Je ne résiste pas au plaisir de consacrer quelques lignes à cet esclave, disciple hétérodoxe, dont le maître portait le nom de Bâtôn ! C’est lui qu’on soupçonne d’avoir inventé de toutes pièces l’esclavage de Diogène. Il aurait rabaissé son lointain modèle à son niveau ! Cela n’augure rien de bon, tant le disciple classique a l’habitude, toute contraire, de placer le maître sur un piédestal (1). Dès le début, Ménippe signe sa différence : alors que les autres ont traité l’argent par le mépris, lui l’accumule en mendiant. S’enrichir en demandant, c’est tout le contraire de la pratique cynique ordinaire : s’appauvrir pour ne rien avoir à demander. Il est vrai que c’est pour s’émanciper par l’affranchissement et devenir citoyen de Thèbes. Mais, une fois libre, il semble n’avoir eu d’yeux que pour la richesse :
« Hermippe raconte qu’il prêtait de l’argent au jour le jour, ce qui lui valut un surnom. Car il prêtait à intérêt à des armateurs et prenait des gages, à tel point qu’il put amasser une fortune colossale. » (VI, 99) (2)
Sa fin est sordide, aux antipodes des fins extraordinaires de Diogène :
« On monta un complot contre lui, on le dépouilla de tous ses biens, et de désespoir il mit fin à ses jours en allant se pendre. » (VI, 100)
Face à un tel contre-exemple de cynisme, Laërce prend la parole pour présenter la plaisanterie que le cas Ménippe lui a inspiré :
« J’ai composé pour lui la plaisanterie suivante : Phénicien de naissance mais chien de Crète, (3) Prêteur à la journée – ainsi l’avait-on surnommé- Sans doute connais-tu Ménippe. A Thèbes, quand un jour fut forcée sa maison Et qu’il perdit tout son bien, ignorant ce qu’est un Cynique, Il se pendit. » (ibid.)
Mais qu’a donc fait Ménippe pour mériter le nom de chien ? Marc-Aurèle, l’empereur stoïcien, en fait le représentant des « présomptueux railleurs de cette vie périssable et éphémère que mènent les hommes » (Pensées, VI, 47). Lucien dans La double accusation dit de lui qu’il était « le plus fort aboyeur et le plus mordant de tous les anciens Cyniques (…) comme un chien redoutable dont les morsures sont d’autant plus profondes qu’il les fait en riant et sans qu’on s’y attende. ». Il me semble que Ménippe a aboyé par écrit en inaugurant un genre, le sérieux-comique (σπουδογελοῖος). Une de ses cibles a été les disciples d’Epicure auxquels il consacre deux ouvrages (bien sûr perdus) : Les Enfants d’Epicure et Les Fêtes du 20ème jour. Comme les cyniques avaient la dent dure avec leur propre disciple, j’imagine que Ménippe a tourné en dérision encore plus durement la dépendance des disciples d’une autre secte. Quant au deuxième titre, il se réfère à un rite recommandé par Epicure à ses disciples et consistant tous les 20 du mois à commémorer son souvenir et celui de son ami Métrodore. Cette religiosité épicurienne ne pouvait qu’attirer les foudres cyniques, toujours prêtes à détruire toute domination autre que celle exercée sur soi-même. Un de ses ouvrages au titre énigmatique La descente aux enfers me donne l’occasion de présenter Ménédème qui met en scène de manière joyeuse et caricaturale les croyances populaires et prétend donc monter des enfers et y descendre aussi !
« D’après ce que raconte Hippobote, il avait poussé si loin l’art du merveilleux qu’il circulait affublé d’un costume de Furie en proclamant qu’il était monté de l’Hadès avec mission de connaître les fautes commises et d’y redescendre pour en faire rapport aux démons infernaux. Voici quel était son accoutrement : une tunique grise tombant jusqu’aux pieds et serrée à la taille par un ceinturon pourpre ; sur sa tête, un bonnet arcadien sur lequel étaient brodés les douze signes du zodiaque ; des cothurnes de tragédie ; une barbe d’une longueur démesurée et, dans la main, un bâton de frêne. » (VI, 102) (4)
On ne sait rien de plus sur Ménédème, cynique théâtral.
(1) Ajout du 29-09-14 : À propos de l'ouvrage de Ménippe "La vente de Diogène", Marie-Odile Goulet-Cazé écrit : " C'est à partir de cet ouvrage dont l'influence doit être considérable dans la constitution de la légende de Diogène, que s'est élaborée la tradition sur l'épisode des pirates qui auraient fait Diogène prisonnier et l'auraient ensuite vendu à Corinthe où il devait être acheté par Xéniade. Ménippe, lui-même esclave, a voulu montrer dans le texte que le sage est indifférent à l'esclavage." (Dictionnaire des philosophes antiques, volume IV)
(2) Ajout du 29-09-14 : "Ces détails donnés par le biographe péripatéticien Hermippe sont considérés généralement comme douteux (Dudley, A history of cynicism, p.70). Ils ont pu être inspirés par la biographie de Diogène le Cynique et l'épisode de la falsification de la monnaie." (ibid.)
(3) Ajout du 29-09-14 : "Le qualificatif de Crétois utilisé dans ce poème s'explique peut-être par le fait que les Crétois étaient connus dans l'antiquité par la réputation de leurs trafiquants et de leurs pirates." (ibid.)
(4) Ajout du 29-09-14 : Il n'est pas exclu que cette section consacrée à Ménédème repose en fait sur une confusion avec Ménippe (on aurait mal interprété l'abréviation Μεν qui aurait renvoyé dans l'esprit de Diogène Laërce à Ménippe et non à Ménédème). Si c'est le cas, on ne sait alors quasi rien de Ménédème, sauf qu'il a été disciple de l'épicurien Colotès puis du cynique Échéclès.