"Every philosopher, in addition to the formal system which he offers to the world, has another, much simpler, of which he may be quite unaware of it. If he is aware of it, he probably realizes that it won't quite do. He therefore conceals it, and sets forth something more sophisticated, which he believes because it is like his crude system, but which he asks others to accept because he thinks he has made it such as cannot be disproved. The sophistication comes in by way of refutations of refutations, but this alone will never give a positive result : it shows, at best, that a theory may be true, not that it must be. The positive result, however little the philosopher may realize it, is due to the imaginative preconceptions, or to what Santayana calls "animal faith"." (History of western philosophy, chapitre XXIII, 1945)
Russell pose ici un diagnostic sévère qui ressemble à
celui de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Mais il y a d'abord un élément plus classique, cartésien : les philosophes ne dépassent pas le vraisemblable. Plus précisément, le système sans les raffinements formels et argumentatifs (
crude) est fait de croyances dans lesquelles le philosophe a une confiance aveugle, irrationnelle (
animal faith). L'argumentation rationnelle n'est pas décorative donc trompeuse, pourtant elle ne justifie pas ce que le philosophe tient pour vrai, elle se contente de le rendre possible.
Il me semble que Iris Murdoch n'est pas loin de la position de Russell quand elle écrit dans La souveraineté du bien (1970) :
" Faire de la philosophie, c'est faire l'exploration de son propre tempérament tout en s'efforçant de découvrir la vérité (...) Quand on fait de la philosophie, il est souvent difficile de déterminer si ce qu'on dit appartient à l'ordre de ce qui est raisonnablement public et objectif ou si l'on n'est pas tout simplement en train d'ériger un barrage, dans le droit fil de son tempérament, contre ses peurs personnelles (il est toujours intéressant de se demander à propos d'un philosophe : de quoi -t-il peur ?)" (II De "Dieu" et du "Bien", p.62, p.90, trad. Claude Pichevin, Ed. de l'Éclat, 1994)
Certes, il y a des différences entre les deux positions : Russell met l'accent sur des croyances, Murdoch sur des sentiments, précisément la peur, mais les deux soulignent la part essentiellement irrationnelle de la philosophie.
Dans sa préface à six conférences données en 1952 et reprise dans
La liberté et ses traîtres (2002), Isaiah Berlin reprend le passage de Russell mais le durcit en reprenant le vocabulaire militaire de
Rosenzweig :
" Bertrand Russell a dit qu'il était important, quand on lisait les théories des grands philosophes (les mathématiciens et les logiciens mis à part, car ils ont affaire à des symboles et non à des faits empiriques ou à des caractéristiques humaines), de se rappeler qu'ils avaient tous une certaine vision centrale de l'existence, de ce qu'elle était et de ce qu'elle devrait être ; et toute l'ingéniosité, toute la subtilité, l'immense intelligence et parfois la profondeur avec lesquelles ils exposent et étayent leurs systèmes bref, tout le vaste arsenal intellectuel que l'on trouve déployé dans les oeuvres des principaux philosophes de l'humanité, ne sont bien souvent que les fortifications d'une citadelle intérieure - des armes antiassaut, des objections à des objections, des réfutations de réfutations, des tentatives pour prévenir et repousser les critiques existantes ou possibles de leurs vues et de leurs théories ; et nous ne comprendrons jamais ce qu'ils ont vraiment voulu dire à moins de franchir ce barrage d'ouvrages défensifs et de pénétrer jusqu'à la vision centrale, cohérente et unique qui se trouve au-dedans, et qui bien souvent n'est ni complexe ni élaborée, mais simple, harmonieuse et aisément perceptible comme un tout." (trad Laurent Folliot, Rivages Poche, 2009)
Il y aurait à dire sur la fidélité du compte-rendu, en tout cas, plus aucune peur à l'horizon : le barrage dans la rhétorique de Berlin protège des critiques et non des peurs personnelles comme chez Murdoch (certes on peut toujours faire l'hypothèse que les ennemis philosophiques défendent les croyances dont le philosophe a peur...).
Certes cette simplification de la philosophie à laquelle se livre Berlin légitime la présentation qu'il a faite en six heures de six philosophes : Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre. Mais qu'a donc fait exactement Berlin dans ses émissions radiophoniques ? A-t-il cerné la vision centrale à laquelle ses dernières lignes se référaient ou a-t-il fait un portrait à la hache des philosophies en question ?
Le lecteur se fera une première opinon en lisant ces lignes sur Rousseau :
" En théorie, Rousseau parle comme n'importe quel autre philosophe du XVIIIeme siècle. Il dit : "il faut user de raison". Il use de raisonnements déductifs, parfois très convaincants, très clairs et extrêmement bien formulés, pour atteindre ses conclusions. Mais ce qui se passe en réalité, c'est que ces raisonnements déductifs dont comme une sorte de camisole logique dans laquelle il comprimerait sa propre vision intérieure, incandescente et presque folle ; et c'est cette extraordinaire combinaison d'une vision intérieure délirante et d'une logique quasi calviniste, froide et rigoureuse, qui confère à sa prose tout son pouvoir d'envoûtement, toute sa force hypnotique. Vous pensez être face à une argumentation logique qui distingue entre des concepts et qui procède de manière valide depuis les prémisses jusqu'aux conclusions, alors que pendant tout ce temps on est en train de vous dire quelque chose de beaucoup plus violent. On est en train de vous imposer une vision ; quelqu'un essaie de vous subjuguer par le biais d'une vision de la vie très dérangée, de vous ensorceler plutôt que d'argumenter, et ce malgré un ton apparemment froid et posé." (ibid. p. 85-86)
Ici Nietzsche affleure. Mais Isaiah Berlin a-t-il dans ces lignes une compréhension pénétrante ou bien philosophe-t-il à la hussarde ?
On notera que même si l'on jugeait qu'il va vite ici, on ne serait pas en droit d'en conclure que la thèse formulée en termes généraux est fausse. Si elle est vraie (et peut-être mal appliquée à Rousseau), la seule chose importante pour le crédit philosophique de Berlin est qu' il parvienne à faire comprendre aux lecteurs qu'il n'est pas un philosophe du même type.
Commentaires
Quant à vos deux dernières phrases, elles sont bien inquiétantes. Si les études de philosophie ont cet effet, alors que penser de son enseignement obligatoire dans les classes terminales ? Doit-on voir comme une corruption de la jeunesse ce qu'on défend comme une institution précieuse ? Institution, que certains rêvent même d'étendre en-deça de la Terminale ! Certes je reconnais que ça a quelque chose de chauvin, voire de comique, de penser que les citoyens des pays qui n'enseignent pas la philosophie avant l'entrée à l'Université ont l'esprit moins libre que les Français qui sont passés par la Terminale... Le discours que tiennent les profs de philo sur la dimension émancipatrice de leur enseignement ne serait-il alors qu'une idéologie professionnelle, un ensemble de justifications largement illusoires comme en secrète n'importe quelle profession ?
Le seconde interrogation que font naître vos lignes est la suivante : comment réformer la philosophie pour qu'elle ait la fonction qu'on lui attribue ? Ou bien faut-il compter sur autre chose que la philosophie pour aider à distinguer le n'importe quoi du sérieux ? Faut-il compter plutôt sur une éducation scientifique sérieuse ? Par sérieuse, je veux dire qui ne se contente pas de transmettre aux élèves des connaissances scientifiques mais qui les habitue à avoir certaines qualités intellectuelles et morales les rendant aptes à la découverte de la vérité. La philosophie ne vaut-elle rien du tout si elle ne va pas avec une formation scientifique sérieuse ? Loin que ça soit la philosophie qui viendrait au secours de la science, ça serait alors plutôt le contraire...
Je ne crois pas que les livres ineptes que vous mentionnez représentent un grave danger pour l'enseignement en lycée ; en effet les élèves arrivant en Terminale ne les ont pas lus et les enseignants s'en méfient on ne peut plus. En revanche je crains que ce ne soient ces livres que les adultes qui ont, comme on dit, aimé la philo en Terminale, consomment quand ils veulent reprendre contact avec la discipline.
Un danger possible (et supplémentaire peut-être) me semble ailleurs : dans beaucoup de matières les cours sont comment dire ? aérés au sens où, pour ne pas fatiguer l'élève, peu habitué au plan fixe au cinéma ou à la télé, enclin à zapper sur son ordi, aimant la vitesse et le scoop etc., l'enseignant coupe la leçon avec des images, des chansons, des exercices ludiques, du concret, comme on aime à dire. Or, il va de soi qu'enseigner la philo de manière à épargner tout effort à l'élève conduirait sans doute à ne plus l'enseigner du tout. Il faut donc résister à une pression forte qui va dans ce sens et qui peut détourner l'élève-consommateur du type d'attention requis.
Reste sans doute que ce n'est pas le plus grave car il doit être possible de faire des compromis avec ces nouvelles façons pédagogiques sans pour autant dénaturer complètement le contenu.
En revanche ce qui handicape fortement l'enseignement de la philo aujourd'hui, c'est la pauvreté du vocabulaire et l'incorrection du point de vue syntaxique.
Néanmoins il y a toujours une petite minorité d'élèves qui chaque année et dans toutes les séries étonne par son excellence.
Petite minorité seulement, reprochera-t-on, mais depuis que la philo est enseignée en lycée, je crois qu'il en a toujours été ainsi et qu'il n' y a jamais eu d'âge d'or : je m'appuie en particulier sur les plaintes d'Alain concernant l'extrême médiocrité de ses élèves, alors qu'il enseignait à une époque où le recrutement était, pour faire vite, bourgeois, avec à peu près 3% d'une classe d'âge qui avait le bachot (chiffre correspondant à 1940)
En fait la philo est difficile, tous les esprits, à la suite de mille causes, sont inégalement aptes à y réussir et on ne doit pas baisser les exigences pour donner à chacun la satisfaction que de philosophe en puissance qu'il serait il est devenu comme il devait le devenir philosophe en acte !
terminale le professeur de philosophie nous emmena voir les célèbres émissions du CNDP de Dina Dreyfus , où apparaissaient les gloires d'alors, Hyppolite, Foucault, Bourdieu, Canguilhem, Aron, interviewés par le
jeune Badiou.
que les émissions qu'on voit à la télé.