Dans la Bibliothèque de la Pléiade, on lit encore les oeuvres complètes de La Bruyère dans l'édition qu'en a donnée Julien Benda en 1935. Certes une nouvelle édition satisferait davantage aux exigences contemporaines de la critique scientifique. Mais on perdrait à coup sûr les notes d'une extrême liberté de ton que Benda a jugé bon d'ajouter au texte de l'auteur.
Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je choisis la note correspondant au deuxième texte de la dernière partie des Caractères : Des esprits forts. Voici d'abord ce qu'écrit La Bruyère :
" Le docile et le faible sont susceptibles d'impressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l'esprit docile admet la vraie religion, et l'esprit faible, ou n'en admet aucune, ou en admet une fausse. Or l'esprit fort ou n'a point de religion, ou se fait une religion ; donc l'esprit fort, c'est l'esprit faible " (p.469, édition de 1941)
À quoi Julien Benda répond par une note juste mais sévère et définitive :
" Irréfutable si l'on commence, comme fait La Bruyère par définir l'esprit faible celui qui n'admet pas "la vraie religion", c'est-à-l'esprit fort. La pauvreté de toute cette argumentation est confondante." (p.729).
À dire vrai, ce que je trouve intéressant dans ce passage est la distinction entre la docilité et la faiblesse de l'esprit. À la différence de La Bruyère qui désigne par elle deux types d'esprit, on pourrait s'en servir pour désigner une vertu (la docilité) et un vice (la faiblesse) épistémiques.
Dans ce cadre, le même esprit est docile s'il croit ce qu'il est justifié de croire et ne croit pas ce qu'il n'est pas justifié de croire et il est faible s'il croit ce qu'il n'est pas justifié de croire et ne croit pas ce qu'il est justifié de croire. Les passions ou l'intérêt pourraient vicier l'esprit docile et le faire déraisonner.
Vu sous ce jour, l'enfant tel que Descartes l'a pensé ne serait ni docile ni faible mais crédule. La crédulité désignerait alors un état naturel de l'esprit. La docilité, elle, serait le produit d'une bonne éducation épistémique. Quant à la faiblesse, elle pourrait être accidentelle, comme je viens de l'envisager, ou constitutive, la crédulité naturelle non corrigée devenant vice.