MOI : - Croyez-vous qu'on a raison de faire de la philosophie une condition du bonheur ?
ELLE : - C'est vrai que philosopher rend heureux, comme faire du vélo ou cuisiner, pour qui aime ces activités. Mais de là à faire de la philosophie une condition nécessaire du bonheur, il y a un pas...
MOI : - Cependant, en rendant plus lucide, moins victime des idées fausses, la philosophie ne permet-elle pas de distinguer le vrai bonheur des bonheurs imaginaires ?
ELLE : - Si vous n'avez pas oublié nos précédentes conversations, vous devinez que les philosophes ne savent pas ce qu'est le bonheur ; en revanche c'est apparemment une occupation qu'ils aiment de se disputer en prétendant savoir mieux que leurs rivaux, passés ou contemporains, ce qu'est le bonheur... C'est d'ailleurs parce qu'on ne dispose pas d'un savoir sur le bonheur que j'ai les plus grandes méfiances à propos de l'utilitarisme qui fait du bonheur du plus grand nombre un élément-clé de sa morale !
MOI : - Quand j'étais en Terminale, mon professeur nous avait fait étudier la Lettre à Ménécée d'Épicure et je croyais bien alors devenir pour toujours un épicurien éclairé !
ELLE : - Votre professeur vous a enthousiasmé parce qu'il s'est bien gardé de présenter les critiques que les stoïciens ou les sceptiques ou les chrétiens faisaient des épicuriens. S'il l'avait fait, le ver du doute aurait corrompu votre beau petit fruit...
MOI : - Mais il faut bien un jour cesser de douter pour arriver à quelques chose !
ELLE : - Il faut cesser de douter si on arrive à quelque chose, en fait, si on arrive à quelque chose, on ne peut plus douter, sauf verbalement.
MOI : - Vous voulez dire ?
ELLE : - Que par exemple vous ne doutez pas du fait qu'on discute en ce moment ! Même si, dans une conversation philosophique, vous pouvez dire que vous en doutez, en réalité vous ne croyez pas à votre doute. Cela dit, c'est un petit jeu qui plaît aux élèves : ils ont l'impression de décoller vers les hauteurs philosophiques.
MOI : - Donc la philosophie n'apporte rien concernant la question du bonheur ?
ELLE : - Si, elle apporte le doute, et peut-être que ce doute est bénéfique au moins pour les autres, car on ne risque pas de les contraindre à mener une vie dont ils ne veulent pas.
MOI : - Mais alors vous êtes un relativiste ?
ELLE : - Sur la question du bonheur, ça serait un peu fort de café de soutenir que son règlement n'est pas relatif à la philosophie particulière qu'on défend !
MOI : - Mais le bonheur n' a-t-il pas comme condition universelle le développement harmonieux de soi-même ?
ELLE : - Ce n'est qu'une des conceptions particulières de la vie heureuse et elle se heurte à l'impossible solution de la question suivante : qu'est-ce que ça veut dire " se développer harmonieusement " pour un homme ? On peut peut-être y répondre s'agissant d'un pommier mais vous voyez que nous manque dans notre cas la définition vraie de l'homme réalisé, mûr, parfait !
MOI : - Et ce qu'on appelle le développement personnel ?
ELLE : - C'est une expérience ordinaire pour chacun de penser qu'il se développe bien ou mal ou médiocrement, entrent dans les causes de cette conception personnelle de ce que je dois être ma vie passée, mon histoire, mes croyances. Mais de là à croire que bien se développer pour moi, c'est suivre un chemin valable pour tout homme...
MOI : - Et vous êtes relativiste aussi en morale ?
ELLE : - C'est un peu pareil : j'ai honte quand je pense me comporter immoralement et je suis fier de moi si je parviens à agir selon la morale. Mais c'est au moment de définir ce qu'est la morale que ça se corse car on retombe sur la dispute...
MOI : - Mais c'est tout de même bien, la morale, non ?
ELLE : - Oui, mais c'est une tautologie.
MOI : - ?
ELLE : - Par définition, parler de la morale, c'est parler de quelque chose qui a de la valeur, qui est bien. Il en va de même avec la beauté. Si vous dites d'un tableau qu'il est beau mais qu'il n'a aucune valeur esthétique, on ne vous comprendra pas. Le problème surgit quand on se demande pourquoi la morale a de la valeur : est-ce quelque chose que les hommes inventent ou bien quelque chose qu'ils découvrent ? Et s'ils l' inventent, y a-t-il plusieurs inventions différentes possibles et d'égale importance ?
MOI : - Et quelle est votre position ?
ELLE : - Je reste sceptique bien sûr !
MOI : - Mais on ne peut pas se passer de la morale ?
ELLE : - À en juger par les dégâts que peuvent faire les hommes immoraux, c'est difficile de dire que la morale n'est pas quelquefois bonne pour la vie en société.
MOI : - Pourquoi quelquefois seulement ?
ELLE : - Pensez à la morale nazie !
MOI : - Mais il n'y a pas de morale nazie !
ELLE : - Comment le savoir si on ne dispose pas d'une définition vraie de la morale ? On peut dire qu'il n'y a pas de mathématiques nazies parce qu'on sait au moins vaguement ce que sont les mathématiques. Mais pour la morale...
MOI : - Alors la philosophie n'est pas un élément de l'éducation morale ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là ! La formation philosophique, en apprenant à clarifier, distinguer, préciser, en donnant aussi une connaissance critique des diverses morales philosophique, etc. aide à mettre un peu de lumière dans le brouillard des discussions morales, mais en effet, elle ne fait pas voir le soleil du Bien...
MOI : - Vous le regrettez ?
ELLE : - Si un télescope ne permet pas de voir un astre qui n'existe pas et n'a jamais existé, pense-t-on que c'est un mauvais télescope ?