Les lettres écrites par Alciphron (2ème-3ème siècle) abondent en traits dirigés contre la philosophie. En voici une écrite par un certain Philométor (« celui qui aime sa mère ») à une dénommée Philise :
« J’avais envoyé mon fils vendre à la ville de l’orge et du bois, en lui recommandant de revenir le même jour avec l’argent (celui qui met l’argent au plus haut est la victime rêvée pour ces faux-monnayeurs que sont tous plus ou moins les cyniques, la ville devant être le lieu de la perte et de l’argent et surtout du goût qu’on a de lui). Mais il s’est attiré la colère de je ne sais quelle divinité, qui l’a complètement changé et jeté hors du bon sens (c’est la conversion philosophique vue à l’envers comme punition et perte et non comme récompense et gain). Il a rencontré un de ces furibonds, que leur rage fait justement appeler Cyniques, et il s’est empressé d’en imiter les extravagances. A présent, il surpasse son maître (le père surestime visiblement les progrès du fils : devenir cynique c’est se proposer d’imiter le moins mal possible Héraclès, il y a donc des travaux en perspective...). Quel aspect horrible et repoussant ! On l’aperçoit sans cesse secouer sa chevelure sale ou lancer d’affreux regards ; à peine couvert d’un manteau, affublé d’une maigre besace et armé d’un énorme bâton de poirier, il s’avance fièrement, pieds nus, crasseux, épouvantables ! (vu de l’extérieur, sans prendre en compte l’immense tension vers le surhumain, le portrait est crédible) Il ne connaît plus notre maison, ni personne (en effet être cynique, c’est être de nulle part); il nous renie, prétendant que la nature produit tout et que la naissance ne vient pas des parents, mais du mélange des éléments (les parents ne transmettent ni nom à défendre ni patrimoine à agrandir, mais seulement du matériel génétique ; il faut réduire la parenté sociale à sa dimension naturelle : un peu de glaire en somme). Comme il méprise l’aisance, il abhorre le travail (ça dépend duquel : pas de cynisme sans travail sur soi et arrachage incessant des mauvaises herbes sociales). Quant à la pudeur, il s’en préoccupe peu ; il ne recule devant aucune honte... (ce qui est naturel est bon ; l’artificiel est le mal ; retour à la nature : ramer à contre-courant) Hélas ! Pauvre agriculture, combien ces écoles d’imposteurs t’ont porté préjudice ! (inhabituelle corrélation : le rendement agricole est inversement proportionnel à l’enthousiasme philosophique) J’en veux à Solon et à Dracon d’avoir jugé dignes de mort ceux qui prennent du raisin, tandis qu’ils laissent impunis ceux qui enlèvent la raison des jeunes gens et les réduisent à l’esclavage (c’est encore une fois le monde à l’envers : qui gagne perd, qui se libère est asservi) » (Lettres de pêcheurs,de paysans, de parasites et d'hétaïres trad. de Stéphane de Rouville)
Ainsi Alciphron appelle à assassiner Socrate une deuxième fois.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)