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vendredi 23 août 2013

L’esprit, demeure ordinaire du faux.

Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.

samedi 6 mai 2006

Crantor ou la réconciliation avec Homère.

On peut être platonicien et poète. La preuve : Crantor.
Platon avait pourtant argumenté en faveur d’une nécessaire opposition entre deux usages de la langue: au poète, les mots qui chantent et trompent à la fois, au philosophe, ceux qui cernent au plus près le réel.
Crantor n’a donc pas choisi la voix prescrite et sa dissidence sur ce point s’exprime à plusieurs niveaux que je présenterai en fonction de leur degré de gravité :
1) « (Il) admirait parmi tous (les poètes) d’abord et avant tout Homère et Euripide. » (IV 26) La trahison, modeste, reste dans l’ordre de la connaissance.
2) « On dit qu’il écrivit également des poèmes et qu’il les déposa dans sa patrie dans le temple d’Athéna après les avoir mis sous scellé. » (25)
Aucun doute n’est permis : il aimait les poètes non pour trouver dans leurs oeuvres des allégories du platonisme, mais comme modèles à imiter. Pire, il estime ses propres vers au point de les rapatrier à Soles et de les consacrer à Athéna.
3) « Il était habile également à inventer des mots. Il dit en tout cas qu’un acteur tragique avait « la voix mal dégrossie à la hache » et « pleine (de morceaux) d’écorce », que les vers d’un certain poète étaient « pleins de mites » et que les thèses de Théophraste étaient écrites « de couleur pourpre » » (27)
Si seulement Crantor s’était contenté de couler son inspiration dans les métaphores canoniques, il n’eût pas amplifié la part mensongère de la langue ! Mais ne me fiant qu’aux quatre exemples donnés par Laërce, je doute de la capacité de ces nouvelles métaphores à faire école, quoique la dernière soit assez énigmatique.
Robert Genaille en donnait d’ailleurs une traduction aujourd’hui contestée mais surprenante:
« Il disait que (...) les ouvrages de Théophraste étaient écrits sur une huître. »
Le tout expliqué par cette note assez sophistiquée :
« Le sens me paraît être celui-ci : « étaient sa propre condamnation, donc ne valaient rien. » C’était sur une coquille d’huître (ostrakon) qu’on écrivait le nom de celui qu’on voulait frapper d’ostracisme. »
Dommage que l’excellente édition de Laërce dont je dispose n’ait pas eu la cruauté de rappeler en notes les erreurs de traduction de Genaille et d’en faire la genèse.

samedi 28 mai 2005

Homère, le tyran et le sage.

Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.