Peter Singer dans Practical ethics s'interroge sur la possibilité de juger objectivement la différence de valeur entre la vie humaine et une vie animale quelconque
" The difficulty of finding neutral ground is a very real practical difficulty, but I am not convinced that it presents an insoluble theoretical problem. I would frame the question we need to ask in the following manner. Imagine that I have the peculiar property of being able to turn myself into an animal, so that like Puck in A Midsummer-Night's Dream, " Sometimes a horse I'll be, sometimes a hound. " And suppose that when I am a horse, I really am a horse, with all and only the mental experiences of a horse, and when I am a human being I have all and only the mental experiences of a human being. Now let us make the additional supposition that I can enter a third state in which I remember exactly what it was like to be a horse and exactly what it was like to be a human being. What would this third state be like? In some respects - the degree of self-awareness and rationality involved, for instance - it might be more like a human existence than an equine one, but it would not be a human existence in every respect. In this third state, then, I could compare horse-existence with human-existence. Suppose that I were offered the opportunity of another life, and given the choice of life as a horse or as a human being, the lives in question being in each case about as good as horse or human lives can reasonably be expected to be on this planet. I would then be deciding, in effect, between the value of the life of a horse (to the horse) and the value of the life of a human (to the human). " (second edition, Cambridge University Press, p. 106)
Ce qui m'intéresse ici est la référence à la pièce de Shakespeare. En effet on trouve chez Ovide dans les Métamorphoses une fiction plus développée et explicitement centrée sur la question de la connaissance objective de deux expériences subjectives, dans ce cas, celle du plaisir sexuel :
" (...) il arriva que Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, elle-même exempte de tout tracas : " Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin." Elle le nie. Ils conviennent de consulter le docte Tirésias ; car il connaissait les plaisirs des deux sexes ; un jour que deux grands serpents s'accouplaient dans une verte forêt, ils les avait frappés d'un coup de bâton ; alors (ô prodige !) d'homme il devint femme et le resta pendant sept automnes ; au huitième il les revit : " Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer le sexe de celui qui vous les donne, aujourd'hui encore je vais vous frapper." Il frappe les deux serpents ; aussitôt il reprend sa forme première et son aspect naturel. Donc, pris pour arbitre dans ce joyeux débat, il confirme l'avis de Jupiter ; la fille de Saturne en ayant éprouvé, à ce qu'on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de son juge à une nuit éternelle. " (III, Folio classique, p. 116-117)
On notera que tel Pythagore accumulant dans son esprit les exacts souvenirs de ses multiples vies, Tirésias conserve la mémoire fidèle d'une identité féminine qu'il n'a plus. C'est cette permanente objectivité de surplomb qui correspond au troisième état neutre évoqué par Singer.
Commentaires
Avec Ovide et ses métamorphoses, on se pose peut-être la question, plus difficile, du genre : Tirésias est-il transsexuel ou transgenre ? Le caractère magique du changement de sexe de Tirésias rend irréelle sa définition biologique. Et pourquoi Junon réagit-elle comme une féministe américaine avant l’heure ? Ovide, ironique, semble n’y voir que l'expression de la légendaire hystérie féminine, qui fait toujours un drame d'une chose futile.
La langue française ratisse large, dans la mesure où le sexe est à la fois biologique et mental. On sait que la couche mentale ne coïncide pas forcément avec la couche biologique, mais qu'elle n' a présentement aucun fondement scientifique. On ne dispose que de la culture postmoderne, pour la penser. Les Anglo-saxons préfèrent distinguer clairement le mental du biologique, en matière d'identité, avec la notion de « gender ».
Il reste qu' avec l' espèce et le genre comme états mentaux, on assiste peut-être au remariage de la philosophie avec l'anthropologie.
Quant à Tirésias, comme vous dites justement, il réalise magiquement l'impossibilité notée par Singer : il a été femme pendant huit ans, comme on fait un métier pendant un temps déterminé, en en gardant ensuite un souvenir vrai biaisé ni par l'ancienne identité ni par l'identité première retrouvée.
Quant à la réaction de Junon, elle m'a en effet étonné. La déesse semble moins réagir comme la féministe dont vous parlez, contre une essentialisation injustifiée de la femme, que contre une accusation honteuse d'extrême disposition au plaisir. Tout ce que j'écris ici est fragile, hypothétique... et je ne sais pas ce qu'y voit Ovide...
Oui, comme vous dites, ou on réduit la couche mentale injustement à la couche biologique, ou on l'historicise à coeur joie, la séparant de ce qui la conditionne sans à première vue l'expliquer entièrement. C'est un des problèmes de la philosophie de l'esprit.
Quant au mariage, il doit être à mes yeux à trois : neurologie, sciences sociales, philosophie...
Voltaire expliquait par la folie les excès de logique de Malebranche. Il se considérait plutôt comme un visionnaire. Mais il n' est pas question d'expliquer la philosophie de Malebranche par de la psychologie sommaire, ni d’en faire un fou littéraire. Pourtant, Malebranche a favorisé la création de la légende du génie consécutif à un traumatisme crânien. Les Romantiques l'ont diffusée. Vigny écrivait : "Malebranche était idiot jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Une chute le blesse à la tête, on le trépane, il devient un homme de génie." (Journal d’un poète,1842, p. 1186).
Quelle chance pour Malebranche si un traumatisme crânien a produit un tel réarrangement de ses circuits neuronaux !
Le quotidien des neurologues est en fait que les pathologies neurologiques diminuent tristement les patients.
"Il est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux que de leur donner une âme immortelle." L'animal-machine ne serait qu'une hypothèse. D'ailleurs, les machines créées par Dieu sont infiniment plus subtiles que celle de l'horloger. Dans les "Principes de la Philosophie", Descartes ajoute :
"Cependant quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, car l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur."
Dans les "Sixièmes Objections", Descartes semble faire une concession au vitalisme d'Aristote, qu' il condamne pourtant, quand il nie qu' il n'accorde ni sens, ni âme organique, ni vie aux bêtes. Je ne sais plus où Descartes reconnaît une fonction d'animation au sang. Le sang, c' est l'âme, et les animaux n' en sont donc pas dépourvus.
Malebranche ne faisait pas toutes ces réserves. Il ne se disait pas que si l'animal se laissait apprivoiser, c' était parce qu' il comprenait l'échange économique de base : garder la maison et le troupeau, contre avoir le gîte et le couvert. En frappant son animal pour une raison métaphysique, qu' il ne comprendrait jamais, il risquait de l'ensauvager et de lui faire mordre Fontenelle à sa prochaine visite.
En fait ce que Descartes écrit à propos de l'âme des animaux appartient à la connaissance du deuxième genre. Oui, les animaux étant vivants, ils ont une "âme corporelle" (Réponses aux sixièmes objections) mais ils n'ont pas de pensée :
" (...) pour moi je n'ai pas seulement dit que dans les bêtes il n'y avait point de pensée, ainsi qu'on veut me faire accroire, mais outre cela, je l'ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n'ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à l'encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que les chiens savent en veillant qu'ils courent, et même en dormant qu'ils aboient, et qui en parlent comme s'ils étaient d'intelligence avec eux, et qu'ils vissent tout ce qui se passe dans leurs coeurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu'ils disent." (La Pléiade, p.530)
en contemplant Athéna ( Minerve ) nue.