mardi 22 novembre 2022

Les conditions technologiques des actes moraux.

En février 1932,  dans le cadre d'un article des Libres propos (Journal d' Alain), Georges Canguilhem, qui vient de distinguer clairement la guerre du sport- identifié au jeu -, s'attaque à la définition de l'héroïsme. Ce faisant, il me paraît nous donner quelques repères, dans un temps où  est déclarée héroïque n'importe quelle personne confrontée à de rudes épreuves :

" L´héroïsme est au-dessus du jeu. Le héros compte la mort dans les possibles, parce qu'il s'attaque à un obstacle qui n'est pas de convention. Le héros est celui qui surmonte un obstacle devant lequel d'autres reculent ou qui se fait un obstacle là ou d'autres passent, fût-ce à plat ventre et en léchant le sol. Héros celui qui vaincra, par sa patience, le cancer ou la vérole. Héros celui qui bravera la mort, sommé de devenir faux-témoin ou parjure. L'héroïsme suppose la libre disposition de soi-même, l'entière responsabilité des déterminations prises. Ne sont pas héros le fanatique, l'exalté, l'ignorant. Échapper à un danger qu'on n'a pas vu n'est pas le braver. Il ne peut y avoir d'héroïsme en dehors d'une clairvoyance souvent tragique, toujours douloureuse. À ce compte, (...) combien d'authentiques héros dans une guerre ? (...) Car l'héroïsme ne consiste pas à affronter directement la mort. L'héroïsme consiste à tenter, au péril de la vie, d'échapper à la mort pour réussir ce que la mort du héros rendrait impossible. Le héros cherche la puissance, non le sacrifice. Or l'art de la guerre consiste à dépister l'héroïsme partout où il se manifeste, pour lui opposer les conditions certaines de l'échec. Plus la guerre devient une industrie rationalisée, quantitative, plus l' héroïsme y apparaît inutile et amèrement dérisoire.  Tanks, vagues d'assaut, nappes de gaz, tirs de barrage et de concentration se prolongeant des semaines et des mois, contre tout ce déchaînement massif l'héroïsme se mue en désespoir. Nierai-je qu'il y ait  à la guerre des coups de mains, des patrouilles, des incidents où l'héroïsme trouve sa place ? Naturellement non. Mais les inondations, le feu, les catastrophes suscitent en temps de paix des héros. Du moment que la guerre ne permet l'héroïsme qu'incidemment au lieu d'en dépendre essentiellement, il ne faut plus laisser dire à qui que ce soit que la guerre offre un champ à l'héroïsme. La victoire, à la guerre, ne vient plus de ce qu'on a laissé le champ libre à l'héroïsme, mais au contraire de ce qu'on lui a fait d'avance échec aussi inexorablement qu'il se peut. Que l'on remarque comment, pendant la guerre de 1914, l'héroïsme s'est incarné dans l'aviateur, dans le combattant solitaire qui tire de lui-même l'inititative et la disposition de son action. Qu'est-il arrivé depuis ? Ceci que le développement de l'aviation en élimine progressivement l'héroïsme. Il s'agit de plus en plus de substituer l'attaque en masse au patrouilleur isolé, de fondre l'action personnelle dans la charge anonyme. La guerre, c'est de plus en plus l'anéantissement nécessaire et voulu comme tel de tout héroïsme." ( La paix sans réserve ? Oui , Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Oeuvres complètes, tome 1, p. 409-410, Vrin, Paris, 2011)

 

Le héros est donc un attaquant face à une menace mortelle (toute fuite face à un danger, même on ne peut plus rusée, ne devrait donc pas être traitée d'héroïque). Une telle attaque a pour condition la peur générale, peur qui peut se dissimuler sous l'acceptation - on ne prend pas ses jambes à son cou, on collabore -. L'héroïsme, sans présupposer nécessairement le libre-arbitre, a comme condition la maîtrise de soi, la liberté, entendue comme compatible avec le déterminisme. Cette liberté, appliquée au développement de l'esprit, exclut que l'héroïsme puisse être associé à une idéologie dont les croyances sont essentiellement fausses : il ne suffit donc pas de s'activer, à la différence des autres, contre un danger menaçant le groupe. pour être qualifié de héros. On notera aussi que l'héroïsme est inséparable du succès (c'est un héros virtuel celui dont les efforts lucides et exceptionnels butent sur le fait de la résistance de l'obstacle). D'où la conséquence : si le succès, par le progrès des techniques militaires,  est rendu impossible, pas d'héroïsme face à des armées de drones et de robots, devant lesquelles la seule intelligence est d'abord la recherche de l'abri. Bien sûr, du côté des manipulateurs de drones et de robots-soldats, l'habileté infinie n'atteindra même pas les limites du moindre héroïsme, faute de danger mortel pour les ingénieux opérateurs. Ainsi essentiellement l'héroïsme, s'il implique entre autres la prise de risque individuelle, solitaire, ne se manifeste à la guerre que sur le fond d'un certain type de combat collectif, moyennement intelligent, passablement organisé et laissant donc assez de place au hasard pour que l'acte héroïque surgisse non de rien, mais d'un manque clair de prévision - et de prévisibilité - de la part de l'adversaire.

lundi 14 novembre 2022

Le difficile entre-soi des professeurs de philosophie.

" Ils devenaient visibles qu'ils eussent préféré avoir pour auditeurs des vis-à-vis plus soumis, à qui ils auraient pu asséner leurs affirmations sans risquer d'être interrompus.
Or on interrompait tout le temps. Aucun ne réussissait à faire son numéro, à être le patron.
Nous étions (moi, un peu en retrait, pas du même bord, probablement incompétent, jugé dangereux tout de même), nous étions cinq ou six dominateurs en cage, tournant en rond cherchant le coup de patte décisif, le mot ou le document-massue, c'est-à-dire sans armes, sans armes qu'on pût utiliser, sans livres et sans pouvoir s'en aller... à cause de la cage de l'Invitation qui nous a été faite de passer la soirée ensemble." (Henri Michaux, Façons d'éveillé, façons d'endormi, 1969)

C'est ainsi que le poète interprète le rêve qu'il vient de restranscrire :

" Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourds et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur-le-champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché."

Dans la cage de l'Invitation entrent aussi désormais les lionnes.  Cela doit induire des rêves plus complexes. Mais tout se simplifiera en colloque, où l'on peut rugir à tour de rôle 30 minutes, dans le silence des autres rois et reines de la jungle philosophique. 
 

vendredi 11 novembre 2022

Contre l'idéalisation des victimes.

 " Quand une nation est maltraitée, il y a toujours quelqu´un pour trouver que ces opprimés sont des gens merveilleux : vous ne trouvez pas cela un peu exagéré ?

B. R. - Certainement. C'est immanquable : dès qu'une nation, ou une classe, ou ce que vous voudrez , se trouve injustement opprimée, les gens honnêtes, humanitaires se mettent à lui trouver les mérites les plus exquis. Là-dessus, ces vertueuses créatures héritent de la liberté, et aussitôt vous les voyez qui copient, de tout leur coeur et de toutes leurs forces, les vices de leurs oppresseurs. " (Ma conception du monde, Idées NRF, 1962, p. 124)

vendredi 4 novembre 2022

De l'importance de l'identité du romancier et plus généralement de l'artiste quant à la valeur de l'oeuvre.

Pour ne pas confondre la valeur réelle d'une oeuvre avec celle attribuée, à tort ou à raison, à son auteur, ces lignes de Maurice Nadeau, parues dans Gavroche le 9 mai 1946, à l'occasion de sa critique de Béton armé de Jean Prugnot :

" Même écrit par un prolétaire, un roman ne doit pas demander à être pesé dans une balance spéciale. Il est bon ou il est mauvais, suivant les critères généraux nécessités par cette sorte de production. L'épithète de " prolétarien " conviendrait donc plutôt au genre de préoccupations de l'auteur, à son sujet, ses personnages, et l'espèce de lecteurs qu'il vise. Encore n'est-ce qu'une commodité de classification que la qualité devrait faire oublier. Qui a pensé, pour prendre un exemple récent, à traiter l'ouvrage admirable de Georges Navel : Travaux, de " roman prolétarien " ? Il s'agit pourtant  bien d'un ouvrier racontant ses métiers et décrivant ses aspirations, lesquelles ne sont point différentes de celles de sa classe. C'est qu'il est un point, atteint par les plus grands, où une oeuvre brise le genre dans lequel on voudrait l'affirmer, et vient enrichir le trésor commun d'une culture qui appartient à tous.  Si la bourgeoisie la rejette, il doit être clair qu'elle endorse par là même tous les torts, qui doivent être facilement décelables : égoïsme de classe, peur de l'inconnu, conception rétrograde du vrai." (Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 Les années " Combat " 1945-1951, p. 262, Les Lettres Nouvelles- Maurice Nadeau, Paris, 2018)

On notera qu'a l'inverse, en général, d'aujourd'hui, la qualification d'une oeuvre par l'identité de son auteur était alors péjorative et abaissait donc l'oeuvre au lieu de l'élever. Mais ce sont les deux usages de l'identité que ces lignes condamnent aussi bien.

Dans un article ultérieur du 3 octobre 1946 et publié aussi dans Gavroche, Maurice Nadaud donne un exemple de dissociation radicale entre la valeur de l'homme et celle de l'oeuvre :

" Drieu s'est tué parce qu'il n'aurait rien pu répondre à ses juges, ayant vendu son talent à l'ennemi fasciste (qu'il fût fasciste ou non personnellement n'a pas d'importance), parce qu'il fut sa vie durant une lamentable loque et non un héros. Que l'on empêche aujourd'hui l'édition de ses oeuvres est une autre histoire. C'est parce que nous ne sommes pas fascistes que nous demandons qu'on puisse les lire au même titre que celles d'écrivains résistants ; mais l'homme lui-même, si pittoresque que fut sa personnalité, on ne peut faire mieux que de l'oublier." (ibid. p. 367-368)

Manifestement le jugement que Nadeau porte sur Drieu est seulement moral et politique. D'où une thèse implicite : un homme moralement (et politiquement) nul peut produire une oeuvre digne d'être publiée. Ce qui soulève au moins deux questions, dont l'une est factuelle : cette thèse s'applique-t-elle à Drieu La Rochelle ? L'autre engage les rapports de la morale et de l'art : une oeuvre d'art peut-elle avoir du prix si son auteur est dépourvu de qualités morales ? Bien qu'en faveur d'un art participant au progrès du savoir et de la morale, Maurice Nadeau clairement ne l'excluait pas, ici du moins. On rendra le problème plus aigu en se demandant si la valeur de l'oeuvre peut, dans ce cas, non seulement être esthétique, mais aussi morale.