Affichage des articles dont le libellé est Vauvenargues. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Vauvenargues. Afficher tous les articles

jeudi 27 mars 2014

Pourquoi aime-t-on lire La Rochefoucauld ?

À ma connaissance, Vauvenargues mentionne peu La Rochefoucauld.
Dans la maxime 337 (textes posthumes), il lui donne le statut de philosophe :
" La Bruyère était un grand peintre, et n'était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n'était pas peintre."
Mais que pensait-il de lui comme philosophe ?
La maxime CCXCIX (édition de 1747) met en évidence déjà la vérité partielle de l'anthropologie de La Rochefoucauld :
" Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel qu'il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages, et le culte idolâtre de ses prosélytes." ( on verra plus loin que Vauvenargues a tort d'écrire " tous les hommes " ).
Apparaissent donc, à mes yeux du moins, deux types de prosélyte de La Rochefoucauld :
1) celui dont l'idolâtrie est aveugle et au fond incohérente : il inclut le philosophe dans les hommes, or, le philosophe aurait rabaissé les hommes et donc le philosophe ne serait en rien admirable. Plus précisément, si l'amour-propre gouvernait tout homme, on ne pourrait porter au crédit de La Rochefoucauld que la lucidité vis-à-vis de ce fait mais une telle lucidité aurait alors nécessairement sa genèse dans l'amour-propre en question.
2) celui dont l'idolâtrie est lucide, ce qui implique que La Rochefoucauld n'a pas analysé l'essence de l'homme mais a seulement percé à jour un type d'homme. La lucidité se fait donc au prix à première vue du moins d'une révision à la baisse de la vérité des maximes.
Sans pouvoir être qualifié de prosélyte, Vauvenargues ressemble aux admirateurs du deuxième type mais suggère que la masse des prosélytes appartient au premier :
" Les hommes aiment les petites peintures, parce qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter."
Ce serait imprudent d'identifier strictement le peintre flatteur à La Rochefoucauld mais ces lignes aident à comprendre le premier type de prosélyte : c'est finalement en termes larochefoucaldiens que Vauvenargues s'exprime ici car c'est par amour-propre que les hommes aiment lire ces descriptions démystificatrices. Mais ces hommes ne sont pas tous les hommes : Vauvenargues tient à ne pas confondre "les qualités éminentes" avec ce dont La Rochefoucauld a fait la genèse. Il ne faudrait donc pas voir tous les hommes à travers les lunettes de La Rochefoucauld.
Mais ne peut-on pas être un prosélyte de type 2 sans pour autant réviser à la baisse la valeur cognitive de l'anthropologie de La Rochefoucauld ?
À dire vrai elles ne sont pas rares les maximes séparant la vertu réelle de la vertu apparente, comme par exemple la 62 :
" La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens , et celles que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres."
D'ailleurs la première maxime de la deuxième édition est très claire sur ce point :
" Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent (c'est moi qui souligne) qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes."
Précisément, Vauvenargues a eu à coeur de préserver la réalité de ces vertus dont La Rochefoucauld ne niait pas l'existence en mettant en garde contre un scepticisme moral causé par une supposée lucidité à propos des sources de l'action humaine ( de même, il a toujours défendu la réalité de la vérité contre le scepticisme tout court mais cela, je le garde pour un autre billet ).
Dit autrement, l'humain n'est pas nécessairement trop humain.

Commentaires

1. Le jeudi 9 avril 2020, 20:45 par gerardgrig
Voici la copie du Bac Philo de Deleuze, en 1942, sur Vauvenargues :

dimanche 16 mars 2014

Attention à ne pas ressembler au Critique Borné de Vauvenargues


" Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte son jugement du Poussin et de Raphaël. De même, un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans hésiter, comme le juge de tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien éloigné de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis ; il condamne tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il n'aurait jamais aperçues de lui-même, il ne manque pas de se croire l'esprit plus juste que ce philosophe ; quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appartienne, presque point d'idées saines et développées, il est persuadé qu'il sait tout ce qu'on peut savoir ; il se plaint continuellement qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau, il ne peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre : il est comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable de sortir de ce cercle de principes connus dans le monde, qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue."
Ceci lu, notez que le Critique Honteux ne doit pas davantage être un modèle. Plagiant platement Vauvenargues et le trahissant un peu, j'en fais le portrait qui suit ( pas plus que le Critique Borné, il n'a de nom ):
" Aussi petit que soit le peintre, le Critique Honteux ne porte sur lui aucun jugement. De même, bien qu'auteur, il se regarde sans hésiter comme incapable de juger tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien proche de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est concis, quoiqu'il ne soit pour d'autres qu'obscur ; il approuve tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il ne prétendrait jamais avoir pu apercevoir de lui-même, il ne manque pas de se croire encore plus incapable du moindre jugement vrai ; quoiqu'il ait quelque sentiment qui lui appartienne et quelques idées saines et développées, il est persuadé qu'il ne sait rien de ce qu'on peut savoir ; il dit continuellement qu'on doit toujours trouver du nouveau dans les livres mais il croit ne pouvoir ni le discerner, ni l' apprécier, ni l'entendre ; il se juge alors comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable malgré lui de sortir de ce cercle de principes trop connus dans le monde, qu'il regrette d'avoir appris, en y entrant, comme sa langue."

Commentaires

1. Le mardi 18 mars 2014, 09:40 par Jean Marie Staive
Un critique borné est donc un critique mort-né?
2. Le mardi 18 mars 2014, 09:44 par Jean Marie Staive
( Variante )
Si un critique se sent bords-né, qu' il se couche!
3. Le vendredi 21 mars 2014, 19:11 par Philalethe
Je dirais plutôt en termes aristotéliciens que le critique borné et le critique honteux sont deux critiques vicieux, le critique vertueux sait s'ouvrir à ce qui fait progresser esthétiquement, éthiquement, épistémiquement et se fermer à ce qui fait régresser de ces trois points de vue !

samedi 15 mars 2014

Quand a-t-on donc commencé de parler de génie à propos de tout et de rien ?

Dans L'homme sans qualités (I, 13), Robert Musil a écrit ces lignes souvent citées :
" (...) L'époque avait déjà commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu' Ulrich put lire tout à coup quelque part ( et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce ) ces mots : " un cheval de course génial "." ( traduction Jaccottet, p.55 )
On connaît peut-être moins ces lignes de Vauvenargues, écrites vers 1746 et tirées des Caractères. C'est Cotin, le bel esprit, représentant des hommes vains, qui y est portraituré :
" Partisans passionnés de tous les arts, afin de persuader qu'ils les connaissent, ils parlent avec la même emphase d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton. Tous ceux qui ont excellé dans quelque genre, ils les honorent des mêmes éloges ; et si le métier de danseur s'élevait au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur, ce grand hommece grand génie ; ils l'égaleraient à Horace, à Virgile, à Démosthènes."
Ainsi s'esquisseraient les progrès de " l'esprit nouveau " : il aurait d'abord mis les artistes sur le même plan que les grands écrivains et autres hommes exceptionnels ( ce que condamnait Vauvenargues ) puis qualifié de génies les sportifs et les animaux ( d'où l'improbation de Musil ).
Aujourd'hui l'esprit nouveau n'a plus rien à conquérir.
À cet esprit nouveau, Égée, le bon esprit, savait résister :
" Il met une fort grande différence entre les peintures ( désignant des oeuvres littéraires, le terme de peinture est ici métaphorique ) sublimes qui ne peuvent être exprimées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie (sic). Égée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme et il admire Raphaël comme un grand peintre ; mais il n'oserait égaler les vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense."

Commentaires

1. Le dimanche 16 mars 2014, 16:46 par Scons Dut
Désolée pour la question qui va suivre, mais qui est cet Égée que vous citez à la fin ?
Google me renvoie à l'Égée de la mythologie grecque ...
À moins que j'aie manqué quelque chose, ce qui est très probable ^^
Merci.
2. Le dimanche 16 mars 2014, 17:21 par Philalèthe
Égée, le Bon Esprit, suit Cotin, le Bel Esprit, dans les Caractères de Vauvenargues.

vendredi 14 mars 2014

Pour un réalisme à visage humain : le valet de chambre, nihiliste moral parce qu' à ses yeux il n'y a que le Grand qui compte.

Vauvenargues ( dernier paragraphe du Discours sur le caractère des différents siècles ):
" Un homme qui s'aviserait de faire un livre pour prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la plus extrême petitesse des uns et la grandeur démesurée des autres demeureraient, en quelque manière, confondues à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de la terre aux astres ; ne dirions-nous pas d'un homme qui se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité, que c'est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions ? De même, si je disais à mon valet de m'apporter un petit pain, et qu'il me répondit : Monsieur, il n'y a a aucun de gros ; si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a point de grand verre ; si je commandais à mon tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en apportant un fort serré, il m'assurât qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même est étroit ; ...j'ai honte d'écrire de pareilles sottises, mais il me semble que c'est à peu près le raisonnement de nos philosophes. Nous leur demandons le chemin de la sagesse, et ils nous disent qu'il n'y a que folie ; nous voudrions être instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépravation et que faiblesse. Il ne faut quel point que les hommes s'enivrent de leurs avantages ; mais il ne faut point qu'ils les ignorent ; il faut qu'ils connaissent leurs faiblesses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur courage ; mais il faut en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes."
Ce valet, ce tailleur, ces philosophes sont sortis de la caverne platonicienne mais, aveuglés par le soleil, ils ne voient plus au fond de la caverne que néant.
La croyance dans la Réalité a produit en eux la cécité aux réalités. Ils ont du coup l'arrogance du cynique, Socrate devenu fou...

jeudi 13 mars 2014

La poésie est-elle essentiellement privée de tout pouvoir cognitif ?

Vauvenargues ( maxime posthume 652 ) :
" L'objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine mérite qu'on se donne celle de le lire."
Sartre ( Qu'est-ce que la littérature ? ) :
" Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé : le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."
Vauvenargues ( maxime 853 ) :
" Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle pas celle des hommes."
Orwell ( New English Weekly, 31 décembre 1936 ) :
" Il y a six ou sept ans paraissait dans Punch un excellent dessin humoristique : un jeune freluquet faisait part à sa tante de son intention d'"écrire". " Et sur quoi as-tu l'intention d'écrire ? " demande la tante. " Ma chère tante, répond le jeune homme d'un ton id'infini mépris, on n'écrit pas sur quelque chose, on écrit, c'est tout. "
Et si le poète, du moins le grand, était celui qui congédie domestiques et vitres ordinaires pour leur substituer des outils plus à même de faire mieux connaître la réalité ?

mercredi 12 mars 2014

Avis à ceux qui veulent imiter les philosophes antiques !

Pensée 724 :
" Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la santé et la force du corps ; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin, nous nous en étonnons ; et s'il fait paraître quelque fermeté, nous disons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie ; si dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse... Ô aveugle malice de l'esprit humain ! Il n'y a point de contradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire."

mardi 11 mars 2014

Tous artistes, tous écrivains, tous philosophes, tous créateurs !

Encore Vauvenargues (maxime posthume 351) !
" Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans des métiers honorables sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l'amour de la gloire. "

lundi 10 mars 2014

L'historien de la philosophie ?

Vauvenargues écrit dans une de ses maximes posthumes ( 341 ) :
" Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien. "

Commentaires

1. Le mardi 11 mars 2014, 05:10 par Capel Langes
Excellent !
2. Le vendredi 28 mars 2014, 23:24 par Maël Goarzin
C'est pourquoi, je pense, l'historien de la philosophie doit aussi être philosophe, et les deux ne sont pas incompatibles, bien au contraire!
3. Le samedi 29 mars 2014, 11:47 par Philalethe
Certes mais une telle conjonction est-elle réalisable en dehors de la philosophie de la philosophie ? C'est parce que connaître ce que sont les philosophies passées nécessite des concepts de philosophie de la philosophie et contribue à les clarifier que les oeuvres de Grangier et de Vuillemin (et d'autres !) sont autant des oeuvres philosophiques que des oeuvres d'histoire de la philosophie. Mais si le problème philosophique n'est pas d'avoir une connaissance vraie de la philosophie, si c'est par exemple d'avoir une connaissance vraie de l'art, de l'esprit ou de l'État, l'effort de reconstituer au plus près les philosophies passées et celui d'en faire une nouvelle, meilleure, ne convergent pas (même s'il va de soi qu'aucune philosophie n'est possible sans quelque instruction philosophique - mais précisément l'historien de la philosophie vise autre chose que la possession d'une certaine instruction philosophique -). Prenez Foucault et son usage des philosophies antiques : certes les analyses stimulantes (ce qui ne veut pas dire vraies, d'ailleurs) sur le cynisme par exemple abondent mais va-t-on aller jusqu'à le consacrer à cause de ses leçons données au Collège de France sur Le courage de la vérité grand historien du cynisme ? J'en doute.

lundi 3 mars 2014

Impuissance de la sagesse.

" Que n'a-t-on pas écrit contre l'orgueil des grands, contre la jalousie des petits, contre les vices de tous les hommes ? Quelles peintures n'a-t-on pas faites du ridicule, de la vanité, de l'intempérance, de la fourberie, de l'inconséquence, etc. ? Mais qui s'est corrigé par ces images ou par ces préceptes ? Quel homme a mieux jugé, ou mieux vécu, après tant d'instructions reçues ? il faut l'avouer : le nombre de ceux qui peuvent profiter des leçons des sages est bien petit et, dans ce petit nombre, la plupart oublient ce qu'ils doivent à l'instruction et à leurs maîtres, de sorte qu'il n'est pas d'occupation si ingrate que celle d'instruire les hommes. Ils sont faits de manière qu'ils devront toujours tout à ceux qui pensent, et que toujours ils abuseront contre eux des lumières qu'ils en reçoivent ; il est même ordinaire que ceux qui agissent recueillent le fruit du labeur de ceux qui se bornent à imaginer ou à instruire. Dès qu'on ne fait valoir que la raison et la justice, on est toujours la victime de ceux qui n'emploient que l'action et la violence : de là vient que le plus médiocre et le plus borné de tous les métiers est celui d'écrivain et de philosophe." écrit Vauvenargues dans un de ses fragments posthumes.
Non seulement Vauvenargues pourrait avoir raison mais en plus qu'est-ce qui nous assure que les préceptes corrigent les correcteurs ?
Ceci dit, même dans cette hypothèse où presque personne alors ne suivrait les règles raisonnables, l'analyse du moraliste, à défaut d' être efficace, pourrait néanmoins être éclairante. Sans pouvoir les supprimer, elle apporterait la vérité sur la genèse et la manifestation des vices. À le lire, on gagnerait alors sinon en vertu, du moins en lucidité sur soi et sur autrui.

jeudi 9 janvier 2014

Herriot, juge de Vauvenargues.

En 1905, alors qu'il était professeur de rhétorique supérieure au lycée de Lyon, Édouard Herriot a publié un Précis de l'histoire des lettres françaises. L'auteur ne consacre guère plus de dix lignes à Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747). Deux phrases retiennent mon attention :
" Son esprit manque de force ; il est mort trop jeune pour conduire à bien la synthèse philosophique à laquelle il eût voulu attacher son nom " (p.643)
Herriot juge, me semble-t-il, Vauvenargues, selon l'esprit de l'auteur des Réflexions et maximes, je veux dire généreusement.
En effet la seconde phrase tempère la première et rattache la faiblesse de son esprit à une immaturité qui eût pris fin grâce à une vie plus longue, à une fortune plus clémente.
Or, Vauvenargues, qui prenait les circonstances au sérieux, écrivait dans le fragment sur Les hasards de la fortune :
" Pendant que les hommes de génie, épuisant leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la pauvreté, et traînent parmi les affronts une existence obscure et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu d'années par l'invention d'un papier vert, ou d'une nouvelle recette pour conserver la fraîcheur du teint, etc. "
Ainsi porter sur son oeuvre le regard d' Herriot, n'est-ce pas lui rendre davantage justice que de poser à son propos la question sartrienne ?
" Pourquoi attribuer à Vauvenargues la possibilité d'écrire une synthèse philosophique, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Certes il en va sans doute de la référence aux circonstances comme de la référence aux dispositions et à la nature. À des fins explicatives on ne peut pas s'en passer mais on sait bien sûr à quel point les mentionner risque d'être mystificateur, dangereux, injuste...
Cependant l'abus de l'explication par les accidents de la vie doit-il conduire à renoncer à les prendre en compte ?

mercredi 8 janvier 2014

Racine, Vauvenargues et Sartre : des dispositions et des invincibles par position ou ne peut-on pas justifier les misérables ?

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre écrit :
" La génie de Racine, c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire un nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Or, un fragment de Vauvenargues intitulé Regarder moins aux actions qu'aux sentiments se réfère aussi à Racine mais pour donner aux potentialités une réalité dont Sartre dans les lignes citées les prive totalement :
" Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie."
La Bruyère dissociait aussi nettement le génie de sa réalisation :
" Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait." (Du mérite personnel 6)
Bien sûr, quand on instruit les jeunes esprits, il est fortifiant d' adopter la position sartrienne, tant la paresse porte à faire d'un balbutiement un discours, d'un gribouillis une oeuvre. Mais, s'il s'agit d'expliquer les oeuvres géniales, d'en faire la genèse, est-ce justifié de ne pas mentionner des dispositions spécifiques et rares ? Les tragédies de Racine sont apparues ex nihilo si l'on refuse à la fois causes externes et dispositions internes. Bien sûr de telles dispositions ne sont pas postulées mais inférées à partir de leurs premières manifestations.
En tout cas, Vauvenargues prend bien plus au sérieux la fortune que ne l'a fait Sartre, porté à la voir comme la mauvaise excuse des échecs ou la fausse explication des succès. Dans un fragment au titre révélateur Sur l'impuissance du mérite, Vauvenargues écrit :
" (...) Ainsi la vie n'est qu'un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe ; car aucun talent, aucune vertu ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n'est pas permis à la vérité de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à justifier les misérables s'ils osaient avouer leur impuissance et le désavantage de leur position."
Et Vauvenargues d'aller jusqu'à identifier à une des manifestations de la faiblesse humaine le soin de chercher dans sa propre responsabilité la cause de ses échecs !
" Cependant, les hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables ; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'entendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont fait, comme s'ils voyaient nettement que toute autre conduite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! "
Certes la reconnaissance du déterminisme ouvre sur un problème difficile : quand, dans l'analyse de sa vie passée, est-on justifier à faire intervenir "la force des choses" ? Quand en revanche est-ce franchement mauvaise foi ou aveuglement ?
Quel degré accorder au déterminisme sans déchoir en termes de lucidité morale ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 janvier 2014, 12:09 par scalep nagel
Sartre est un idiot actualiste. Les grandes oeuvres se mesurent tout autant au possible. Musil est aussi grand de ce qu'il n'a pas fait que de ce qu'il a fait . Alain Fournier, Péguy , mais aussi Galois ou Herbrand. A cette époque il est vrai l'espérance de vie etait à 40 ans à peine pour les mâles, 50 pour les femelles. Donc quand on mourrait à vingt ans, o avait déjà fait beaucoup. Aujourd'hui, à 60 ans c'est quasi si on n'habite pas encore chez ses parents.
2. Le mardi 14 janvier 2014, 14:42 par Philalethe
J'ai souri en lisant la référence à Musil, car l'actualiste pourrait dire que l'actualisé est si riche et si abondant que c'est peu risqué d'imaginer des possibles à son image. C'est plus délicat de voir dans les réflexions de Vauvenargues, relativement brèves et désordonnées, un système philosophique en germe. Quant aux mathématiciens que vous citez , leur génie précoce est un fait actuel qui justifie, malgré le peu de durée de l'oeuvre, la prédiction d'autres découvertes remarquables.
Dit autrement l'excellence actualisée justifie la croyance dans l'excellence potentielle, mais ce qui est en jeu c'est la valeur de la croyance dans l'excellence potentielle à partir du seul fait de productions remarquées (c'est entre autres un problème de professeur).

dimanche 5 janvier 2014

Vrais et faux noeuds.

Dans la pensée de tradition wittgensteinienne, le philosophe dénoue. En effet le philosophe viennois écrit dans les Remarques philosophiques:
" La philosophie défait dans notre pensée les noeuds, que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi insensés que le sont ces noeuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l'être. La complexité de la philosophie n'est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement " (II, 2)
Ayant ce point de vue à l'esprit, je lis avec intérêt cette réflexion de Vauvenargues :
" Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes, qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale." (288)
Inspiré par ces lignes, on pourrait définir le charlatanisme philosophique comme l'invention de problèmes imaginaires en vue d'impressionner les non-philosophes par leur simulacre de résolution. Dans ce cadre le problème imaginaire ne se pose pas du tout, pas plus objectivement que subjectivement pour le faux philosophe. On ne disqualifiera donc par ce titre ni ceux qui prennent les problèmes imaginaires pour des problèmes réels, ni ceux qui font l'inverse.
L'absence de sérieux philosophique ne reviendrait donc pas à se tromper de problème mais à faire croire qu'on a conscience des problèmes philosophiques, alors qu'en fait ils n'intéressent même pas.
Dit autrement, le charlatan aime la réputation de philosophe et non la vérité.

Commentaires

1. Le lundi 6 janvier 2014, 13:39 par celscan pagel
je concours.
Mais une question délicate est: le charlatan le fait exprès ? Est ce qu'il veut vraiment faire croire qu'il a conscience des problèmes, ou bien est ce qu'il ne parvient pas à les comprendre?
certes il aime la réputation et non la vérité, mais est ce qu'en même temps il est réellement capable d'aller au vrai ? J'i connu des gens ( que je ne nommerai pas) qui, parce qu'ignorants de la politesse, faisaient semblant de se comporter comme des gens qui la méprisent. de même avec la vérité.
2. Le lundi 6 janvier 2014, 21:46 par Philalèthe
Si on met la politesse et la vérité à la place des raisins, ces gens sont le renard de La Fontaine et vous vous retrouvez donc goujat à leurs yeux !
3. Le mardi 7 janvier 2014, 18:50 par canel sgapel
c'est un mécanisme de ce genre, mais peut être aussi une forme de self deception:
a) je ne parviens pas à être à la hauteur de la recherche de la vérité
b) donc je le suis
et tout le problème est de savoir si ces mécanismes sont volontaires, ce qui conduirait à blâmer ceux qui sont sujets (victimes ou pas?)à ces mécanismes mentaux. Souvent j'ai l'impression que les faux philosophes ont un profond amour du vrai,mais simplement ne sont pas à la hauteur de leur amour, et de ce fait se dupent (le réalisant, par un processus "raisin vert" ou inconsciemment. dans d'autres cas, ce sont de purs escrocs, donc des menteurs.