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samedi 9 septembre 2017

Misanthropie naturelle et amour de la vérité ou comment se mettre à l'abri des importants.

Victor Goldschmidt dans Le système stoïcien et l'idée de temps (Vrin, 1985, p. 177) consacre une note à l'opposition entre la misanthropie ordinaire et la philanthropie stoïcienne, la misanthropie naissant non du " spectacle des méchants et des insensés " mais de " situations toutes banales où l'on se heurte à une promiscuité jugée insupportable ". L'auteur mentionne alors deux situations auxquelles s'est rapporté Épictète : " le bain public " et " la cohue aux fêtes d' Olympie ", puis, généralisant, il évoque " le comportement de nos semblables dont le spectacle quotidien nous est imposé " ; c'est alors qu'il cite la pensée suivante de Marc-Aurèle :
" Vois-les faire, quand ils mangent, qu'ils dorment, qu'ils s'accouplent, qu'ils s'accroupissent à l'écart et ainsi de suite ; puis quand ils se donnent de grands airs et se rengorgent, ou bien quand ils se fâchent et qu'ils vous accablent de leur supériorité. " (X, 19)
Victor Goldschmidt juge alors pertinent de rapprocher les lignes citées d'une pensée de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant ! "
Pascal manifestement dénonce ici le pouvoir de l'imagination qui engendre une haine irrationnelle et donc injustifiée ; la suite de la pensée, que ne donne pas Goldschmidt, est sur ce point sans ambiguïté :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons." (éd. Brunschvicg, II,86).
Mais est-ce bien aussi le sens du texte de Marc-Aurèle de condamner la réaction spontanée qu'on serait porté à avoir face aux conduites humaines parce qu'elles seraient et animales par certains côtés et méprisantes par d'autres ? Voyons d'abord la pensée en question dans son intégralité à travers la traduction qu'en a donnée Émile Bréhier :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril, et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (La Pléiade, p.1226)
En fait Marc-Aurèle, à la différence de Pascal, ne présente pas une pensée qu'il a et de laquelle il devrait se défaire mais une pensée qu'il doit avoir en vue de devenir plus lucide et meilleur à la fois. En effet, il ne s'agit pas de misanthropie spontanée contre laquelle le philosophe devrait se prémunir mais d'une révision à la baisse volontaire de la valeur de ceux par lesquels il est tenté de se laisser impressionner. En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices. Il s'agit de ce que Sandrine Alexandre a désigné sous le nom de " redescription dégradante " ou d'une claire vision de propriétés essentielles mais passant inaperçues. La pensée 13 renforce clairement cette interprétation :
" (...) Quant à ceux qui ont l'arrogance de louer ou de blâmer les autres, oublies-tu ce qu'ils sont au lit, ce qu'ils sont à table, ce qu'ils font, ce qu'ils évitent, ce qu'ils recherchent, ce qu'ils volent (...) ? "
À mes yeux donc, dans la pensée en question ici, Marc-Aurèle ne relève pas deux sources ordinaires de misanthropie mais engage à voir l'homme comme un simple animal soumis à ses besoins dans les moments où on est porté à se soumettre à tort aux condamnations qu'il profère contre nous autant que dans ceux où l'on se réjouit des compliments aveugles dont il pense nous honorer.

Commentaires

1. Le dimanche 8 octobre 2017, 14:42 par Elias
"En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices"
Le problème pour le stoïcien c'est d'éviter de devenir lui-même un "important" et un donneur de leçon, tout en remplissant ses devoirs envers les autres. Peut-il se contenter de prêcher par l'exemple ?
2. Le vendredi 13 octobre 2017, 13:45 par Philalèthe
Marc-Aurèle n'a pas cherché à transformer les autres, je crois, mais Épictète et Sénèque sont su donner des leçons sans pour autant faire les importants. Être professeur de stoïcisme ne me paraît pas contradictoire. Une des manières qu'ont eue autant Sénèque qu'Épictète est de s'inclure dans les apprenants. L'idée qu'il suffit d'être ce qu'on est pour qu'on soit par cela même imité ne me paraît courante dans le stoïcisme. En revanche,oui, le professeur prend comme exemples des hommes ne se donnant pas en exemples.

samedi 21 mars 2015

La troncature des philosophies antiques.

" Vigny illustre un stoïcisme tronqué, c'est-à-dire coupé de sa physique, par où l'éthique même du stoïcisme authentique se trouve altérée." (Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l'idée de temps, Vrin, 1985, p.182)
Non amputée, l'éthique stoïcienne est justifiée par ce qui la complète, une connaissance prétendument vraie de la réalité naturelle, physique. Ainsi fondée sur la science, cette morale gagne en intelligibilité (elle n'est pas choisie librement, gratuitement) mais aussi en vulnérabilité (car toute réfutation de la physique la met nécessairement en question).
Certes on peut faire valoir avec raison qu'aucune connaissance scientifique n'est en mesure d' affaiblir une norme stricto sensu, il reste que dans le système stoïcien les normes dérivaient de ce qui était pensé comme une science de la nature.
Bien sûr, que cette science de l'Univers soit fausse ou douteuse n'empêche pas de maintenir comme correctes toutes les normes précédentes, sauf qu' il serait plus clair alors de ne plus les appeler stoïciennes.

samedi 17 décembre 2011

La ménagère et le cercle : où l'on apprend de Goldschmidt et de Jerphagnon autre chose que des éléments de platonisme.

Dans son Histoire de la pensée d' Homère à Jeanne d'ArcLucien Jerphagnon, en vue d'éclairer ce que sont les essences, cite un passage des Dialogues de Platon de Victor Goldschmidt :
" On imagine facilement une bonne ménagère vivant dans son univers de plats et de casseroles sans jamais s'être posé la question de savoir ce qu'est le cercle. Toutefois, le maniement journalier d'objets aussi ressemblants l'aura peut-être prédisposée à subir avec quelque succès une interrogation socratique sur l'essence du cercle. Au niveau de l'image elle exhibera telle tasse ou telle assiette qui lui paraissent particulièrement bien arrondies. Peu à peu, Socrate lui fera comprendre que ces différents ustensiles ont quelque chose de commun dont elle essaiera de rendre compte. Peut-être ne parviendra-t-elle jamais à s'en expliquer avec la précision de l'énoncé euclidien, mais elle aura au moins fait ce progrès : passer de la multiplicité des formes sensibles dans la région où l'on devine l'unité de la forme."
Et Jerphagnon d'écrire : " Bonne pédagogie, qui montre ce qu'est le platonisme ".
Certes mais révélatrice aussi de ce que deux universitaires d'une certaine époque pensaient des ménagères. Si on véhicule aujourd'hui les mêmes préjugés, au moins prend-on garde à les cacher.

mardi 28 octobre 2008

Matérialisme stoïcien et matérialisme kimien.

Au début de Philosophie de l’esprit (2006), Jaegwon Kim argumente contre une conception substantialiste de l’esprit :
« On n’a pas un esprit comme on a les yeux noisette ou un coude blessé » (p.6 de la trad.française)
Il lui paraît alors pertinent de comparer « avoir un esprit » à « danser une valse » ou à « faire une promenade » :
« Où se trouvent ces danses et ces promenades quand personne ne danse ni ne se promène ? (…) Employer ces expressions n’implique pas de reconnaître l’existence d’entités comme les valses ou les promenades ; tout ce qu’il nous faut admettre dans notre ontologie, ce sont des personnes qui valsent ou des personnes qui se promènent. » (ibid.)
Je pense alors à un passage de Victor Goldschmidt consacré à l’ontologie stoïcienne :
« Le fait d’agir est une manière d’être, n’est pas une qualité essentielle du corps qui agit ; comparé avec la réalité de celui-ci, il est « irréel ». Rattaché, au contraire, à cette réalité qui le réalise, il « prend corps » et même devient corps. « Ils considèrent comme des corps les vertus et les vices et, en outre, l’ensemble des techniques et des souvenirs, et encore les représentations, les passions, les tendances, les assentiments". ( …) Les manières d’être, c’est-à-dire les événements, tant physiques que psychiques, n’ont pas de réalité propre ; c’est qu’elles sont ramenées à la réalité de l’agent, comme les modes à la substance. Mais la substance n’existe jamais sans ses modes, elle est toujours manifestée par son « comportement » qui seul, tombe, sous les sens. » ( Le système stoïcien et l’idée de temps 1953 p22-23)