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vendredi 2 septembre 2016

Une farce d'inspiration stoïcienne.


C'est Sancho qui parle :
" - Ah ! On veut plaisanter avec moi ? Monsieur fait le bouffon ? Très bien ! Et là, maintenant, où alliez-vous ?
- Prendre l'air, seigneur.
- Et où prend-on l'air dans cette isle ?
- Là où il souffle.
- Bien, vous répondez fort à propos ! Vous avez beaucoup d'esprit, jeune homme, mais c'est moi, figurez-vous, qui suis l'air, et qui vous souffle en poupe droit vers la prison. Allez, qu'on l'arrête et qu'on l'emmène, je vais l'y faire dormir, et sans air, cette nuit !
- Par Dieu, dit le jeune homme, vous voudriez me faire dormir en prison ? Autant essayer de me faire roi !
- Et pourquoi donc ne pourrai-je pas te faire dormir en prison ? repartit Sancho. N'ai-je point le pouvoir de t'arrêter et de te relâcher tant qu'il me plaira ?
- Si grand que soit votre pouvoir, dit le jeune homme, il ne suffira pas à me faire dormir en prison.
- Ah, non ? Comment cela ? répliqua Sancho, emmenez-le sur-le-champ là où ses propres yeux le détromperont, même si le geôlier veut user avec toi de sa libéralité intéressée : je lui infligerai une amende de deux mille ducats s'il te laisse mettre un pied hors de la prison.
- Tout cela est plaisanterie, dit le garçon, et je défie quiconque au monde de me faire dormir en prison.
- Dis-moi, démon, s'écria Sancho, aurais-tu quelque ange gardien pour te sortir de là et t'enlever les fers que je compte te faire mettre ?
- Maintenant, monsieur le gouverneur, répondit le garçon d'un air enjoué, soyons raisonnables et venons-en au fait. Mettons que vous m'expédiiez en prison et qu'on m'y mette aux fers et aux chaînes, qu'on m'enferme dans un cachot et que, menacé d'une lourde peine s'il me laisse sortir, le geôlier exécute les ordres reçus : avec tout cela, si je ne veux pas dormir, mais rester toute la nuit sans fermer l'oeil, avec tout votre pouvoir, en aurez-vous assez, monsieur le gouverneur, pour me faire dormir si moi je ne veux pas ?
- Non, assurément ! s'écria le secrétaire, et cet homme a bien tiré son épingle du jeu.
- Ainsi, dit Sancho, si vous restez sans dormir ce sera uniquement de par votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?
- Non, monsieur, répondit le garçon, cette pensée ne m'a même pas effleuré.
- Bon, que Dieu vous garde, reprit Sancho, rentrez dormir chez vous, et Dieu vous donne un bon sommeil car je ne veux pas vous en priver ; mais, un bon conseil, ne plaisantez pas trop avec les gens de justice parce que vous pourriez en trouver un qui vous fasse rentrer la farce dans le gosier." (Don Quichotte, II, chapitre XLIX, La Pléiade, p.870-871)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2016, 11:58 par Celpas Nagel
Merci de cet excellent rappel. Le Quijote est bourré d'allusions philosophiques en effet, comme le fameux épisode où l'on présente à Sancho une version du paradoxe du pendu

lundi 13 juin 2016

Sancho en philosophe pascalien.

Teresa, la femme de Sancho Pança, ne veut pas sortir de sa condition, même si son mari, illusionné par Don Quichotte, rêvant de devenir gouverneur d'une île, le lui fait miroiter. Elle pense que si jamais on lui donnait un jour du "doña", on dirait du mal d'elle pour avoir été pauvre autrefois. C'est alors que Sancho la rassure en mettant en avant le pouvoir transfigurant de l'imagination ; l' écuyer dit tenir ces propos " du père prédicateur qui est venu prêcher au village, lors du dernier carême :
" Or, il disait, si je me souviens bien, que toutes les choses présentes que les yeux peuvent voir se présentent, sont et persistent en notre mémoire beaucoup mieux et avec plus de force que les choses passées (...) De là vient que lorsque nous voyons une personne bien mise et vêtue de beaux habits, avec toute la pompe de ses valets, il semble que nous soyons poussés malgré nous et comme incités à lui garder le respect, même s'il nous vient à la mémoire, en cet instant-là, en quel bas étage nous avons connu cette personne. Car cette ignominie, qu'elle touche à la pauvreté ou au lignage, du moment qu'elle est passée, n'existe plus et la seule chose qui existe c'est celle que nous avons sous les yeux."( Don Quichotte, II, chapitre VI, p. 554, La Pléiade )
On pense à Pascal :
" Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? (...) Nous ne pouvons pas voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance."
Certes, avant Pascal et Cervantès, il y a eu Montaigne : par exemple dans ce passage où il dénonce non la raison et la logique mais le fait que ceux qui s'en disent les professionnels ne sont ni raisonnables, ni logiques :
" Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? " Nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum." (...) Ayez un maistres és arts, conferez avec luy : que ne nous faict-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorants , comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon, sa robbe et son latin ; qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis." ( Essais, III, VIII)
On est aujourd'hui très sensible à la fausseté des apparences mais elles proliférent comme jamais sur notre écran.
Et, à titre personnel, que pouvons-nous donc faire de mieux que frapper l'imagination des autres par notre rejet ostensible des atours appâtants ?
Plus généralement, notre imagination ne se repaît-elle pas dorénavant de l'apparence du naturel ?

mercredi 18 mai 2016

Don Quichotte contre l'idée de l'inconnaissable intériorité d'autrui.

Dans Hippolyte, tragédie d' Euripide, on lit :.
" Que n'avons nous dans nos affections
Un moyen sûr pour discerner sans faute l'ami sincère et le menteur ?
Tous les hommes devraient avoir deux voix,
L'une sonnerait juste, pour l'autre peu importe.
Celle qui trompe serait ainsi réfutée
Par celle qui dit vrai, et l'on ne s'y méprendrait pas. "
En somme, le mensonge serait impossible puisque les phrases mensongères commenceraient par " je mens ".
Comme Dulcinée du Toboso ne dispose que d'une seule voix, comment savoir ce qu'elle pense vraiment de l'amour que sans l'avoir jamais vue Don Quichotte lui porte ? C'est le souci du chevalier errant qui, ignorant que Dulcinée n'existe que dans son imagination, envoie Sancho Pança à Toboso pour sonder les intentions de la belle. Avant Wittgenstein, Don Quichotte sait déjà que " le corps est la meilleure image de l'âme.". Aussi donne-t-il les directives suivantes à son écuyer :
" Garde bien dans la mémoire la façon dont elle te reçoit, et que rien ne t'échappe : si son visage change de couleur pendant que tu lui transmets mon message ; si elle perd son calme et se trouble en entendant mon nom ; si elle ne tient pas en place sur son coussin , dans le cas où tu la trouverais assise sur la riche estrade qui convient à son autorité ; et si elle est debout, regarde donc si elle s'appuie tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre ; si elle te répète deux ou trois fois la réponse qu'elle te donne ; si elle passe alors de la douceur à la rudesse, ou change les mots aigres pour des mots tendres ; si elle porte la main à sa chevelure pour l'arranger alors qu'elle n'est pas en désordre. Bref, mon fils, observe tous ses faits et gestes, parce que, si tu me les rapportes avec fidélité, je pourrai en déduire tout ce qu'elle garde caché dans le secret de son cœur, au sujet de mes amours. Car tu dois savoir, Sancho, au cas où tu ne le saurais pas, que, chez les amants, les faits et les gestes que l'on peut surprendre, quand il est question de leurs amours, sont les courriers les plus sûrs pour être informé de ce qui se passe à l'intérieur de l'âme." (Livre II, chapitre X)
Sur ce point, Don Quichotte est aussi bien aristotélicien :
" En tout homme, le véritable caractère se révèle dans le langage, les actes et la façon de vivre, toutes les fois qu'il n'agit pas en vue d'une fin (...) Nous jugeons le caractère des hommes comme nous jugeons leurs corps, par leurs mouvements " (Éthique à Nicomaque, IV, 13-14).
Ce que Thomas d' Aquin a traduit ainsi :
" Ex operationibus exterioribus cognoscuntur interiores mores."

Commentaires

1. Le samedi 18 juin 2016, 18:40 par genal scapal
je ne lis pas tout à fait comme vous la phrase d'Euripide ( que je ne connaissais pas, elle est très intéressante). Il me semble dire que l'on reconnaîtrait le vérace et le menteur au son de la voix , et on en aurait deux. La première sonnerait juste, l'autre sonnerait faux, comme quand on chante faux ou juste. Ce n'est pas tout à fait pareil que de préfixer "je mens", qui conduit aux paradoxes bien connus. Le son seul permettrait de repérer le menteur. Or le son, à la différence du prédicat "menteur" ne représente rien , n'a pas de valeur sémantique. C'est très intéressant, je trouve, car cela suggère une solution au paradoxe classique du Menteur, bien qu'elle ressemble à celle consistant à dire que "Je mens" n'est ni vrai ni faux, mais sonne faux. Or sonner juste ou faux n'est pas dire vrai ou faux.
2. Le dimanche 19 juin 2016, 17:17 par Philalèthe
Oui, en effet la phrase dit qu'il y aurait deux voix, celle qui sonne juste et l'autre. Je l'ai compris comme vous mais évidemment remplacer la voix qui sonne faux par l'explicitation " je mens " produit en effet le paradoxe que la voix qui sonne faux ne produit pas, et cela je ne l'avais pas vu. Cela revient en somme à remplacer dire qu'on ment par montrer qu'on ment.
Mais ne faut-il pas que la voix fausse se déclenche involontairement pour éviter le paradoxe ? Car si montrer qu'on ment c'est décider de montrer qu'on ment, on peut voir dans l'utilisation de la voix fausse un substitut non linguistique de "je mens", non ?