Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien, qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :
" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)."
" Malveillant " traduit ici l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin).
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :
" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)
La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres philosophes que lui, blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ? Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui.
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.
Commentaires
Qu'il soit "subtil" ou "ridicule", un sophisme reste un sophisme et vous avez bien employé le mot "encourager", pour dénoncer une dérive "rhétorique" de l'argumentation philosophique. La question est celle de savoir qui porte la responsabilité d'une telle situation, sinon nous n'aurions affaire, dans ce billet, qu'à l'antienne de la baisse du niveau des élèves, avec le couplet habituel sur l'insuffisance de l'enseignement du français en amont : « On mesure alors le danger de vouloir initier à la philosophie à des niveaux où l'apprentissage du français n'est pas encore une affaire réglée. »