En vue de clarifier la discussion, née de mon billet précédent, voici, présenté chronologiquement, l'essentiel des textes consacrés à Descartes par Pierre Bourdieu :
1970 La reproduction :
“ Le mythe cartésien d’une raison innée, i.e. d’une culture naturelle ou d’une nature cultivée qui préexisterait à l’éducation, illusion rétrospective nécessairement inscrite dans l’éducation comme imposition arbitraire capable d’imposer l’oubli de l’arbitraire, n’est qu’une autre solution magique du cercle de l’AuP (autorité pédagogique) : “Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’aurions jamais été conduits que par elle.” Ainsi, on n’échappe au cercle du baptême inévitablement confirmé que pour sacrifier à la mystique de la “deuxième naissance” dont on pourrait voir la transcription philosophique dans le phantasme transcendantaliste de la reconquête par les seules vertus de la pensée d’une pensée sans impensé (…) Dans le cas de la religion, de l’art, l’amnésie de la genèse conduit à une forme spécifique de l’illusion de Descartes : le mythe d’un goût inné qui ne devrait rien aux contraintes de l’apprentissage puisqu’il serait donné tout entier dès la naissance transmue en choix libres d’un libre arbitre originaire les déterminismes capables de produire tant les choix déterminés que l’oubli de cette détermination ” (p. 53-54)
1972 Esquisse d’une théorie de la pratique:
“ De même que pour Descartes “la création est continue, comme dit Jean Wahl, parce que la durée ne l’était pas” et parce que la substance étendue n’enferme pas en elle-même le pouvoir de subsister, Dieu se trouvant investi de la tâche à chaque instant recommencée de créer le monde ex nihilo, par un libre décret de sa volonté, de même, le refus typiquement cartésien de l’opacité visqueuse des “potentialités objectives” et du sens objectif conduit Sartre à confier à l’initiative absolue des “agents historiques”, individuels ou collectifs, comme “le Parti”, hypostase du sujet sartrien, la tâche indéfinie d’arracher le tout social, ou la classe, à l’inertie du “pratico-inerte”” (p.249, note 33)
1979 La distinction :
“ Une histoire sociale de la notion d’”opinion personnelle” montrerait sans doute que cette invention du 18ème siècle s’enracine dans la foi rationaliste selon laquelle la faculté de “bien juger”, comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle (comme la faculté de juger esthétiquement selon Kant), - même si l’on doit accorder, surtout à partir du 19ème siècle, que l’instruction universelle est indispensable pour donner à cette aptitude son plein développement et fonder réellement le jugement universel, le suffrage universel.” (p.465)
1980 Le sens pratique:
“ Pareil au Dieu de Descartes dont la liberté ne peut trouver sa limite que dans une décision de liberté, celle par exemple qui est au principe de la continuité de la création – et en particulier de la constance des vérités et des valeurs -, le sujet sartrien, sujet individuel ou sujet collectif, ne peut s’arracher à la discontinuité absolue des choix sans passé ni avenir de la liberté que par la libre résolution du serment ou de la fidélité à soi-même ou par la libre démission de la mauvaise foi, seuls fondements des deux seules formes concevables, authentique ou inauthentique, de la constancia sibi.” (p.72)
1982 Leçon sur la leçon:
“ En faveur du parti de la science, qui est plus que jamais celui de l’Aufklärung, de la démystification, on pourrait se contenter d’invoquer un texte de Descartes que Martial Guéroult aimait à citer : “ Je n’approuve point qu’on tâche à se tromper en se repaissant de fausses imaginations. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que de l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance.” La sociologie dévoile la self-deception, le mensonge à soi-même collectivement entretenu et encouragé qui, en toute société, est au fondement des valeurs les plus sacrées et, par là, de toute l’existence sociale.” (p. 32)
1983 Choses dites:
“ L’opposition entre le paradigme de la Rational Action Theory (R.A.T.), comme disent ses défenseurs, et celui que je propose avec la théorie de l’habitus, fait penser à celle qu’établit Cassirer, dans La philosophie des lumières, entre la tradition cartésienne qui conçoit la méthode rationnelle comme un processus conduisant des principes aux faits, par la démonstration et la déduction rigoureuse, et la tradition newtonienne des Regulae philosophandi qui préconise l’abandon de la déduction pure au profit de l’analyse qui part des phénomènes pour remonter vers les principes et vers la formule mathématique capable de fournir la description complète des faits.” (p.61-62)
1992 Réponses:
“ On peut se demander, comme vous le faites, s’il faut alors parler de stratégie. Le mot est fortement associé à la tradition intellectualiste et subjectiviste qui, de Descartes à Sartre, a dominé la philosophie occidentale et qui connaît aujourd’hui un nouvel essor avec une théorie qui, comme la théorie de l’action rationnelle, est bien faite pour satisfaire le « point d’honneur spiritualiste » des intellectuels. » (p.104)
« Pratiquer le doute radical en sociologie, c’est un peu se mettre hors la loi. C’est sans doute ce qu’avait senti Descartes qui, au grand étonnement de ses commentateurs, n’a jamais étendu à la politique – on sait la prudence avec laquelle il parle de Machiavel – le mode de pensée qu’il avait inauguré si intrépidement dans le domaine de la connaissance. » (p.211)
1997 Méditations pascaliennes:
« Contre l’illusion scolastique qui incline à mettre une visée intentionnelle au principe de chaque action et contre les théories socialement les plus puissantes du moment qui, comme l’économie néo-marginaliste, acceptent sans la moindre contestation cette philosophie de l’action, le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel, ou que, contre la vision discontinuiste et actualiste qui est commune aux philosophies de la conscience (et dont l’expression paradigmatique se trouve chez Descartes) et aux philosophies mécanistes (avec le couple stimulus-réponse), le passé reste présent et agissant avec les dispositions qu’il a produites. » (p.78-79)
« Est-il un seul philosophe soucieux d’humanité et d’humanisme qui n’accepte pas le dogme central de la foi rationaliste, et de la croyance démocratque, selon lequel la faculté de « bien juger », comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux, par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle ? » (p.83)
« Établissant une stricte division entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la politique, entre la scolastique « contemplation de la vérité » (contemplatio veritatis) et l’ « usage de la vie » (usus vitae), l’auteur des Principes de la philosophie, au demeurant si intrépide, reconnaît que, hors du premier domaine, le doute n’est pas de mise : à la manière de tous les sectateurs modernes du scepticisme, de Montaigne à Hume, il s’est toujours abstenu, au grand étonnement de ses commentateurs, d’étendre à la politique – on sait avec quelle prudence il parle de Machiavel – le mode de pensée radical qu’il avait inauguré dans l’ordre du savoir. Peut-être parce qu’il pressentait qu’il se serait condamné, conformément aux prévisions de Pascal, à cette ultime découverte, bien faite pour ruiner l’ambition de tout fonder en raison, que « la vérité de l’usurpation », « introduite autrefois sans raison, est devenue raisonnable » (p.115)
2001 Science de la science et réflexivité :
“ En réponse à la question de savoir qui est le “sujet” de cette “création de vérités et de valeurs éternelles”, on peut invoquer Dieu ou tel ou tel de ses substituts, dont les philosophes ont inventé toute une série : c’est la solution cartésienne des seminae scientiae, ces semences ou ces germes de science qui seraient déposés sous forme de principes innés dans l’esprit humain (…) Si l’on écarte les solutions théologiques ou crypto-théologiques (…), est-ce que la vérité peut survivre à une historicisation radicale ? » (p. 10-11)
Il semble donc que ce que Bourdieu a pris pour cible chez Descartes, c’est principalement son rationalisme innéiste, son conscientialisme ainsi que sa croyance dans le libre-arbitre. En revanche Bourdieu, gardant de Descartes le rationalisme et la primauté de la vérité, paraît avoir repris à son compte le doute cartésien en le rendant plus radical, en l’étendant à la « politique », ce qui l’a conduit à retrouver la thèse pascalienne selon laquelle les institutions sociales ont des causes oubliées (plus, maintenues dans l’oubli) et sont dépourvues de fondements rationnels.
Cependant, l'effort qu'a fait Bourdieu pour penser l'État sans reproduire à son propos la pensée d'État n'est donc en rien une deuxième naissance de type cartésien, dénoncée par le sociologue dès 1970 comme illusoire, mais une tentative de parvenir, avec l'héritage culturel sans lequel le projet même d'un tel doute ne peut pas venir à l'esprit, à une connaissance vraie de l'État.
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