Le déclin physique de Speusippe est décrit par Diogène Laërce de trois manières : « ruiné sous l’effet de la paralysie » (IV 3), « infesté de vermine » (4), « son corps avait même fini par perdre toute consistance » (ibid.) (Genaille traduit de manière saisissante : « son corps était tout pourri »).
C’est clair, Speusippe n’est plus physiquement maître de lui : rien d’étonnant alors à ce qu’il envoie « chercher Xénocrate en l’invitant à venir et à lui succéder à la tête de l’école » (3) et que ce soit « transporté sur une charrette » qu’il se rende à l’Académie. C’est à cette occasion qu’il rencontre Diogène le cynique à qui il dit : « Joie à toi » et qui lui répond : « Mais non à toi qui supportes de vivre dans un pareil état » (3).
Diogène semble en effet avoir été partisan du suicide si l’on en croit une des versions de sa mort (il s’asphyxie) et le poignard qu’il propose à Antisthène pour que ce dernier en finisse (cf la note du 24-02-05). Cependant la réplique du maître refusant le suicide met bien évidence que l’attitude cynique n’implique pas la mort volontaire et que l’extrême souffrance supportée dignement est aussi raisonnable que la volonté de mettre fin à sa vie. J’en conclus que ce que Diogène dit à Speusippe vise moins l’homme qui se coltine avec une vie insupportable que le représentant d’une philosophe adverse.
Cependant sa dureté fait mouche :
« A la fin, pris de découragement, il quitta la vie volontairement à un âge avancé. » (3)
Je crois savoir que quand Laërce attribue au découragement le suicide, il le condamne ipso facto (en effet ne reproche-t-il pas aussi à Périandre et à Diodore Cronos d’avoir eux aussi succombé (sic) au découragement ?). Speusippe n’a-t-il pas à la fois trop attendu (du point de vue cynique) et trop peu attendu (pour le disciple d’un philosophe qui dans le Phédon condamne sans ambages le suicide) ?
Rien de surprenant alors si l’épigramme qu’écrit Laërce met très haut la barre platonicienne :
« Si je n’avais appris que Speusippe mourut ainsi,
Personne n’aurait pu me convaincre de dire
qu’il n’était pas du même sang que Platon ; car
il ne serait pas laissé mourir de découragement pour si peu de chose. » (3)
Dans ces vers dévastateurs, ce qui était exercice de la volonté est devenu abandon et relâchement, comme est réduite férocement à une bagatelle la totale dépossession de son propre corps. Juge sévère, Laërce évalue l’authenticité philosophique à l’aune de l’attitude face à la mort. Il ne suffit pas seulement de bien agir pour mériter alors la reconnaissance, il faut encore savoir se tenir au moment de l’universelle débandade.
Commentaires
De Fontenay cite Rimbaud pour illustrer quel sera le ton de son livre sur la bête… Rimbaud veille sur les pages à venir : « Voleur de feu. Il est chargé de l’humanité des animaux mêmes. (p. 26) » Difficile de lui passer la ponctuation qu’elle n’a pas respectée. La phrase originale est :
« Il est chargé de l’humanité, des animaux mêmes. » La virgule arrache le sens et montre que Fontenay ne craint pas de déformer pour se faire aimer des animaux...
Elisabeth de Fontenay arrache aussi le sens de la philosophie cynique. Elle décrit ces philosophes comme des « stoïciens en puissance » qui cherchent vainement à se métamorphoser en chien. Pourtant, il me parait évident que se torcher le cul avec de la neige en aboyant n’est qu’un moyen. Faire le chien n’égale pas vouloir « être » un chien… (Puis, il suffit de lire comment les stoïciens traitent du cynisme pour comprendre qu’il y a eu déformation pour se l’accaparer.
Quant au cynique se torchant le c... avec de la neige en aboyant, vous ne manquez pas là d'imagination; la seule chose dont je me souviens, c'est que Diogène se roulait dans la neige et l'été embrassait les brûlantes statues de pierre, ce qui n'était qu'une manière de cultiver l'endurance et la résistance.
Vous avez en revanche raison de souligner que c'est discutable de voir le stoïcisme comme un développement du cynisme; je ne trouve dans le cynisme ni une cosmologie providentialiste, ni ce qui en découle, je veux dire, le respect des devoirs et des ordres établis. Mais, à ce propos, ça vaut la peine de lire attentivement dans les Entretiens d'Epictète les passages consacrés aux cyniques.
Le rire est la première impulsion de franchise. Démocrite parle aussi d’une langue tranchée : « le franc-parler est le propre de la liberté » Matérialiste et agnostique, Démocrite abolit la divinité en la retranchant dans l’asile de l’ignorance ou des superstitions reconnaissant que « les choses divines sont conçues par la raison humaine.» Sa sagesse refuse les arrières mondes, le dogme et les paroles en l’air : « Il faut dire la vérité et ne pas trop parler.» Ainsi, l’aphorisme concentre sa pensée et défie les verbiages sourds, ses gestes dénient l’inflation des mots vides ; l’ironie brise l’illusion ; et enfin le rire méchant éclate les hypocrisies… L’acte est roc et la langue est tranchée : parole, orage, glace et sang finissent par former un givre commun : le cynisme.
Sa philosophie ne se nourrit que de la concrétisation de ses expériences : « C’est dans les actes et dans la conduite qu’il faut rechercher la vertu.»
Parallèlement, il prône l’apathie : « Pour vivre tranquillement, s’occuper le moins possible ; ne pas se mêler d’affaires public ou privée» ; l’autarcie : « s’accoutumer à prendre plaisir de soi-même» ; le dénuement vertueux : « le bonheur ne réside ni dans le troupeau, ni dans l’or.»
L’apathie, l’autarcie, l’agnosticisme, le franc-parler, la méchanceté du rire et la liberté traversent Démocrite et définissent le cynisme…
Et si je peux me permettre, tant que j’y suis, il nous manque ce rire déployé exercé par les philosophes antiques… En effet, si on compte les morts : y’a Dieu d’abord, puis l’Homme et enfin le rire de la conscience solitaire. Aujourd’hui, en riant, on a l'impression d'adhérer à un cercle de lutte alors qu'on ne reproduit qu'un châtiment lubrifié. L'humour assure la banalisation de l'oppression et des manipulations... Ce n'est pas une conscience critique, c'est un divertissement anesthésiant, la colère se transforme en joie, l'indignation en jubilation... Le rire n'est absolument plus subversif. L'insolence a changé e côté... Le rire critique et subversif est fini, il est mort avec le dernier souffle de grelot du bouffon céleste… Oh oui… Philosophes antiques au secours