ELLE : - Vous me provoquez ! Comment savoir ce qu'on voit ? On sait ce qu'on voit quand on peut le désigner par le mot approprié !
MOI : - Vous vous disiez sceptique et il vous suffit de disposer du nom commun ordinaire pour croire connaître ce que vous désignez par lui !
ELLE : - En effet, si je peux désigner par le mot " coquelicot " ce coquelicot que je vois dans ce pré, j'en ai une connaissance.
MOI : - Non, vous pouvez parfaitement savoir désigner correctement le coquelicot sans avoir une seule connaissance sur lui !
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - Que vous savez seulement comment la chose s'appelle en français sans pour autant connaître ses caractéristiques ! Et si vous connaissez, parce que vous avez fait de la botanique, les caractériques de l'espèce de fleur appelée " coquelicot " en français, c'est très probable que vous n'ayez pas de connaissances sur ce coquelicot-là, sur ce qu'il a d'unique.
ELLE : - Je dirais plutôt que c'est plus probable d'avoir des connaissances sur ce que tel coquelicot a de particulier que sur l'espèce à laquelle il appartient. On voit par exemple qu'il est un peu flétri, qu'un des pétales est sur le point d'être emporté par le vent, etc.
MOI : - Et donc je dois m'en tenir à ces connaissances-là ? Peut-être mais elles ne sont pas intéressantes...
ELLE : - En effet, mais ce qui est plus intéressant, c'est l'idée que, dans beaucoup de situations, le mieux qu'on peut faire, c'est de décrire exactement et mieux encore, précisément, ce qui se passe, qui est le plus souvent assez ordinaire.
MOI : - Mais, quand on a des êtres humains sous les yeux, on peut faire quand même beaucoup mieux que s'en tenir à ce qu'ils montrent, non ?
ELLE : - Non, au plus, vous pouvez mieux voir que d'autres ce qu'ils montrent.
MOI : - Mais on peut savoir sur eux des choses qu'ils ne montrent pas, par exemple leurs sentiments profonds, leurs convictions intimes, ce qu'ils sont vraiment, au-delà de ce qu'ils font voir d'eux-mêmes.
ELLE : - Si vous ne pouvez justifier ce que vous croyez qu'ils sont vraiment, par rien de ce qu'ils montrent, ma foi, le risque est grand que vous imaginiez ce qu'ils sont, soit parce que vous le désirez, soit parce que vous le craignez, comme l'hypocondriaque qui pense que ses résultats d'analyse vont être à coup sûr catastrophiques.
MOI : - Mais si la personne en question me donne raison quand je lui dis ce qu'elle est au plus profond d'elle-même, c'est bien la preuve que je vois juste !
ELLE : - Pas du tout, vos désirs peuvent coïncider, comme vos craintes.
MOI : - Mais alors on ne peut rien dire de vrai sur quiconque !
ELLE : - Disons que c'est difficile. D'autant plus que, si par exemple on identifie une conduite comme une preuve de jalousie, on a tendance à faire de la conduite jalouse un révélateur de ce qu'est la personne essentiellement et pour toujours. Sartre a raison sur ce point de dire que chacun garde pour soi la possibilité de changer et condamne les autres à un caractère défini une fois pour toutes. La Rochefoucauld aurait sans doute vu dans ce trait une manifestation de plus de notre amour-propre.
MOI : - Vous voulez dire que le changement dans la manière d'être est toujours possible ?
ELLE : - Je n'irai pas si loin car je suis porté à appeler possible seulement ce qui s'est réalisé.
MOI : - Je ne comprends pas.
ELLE : - Par exemple, si cette personne qui est depuis des années terriblement jalouse me montre un jour qu'elle ne l'est plus, je dirai rétrospectivement que la disparition de sa jalousie était possible. Mais avant qu'elle ne réalise cette possibilité, ce que j'appelais des possibilités la concernant n'étaient que des créations de mon imagination. Par exemple, je disais qu'il était possible qu'elle aille par jalousie jusqu'au meurtre, non parce que je le savais, mais parce que des gens jaloux en arrivent à tuer. Si j'avais été rigoureux, j'aurais dû me contenter de dire : " quelques personnes jalouses comme elle ont dans le passé tué par jalousie ". À supposer que le fait soit vrai, c'est une connaissance de probabilités, comme celle du médecin qui annonce à son patient qu'il a 40% de chances de guérir. Il ignore complètement les possibilités de son patient, qu'il ne connaîtra qu' à partir du moment où elles se seront réalisées.
MOI : - Mais il y a des possibilités qui ne se réalisent pas ! Par exemple je suis célibataire mais j'aurais pu me marier, j'ai d'ailleurs failli !
ELLE : - Je soutiens qu'il n'y avait aucune possibilité de vous marier jusqu'à présent ! Quant au futur, je ne peux que vous parler de probabilités concernant des groupes dans le passé.
MOI : - Je ne connais donc même pas mes propres possibilités.
ELLE : - Vous les connaissez une fois réalisées, sinon vous les espérez, ou vous les craignez. Dit autrement, le meilleur moyen de savoir qui vous êtes, c'est d'entreprendre, de faire, d'agir.
MOI : - Mais pour agir, il faut connaître ses possiblités !
ELLE : - Plus exactement, il faut vous rappeler de ce que vous avez su faire et raisonner en termes probabilistes. Par exemple, vu votre niveau en ski, il est probable que vous n'ayez pas la possibilité de descendre sans tomber la piste noire.
MOI : - Des possibilités comme ça, ce n'est pas intéressant, ce qui est chouette, c'est des possibilités extraordinaires, comme celle de vivre une vie tout autre que celle qu'on a menée jusqu'à présent ! Par exemple partir faire un grand voyage en solitaire alors qu' on mené une vie sédentaire entouré d'amis et de sa famille...
ELLE : - Tant que vous ne l'avez pas fait, penser que vous pouvez le faire, c'est ce qu'on appelle prendre ses désirs pour des réalités, dit autrement une illusion.
MOI : - Mais comment se défaire de ses illusions ?