeté dans un monde qu'on ne peut pas échanger, dans un cercle imposé. Nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes la vie, mais nous la trouvons justement en nous trouvant. Une comparaison éclairante serait le cas de quelqu'un qui, endormi, a été conduit dans les coulisses d'un théâtre et là, d'un coup qui le réveille, est lancé sur l'avant-scène devant le public. En se trouvant là, que trouve ce personnage ? Et bien il se trouve plongé dans une situation difficile sans savoir comment ni pourquoi, comme dans un coup de théâtre : la situation difficile consiste à arranger d'une manière honorable cette présence devant le public, qu'il n'a ni cherchée, ni préparée, ni prévue. Essentiellement, la vie est imprévisible. On ne nous a pas annoncés avant d'y entrer - avant d'entrer sur une scène, qui est toujours concrète et déterminée - on ne nous a pas préparés (...) La vie nous est donnée, elle nous est jetée ou nous sommes jetés en elle, mais ce qui nous est donné, la vie, est un problème que nous devons résoudre nous-mêmes (...) Pour la même raison que c'est à chaque instant un problème, grand ou petit, que nous devons résoudre sans qu'il soit possible d'attendre la solution d'un autre être, ce n'est jamais un problème résolu, mais à tout instant nous nous sentons comme forcés de choisir entre diverses possibilités. N'est-ce pas surprenant ? Nous avons été jetés dans notre vie et, en même temps, ce dans quoi nous avons été jetés, nous devons l'arranger pour notre propre compte, pour ainsi dire, nous devons le fabriquer. Ou dit autrement : notre vie est notre être. Nous sommes ce qu'elle est et rien de plus - mais cet être n'est pas prédéterminé, réglé d'avance, non, nous avons besoin d'en décider nous-mêmes, nous devons décider de ce que nous allons être."
Commentaires
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ; il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...