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samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




lundi 8 juillet 2013

Le désert platonicien : l'équivalent de l'état de nature.

Il faut attendre le 17ème siècle (Hobbes, Spinoza etc.) pour que le concept d'état de nature soit déterminé dans son sens politique, par opposition à l'état de société.
Reste que quelques lignes de Platon, dans le cadre de ce que certains appelleraient peut-être aujourd'hui une expérience de pensée, décrivent exactement ce qui sera désigné plus tard par le concept d'état de nature.
C'est dans La République, à l'occasion d'une analyse psychologique et politique de la tyrannie, où Platon compare le tyran au propriétaire d' esclaves :
" Socrate : Ces particuliers, que leur richesse a rendu propriétaires dans les cités de nombreux esclaves, ont avec les tyrans ceci de commun, ils commandent à plusieurs, et le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande.
Adimante : C'est une différence en effet.
S. : Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne craignent pas leurs domestiques ?
A. : De quoi auraient-ils peur, en effet ?
S. : De rien, mais en vois-tu la raison ?
A. : Oui, c'est que la cité toute entière prête assistance à chacun des individus particuliers." ( 578 d )
Dit autrement, si le maître ne craint pas ses esclaves, pourtant bien plus nombreux que lui, c'est parce que l'Etat, soutenant l'esclavage, empêche leur révolte ( en passant, on notera que Platon ne présente pas l'argument défendu par Rousseau dans Du contrat social et aussi, bien antérieurement, par La Boétie, selon lequel les esclaves ont intériorisé la soumission ). Logiquement Socrate va alors faire comprendre ce qui nécessairement se passerait s'il n'y avait pas de société organisée autour d'un État et c'est ici qu'on voit apparaître, à travers la représentation du désert, l'équivalent platonicien de l'état de nature :
" Socrate : Bien vu, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un de ces particuliers qui possède une cinquantaine d'esclaves ou même plus, et le transférait, lui, son épouse et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert, où il ne pourrait recevoir l'assistance d'aucun homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles frayeurs crois-tu qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ? "
On pourrait même se laisser aller jusqu'à dire que, par cette référence à la peur, ce désert platonicien a quelque chose de l'état de nature selon Hobbes... En effet, comme la suite le montre, les réactions du maître vont être bel et bien dictées par la peur de mourir :
" Adimante : La crainte s'emparerait entièrement de lui.
Socrate : N'en serait-il pas dès lors réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves, à leur faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être contraints, bref n'apparaîtrait-il pas lui-même comme le flatteur de ceux qui sont pourtant à son service ?
A. : Ce serait pour lui une nécessité contraignante s'il veut éviter de périr."
Pris en lui-même, ce passage contient finalement l'idée que l'esclavage n'a rien de naturel et qu'il est le produit d'un rapport de forces institué par l'État...

lundi 24 juin 2013

Ne faites pas la grue !

À Pierre, pour ses 50 ans...
Dans Le Politique de Platon, l' Étranger guide Socrate le jeune (c'est un homme qui porte le même nom que Socrate le philosophe). Il veut aider son interlocuteur à déterminer ce qu'a de spécifique l'homme politique. Par dichotomie, le dialogue progresse. Les deux hommes arrivent à l'idée que le politique dispose d'une technique directive. Plus précisément, dans la mesure où l'homme politique ne se contente pas de faire appliquer les ordres qu'on lui a donnés l'ordre de faire appliquer, la technique est qualifiée d'autodirective. Comme elle a comme objets les êtres vivants, elle est une espèce du genre élevage, l'homme politique ressemblant à l'éleveur de troupeaux, par exemple de boeufs ou de chevaux, à la différence de celui qui élève un seul être vivant.
À ce stade, l'Étranger invite alors Socrate le jeune à poursuivre la division dichotomique : comment bien diviser le genre élevage de troupeaux ? Le jeune Socrate répond sans hésiter :
" À mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes." (262a)
J'imagine que cette réplique plaît au lecteur contemporain et le détourne quelque peu de la fâcherie ressentie à lire que la masse des hommes est en premier lieu pensée sur le modèle du troupeau et l'homme politique sur celui du pasteur. En effet, qui aujourd'hui n'est pas plus ou moins rousseauiste ? Or, Rousseau, dans Du contrat social (livre I, chapitre II), expose la conception (attribuée, entre autres, à Hobbes) qu'il veut définitivement enterrer quand il écrit :
" Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'Empereur Caligula ; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes."
Mais revenons à Platon. L'Étranger voit dans cette distinction hommes / animaux une méprise. Elle est analogue, à ses yeux, à la distinction ordinaire entre les Grecs d'un côté et les Barbares ou à celle, extraordinaire, elle, qu'on pourrait faire entre par exemple le nombre "10.000" et tous les autres nombres :
" En détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu'à l'ensemble de toutes les races, alors qu'elles sont en nombre indéterminé et qu'elles ne se mêlent pas les unes avec les autres, ni ne parlent la même langue, ils appliquent la denomination unique de "Barbare", s'attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c'est comme si l'on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre "dix mille" de tous les autres, en le mettant à part comme si c'était une seule espèce, et qu'on prétende que, à mettre sur absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre." (262d)
On comprend aisément que, dans le cadre d'une classification des nombres, l'Étranger propose, à la place de distinction opposant le nombre "10.000" à tous les autres nombres, celle, meilleure, différenciant le pair de l'impair. Mais ce qui m'intéresse aujourd'hui est la comparaison que l' Étranger fait, devant Socrate le jeune, pour lui faire comprendre l'illusion anthropocentrique poussant les Grecs à s'opposer à tous les autres peuples, qui restent ainsi indifférenciés sous l'étiquette "Barbares". En effet l'Étranger compare, de manière amusante, ces Grecs fiers de leur hellénisme (mais tout aussi bien Socrate le jeune, opposant les hommes à tous les autres vivants) à un animal étrange, une grue consciente de soi :
" C'est ce que ferait peut-être un autre animal, s'il en existe, doué de réflexion comme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribuerait probabement les noms comme tu le fais, en prenant d'abord un seul et même genre celui de "grue" pour l'opposer aux autres êtres vivants et pour se glorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc le reste, y compris les hommes, pour lequel elle n'utiliserait aucun autre nom que celui de bêtes." (263d)
À partir de là, je ne veux pas encore reconduire mon lecteur vers la mouche nietzschéenne à laquelle je me suis déjà si souvent référé. Remontons plutôt au-delà de Platon. En effet cette grue me fait penser aux chevaux, aux boeufs et aux lions de Xénophane, rapportés par Clément d'Aexandrie dans les Stromates(V, 110) :
" Cependant si les boeufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu'avec art seuls les hommes façonnent
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins
, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun." (Les Présocratiques, La Pléiade, p.118)
On notera bien que les deux philosophes ne font que des expériences de pensée (tel Spinoza, dans une lettre à Schuller, donnant la conscience de soi à une pierre en mouvement). Ça serait donc faux de tirer de ces textes l'idée que Platon et Xénophane ont pensé les animaux comme des hommes comme les autres ! D'ailleurs leur but n'était pas de connaître les animaux de l' intérieur ( l'effet que ça fait d'être une chauve-souris) ou de l'extérieur mais de parvenir à une vérité qui ne soit pas en réalité une opinion déterminée par une position particulière dans le monde et l'ignorance de cette position.

mercredi 17 avril 2013

Le Vorarbeiter, l'archer et le grand.

“ Il y avait encore, brassard jaune et habit rayé toujours impeccablement repassé, le kapo allemand que, par chance, je ne voyais pas beaucoup, puis commencèrent à apparaître dans nos rangs, à mon grand étonnement, quelques brassards noirs avec une modeste inscription : Vorabeiter. J’étais justement là quand un homme de notre bloc que jusqu’alors je n’avais guère remarqué et qui, si je me souviens bien, n’était pas particulièrement estimé ou connu des autres, malgré sa force et sa robustesse, fit sa première apparition avec son tout nouveau brassard sur la manche, au repas du soir. Et là, je dus admettre que ce n’était plus un inconnu : ses amis et connaissances pouvaient à peine l’approcher, de partout fusaient des paroles d’allégresse, de félicitations, de vœux pour sa promotion, des mains se tendaient vers lui et il en serrait quelques-unes, d’autres non, et je voyais que, dans ce cas-là, les hommes s’éloignaient rapidement. Et enfin arriva le plus solennel – du moins à mes yeux – où, au milieu de l’attention générale et d’un silence respectueux, je dirais presque pieux, avec une grande dignité, sans nullement se dépêcher, sans rien hâter, sous le feu croisé des regards admiratifs ou envieux, il alla chercher sa deuxième portion, à laquelle il avait droit au titre de son rang, puisée de surcroît au fond de la marmite, et que le Stubendienst lui servit maintenant avec le privilège dont bénéficiaient ses égaux » (Imre Kertész, Être sans destin, 1975)
« C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s’ils valaient quelque chose. Mais on l’a fort bien dit : pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même ; tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci n’en souffrent souvent eux-mêmes ; mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d’endurer le mal et d’en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent mais. » (Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1546-1548)
" Le magistrat ne saurait usurper un pouvoir illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé d'en céder quelque partie. D'ailleurs, les citoyens ne se laissent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu'au dessus d'eux, la domination leur devient plus chère que l'indépendance, et qu'ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à commander, et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d'assujettir des hommes qui ne voudraient qu'être libres ; mais l'inégalité s'étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune, et à dominer ou servir presque indifféremment selon qu'elle leur devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir où les yeux du peuple furent fascinés à tel point, que ses conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendants s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui ; plus la cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait ; plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle devenait illustre." (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754)

samedi 3 décembre 2011

La satisfaction des désirs comme mesure du bien-être ? Rousseau puis Amartya Sen ("la sagesse des humbles")

Rousseau a expliqué dans Le Contrat Social (1762) que l'acceptation de la domination ne la justifie en rien, pour la raison que c'est précisément un des effets de la domination de causer chez les dominés le consentement :
" Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d' Ulysse leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature " ( Livre I, chapitre 2)
Or, Amartya Sen, tel qu'il est cité par Hilary Putnam dans Fait/valeur : la fin d'un dogme (2002) formule un argument du même type : le fait que quelqu'un reconnaisse que ses désirs sont satisfaits n'est pas un critère fiable de son bien-être, pour la raison que les situations de pauvreté chronique (et donc de domination) produisent une diminution des désirs et une adaptation à la pénurie :
" Le problème est particulièrement aigu là où les inégalités et les privations sont fortement implantées. Il se pourrait qu'une personne privée de tout, menant une vie très limitée, soit malencontreusement exclue des critères mentaux du désir et de son accomplissement, là où la souffrance est acceptée avec une résignation muette. Dans des situations de privation prolongée les victimes ne passent pas leur temps à se lamenter ou à se plaindre, et il n'est pas rare qu'elles entreprennent de grands efforts pour de petites satisfactions et pour réduire leur désir personnel à de modestes - "réalistes" - proportions (...) L'étendue des privations d'une personne peut parfaitement ne pas apparaître au regard des critères d'accomplissement du désir, même si elle s'avère dans l'incapacité totale de se nourrir convenablement, de se vêtir décemment, de recevoir un minimum d'éducation, et d'être correctement logée " (tiré de Repenser l'inégalité, 2002).
Rousseau par rapport à un problème politique et Sen par rapport à un problème prima facie économique relativisent largement le témoignage de la subjectivité au profit d'une prise en compte des conduites réelles des agents concernés.

mercredi 22 juin 2011

La mort comme révélateur : Montaigne, puis Céline (conforté par Pascal et Rousseau).


" En tout le reste il y peut avoir du masque : ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance ; ou les accidents, ne nous essayant pas jusques au vif nous donnent loysir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot,
" Alors seulement des paroles sincères nous sortent du fond du coeur, le masque tombe, la réalité reste "
Voylà pourquoi se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre jour, c'est le jour juge de tous les autres ; c'est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l'essay du fruict de mes etudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du coeur." (Livre I XIX)
Céline va tirer, lui, des leçons politiques de l'attitude des hommes au pouvoir quand ils se décomposent face à la possibilité de leur mort :
" Les préjugés, qui forment le fonds coutumier du cadre social, ne sont pas suffisamment étayés pour maintenir ceux qui ont vu de près les tristes figures, l'allure délabrée, les fibres intimes tremblotantes devant la mort de ces nombreux hommes qui jouissent, dans la vie organisée, d'une "solide réputation", d'"une situation formidable" et de tant d'autres adages qui leur ont servi pendant de longues années à diriger de façon doctorale les masses respectueusement soumises de ceux qui ne possèdent pas -
Quelle triste représentation ma chère amie, que celle qu'ils jouèrent pour la plupart devant celle qui ne pardonne pas aux piètres acteurs -
Combien j'ai vu aussi de vessies dégonflées, qui tenaient en respect, quelques jours avant, des peuples de subalternes -
Aussi suis-je maintenant, avec beaucoup d'autres, rempli d'un scepticisme piteux, pour cette cohorte de prétentieux, imbéciles pour la plupart, dont tout le talent résidait à maintenir entre les observateurs et eux un écran opaque, ou plutôt de couleur favorable, à travers lequel le peuple moutonnant contemplait son oppresseur, se révoltait parfois - mais par là même, consacrait l'efficacité de ce mirage trompeur.
La mort qu'on ne leurre pas a rompu ce pernicieux charme - et les hommes me sont apparus, quels qu'ils soient terriblement égaux pour la plupart, ne se spécialisant, ne ressortant de la masse, que par deux choses et encore rarement - les vices et l'intelligence -
Tenant à la vie, tous, à un degré égal, et ne se prêtant à son sacrifice que pour trois causes - le feu sacré, qui se rapproche beaucoup d'une phobie quelconque ; par manque d'imagination qui confine à la misère psychique, et enfin pour une troisième et dernière raison, un grand amour-propre -
Appelez tout ceci comme vous voudrez - tournoyez, changez les expressions - cherchez des échappatoires, vous ne trouverez d'autres mobiles au plus grand sacrifice, décorez-le de noms les plus pompeux, distillez-le en périodes enflammées, rien ne peut vous y soustraire -
La petite bande clairsemée des pleutres apparaît infime alors, elle n'attend que le coup de pouce pour se classer dans une des trois catégories dont beaucoup de sujets n'ont le mérite que d'y avoir été poussés -
Enfin une infime minorité de lâches auxquels les trois qualités manqueront, ou seulement en posséderont une à un trop grand degré pour être annihilée par une autre, compensatrice.
Il me fallait cette grande épreuve pour connaître le fond de mes semblables sur lesquels j'avais de grands doutes -
La chose est faite, je les ai classés sans m'épargner moi-même - Je sais ce que je vaux, je sais ce qu'ils valent, et j'ai conclu avec beaucoup d'autres qu'il nous était définitivement impossible de dépendre d'autres hommes, la plupart terriblement égaux - sinon inférieurs.
Ne croyez pas ma chère Simone que je sois empreint d'une folle prétention, et que je fasse partie d'une confrérie de jeunes esthètes qui traitent avec une superbe méprisante le reste de l'humanité dédaigneusement vouée à leur ostracisme englobant.
Mon nombril n'est en aucun point devenu le centre du monde.
Je sais qu'il est sur terre des êtres devant lesquels je m'incline volontairement, mais ils ne sont malheureusement pas ceux qu'il faut solliciter pour manger.
Ceux-ci sont en général de beaucoup plus prétentieux et exigent de ceux qui dépendent d'eux une soumission respectueuse, que le ridicule a définitivement chassée chez moi, et rendue impossible -
C'est pourquoi je parcours et parcourrai encore le monde dans des occupations fantaisistes, c'est pourquoi aussi beaucoup d'autres qui ont vu nous joindront, c'est pourquoi le régiment des dévoyés et des "errants" se renforcera de nombreuses unités, transfert fatal de la désillusion, bouée de l'amour-propre, rempart contre la servitude qui avilit et dégrade, mais contre qui personne ne proteste, parce qu'elle n'a que notre cerveau comme spectateur-
Ne croyez pas non plus que je professe une haine quelconque pour mes semblables, j'aime au contraire les voir, les entendre, mais je fais mon possible pour échapper à leur emprise. Pour entendre le son d'une cloche, il vaut mieux en être éloigné, le bruit trop rapproché vous assourdit - ." (Lettre à Simone Saintu, 31 Juillet 1916 - Céline a 22 ans)
Le préjugé dont parle Céline dans la première phrase est de concevoir le pouvoir social et politique comme la propriété des meilleurs moralement. Ainsi ce texte est-il aussi bien une dénonciation de la tyrannie au sens où Pascal comprend ce mot :
" Tyrannie.
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d'amour à l'agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres.
Aussi ces discours sont faux et tyranniques : " Je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis fort, donc on doit m'aimer ; je suis..." Et c'est de même être faux et tyrannique de dire : " Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas. Il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas." ( Pensées, 54 éd. Le Guern)
Et Rousseau vient à l'appui :
" On ne peut pas demander quelle est la source de l'inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot. On peut encore moins chercher s'il n'y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités (l'inégalité naturelle et l'inégalité politique) ; car ce serait demander en d'autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent, et si la force du corps ou de l'esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus, en proportion de la puissance, ou de la richesse : question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres, qui cherchent la vérité." (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)

Commentaires

1. Le dimanche 26 juin 2011, 10:41 par sopadeajo
Beau texte de Céline qui montre bien squ´il est anarchiste, sa haine des pouvoirs établis et tout le reste n´est que mauvaise littérature.

jeudi 27 janvier 2011

La métaphore du pâtre chez Rousseau et Diderot : le souverain-pâtre n'est même pas un pâtre de bestiaux !

On connaît très bien ces lignes de Rousseau, Contrat social (1762), livre I, chapitre II :
" Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paroit dans tout son livre pancher pour le premier avis ; c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espece humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples."
On connaît moins celles-ci de Diderot, tirées d'une lettre à Sophie Volland du 10 novembre 1765 :
" Et voilà cet admirable gouvernement anglois, dont le président de Montesquieu a tant dit de bien sans le connoître. Songez, mon amie, que la maxime Salus populi suprema lex esto (que le salut du peuple soit la loi suprême) est une belle ligne, et rien de plus. Celle qui s'observe, s'est observée et s'observera en tous tems, c'est Salus dominantium suprema lex esto (que le salut de ceux qui dominent soit la loi suprême). C'est du pâtre et non du troupeau que la loi est la sauvergarde, avec cette différence que le pâtre de bestiaux a l'attention de mener dans de gras pâturages le boeuf qu'il doit dévorer ; au lieu que le souverain-pâtre nous conduit étiques à la boucherie ".

mardi 20 février 2007

Rousseau stoïcien: à première vue seulement.

Dans le troisième livre des Confessions, Rousseau écrit.
"Mon âme à l'épreuve de la fortune n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle." (Oeuvres complètes I La Pléiade p. 103)
Hors contexte, la formule est parfaitement stoïcienne (à la condition expresse bien sûr de renvoyer "elle" à la fortune et non à l'âme !). Mais il suffit de mentionner la phrase qui la précède:
"Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir n'y répandre une larme."
et ce qui la suit:
"... et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des hommes."
pour réaliser que Rousseau n'a fait qu'une description psychologique: en effet ce passage, contrairement aux apparences, n'exprime aucune norme. On ne peut bien sûr pas soutenir non plus que Rousseau est naturellement stoïcien, non seulement parce que par définition le stoïcisme implique l'effort mais aussi parce que cette indépendance involontaire par rapport à la fortune (et précisément ici à la richesse et à la pauvreté) va de pair avec la souffrance.
Le dernier passage cité peut être compris de deux manières:
a) c'est parce qu'il n'a pas manqué du nécessaire qu'il a été malheureux.
b) c'est quand il ne manquait pas du nécessaire qu'il a été malheureux.
Si on privilégie la première interprétation, Rousseau se contredit car si "la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne (lui) ont fait pousser un soupir n'y répandre une larme", en revanche la richesse l'a rendu misérable et donc son âme dépend de la fortune (paradoxalement quand elle lui est favorable). Il ne reste plus qu'à soutenir qu'il y a une corrélation contingente entre l'état de l'âme de Rousseau et l'état de la (sa) fortune.

Commentaires

1. Le jeudi 12 mars 2015, 15:17 par samu
Cependant dans les " réveries" rousseau a l'air de s'inscrire étonnamment bien dans le moule du stoïcisme : on retrouve à plusieurs reprises l'idée que son bonheur se réalise dans l'abstinence. La devise stoïcienne étant "Sustine et Abstine"
supporte et abstiens toi. Qu'en pensez vous?