Dans le Journal des Goncourt, les seules lignes significatives se référant à Socrate sont datées du 17 Octobre 1889, elles portent sur le Phédon :
" Ce soir, Daudet, dont la pensée est dans une continue et perpétuelle fréquentation avec la mort, disait qu'au moment de s'en aller de la terre, avant la perte de la connaissance, on devrait avoir autour de soi la réunion des esprits amis et se livrer à de hautes conversations, que ça imposerait au mourant une certaine tenue ; et, comme nécessairement , venait sous sa parole le nom de Socrate, moi je ne comprends guère la mort que le nez dans le mur, je lui disais que la conférence in extremis de Socrate me semblait bien fabuleuse , qu'en général les poisons donnaient d'affreuses coliques, vous disposant peu à fabriquer des mots et des syllogismes et qu'il y aurait vraiment à faire avec le concours des spécialistes une enquête sur les effets de l'empoisonnement par la ciguë." (III, Bouquins, p. 335)
Le 15 Juillet 1893, Edmond de Goncourt, loin alors du persiflage matérialiste, trouve un ton plus juste, sensible peut-être à ce que les morts racontées des philosophes antiques ont de mis en scène, de démonstratif :
" Le soir, Léon lit la mort de Socrate dans le PHÉDON : ça fait penser à Jésus-Christ au jardin des Oliviers. " (p. 850)
Il arrive aussi au diariste de reconnaître qu' allégorie mise à part, les épreuves peuvent littéralement ne pas se vivre le nez dans le mur. Comme dans ces lignes du 23 avril 1883, décrivant Tourgueniev au cours d'une opération :
" Un véritable homme de lettres que notre vieux Tourgueniev. On vient de lui enlever un kyste dans le ventre et il disait à Daudet, qui est allé le voir ces jours-ci : " Pendant l'opération, je pensais à nos dîners et je cherchais les mots avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier entamant ma peau et entrant dans ma chair... ainsi qu'un couteau qui couperait une banane."." (II, p.1000)
La distance de l'écrivain russe, motivée par un ardent désir littéraire de décrire au plus près l'intervention chirurgicale, ne doit pourtant pas être confondue avec celle du stoïcien, théorisée par Marc-Aurèle : dans ce dernier cas, le mot juste a seulement un usage personnel, une fin cognitive et thérapeutique à la fois ; pour le disciple du Portique, il ne s'agit pas de ne pas perdre de vue au coeur de l'épreuve la relation littéraire et donc à cette fin de risquer la métaphore parlante, mais de décrire la situation avec des concepts vrais au plus près de la matière. Un tel procédé, que Sandrine Alexandre a qualifié de redescription dégradante, vaudra donc pour toute épreuve, même celle dont on sait qu'on ne la racontera pas.