dimanche 30 juin 2019

Qu'est-ce qu'un philosophe ?

Je lis dans le Lexique de Jean Grenier cette définition du philosophe :
" Homme à jeûn dans l'ébriété universelle. Cette définition d' Amiel ne serait pas admise par Nietzsche." ( Fata Morgana, 1981, p.82 )
Je doute qu'un esprit nietzschéen pense l'activité philosophique comme participation à l'ébriété universelle. D'abord parce qu'il sera élitiste, ensuite parce que seul un homme sobre peut donner de bonnes raisons à la valeur qu'il reconnaît éventuellement à l'ébriété. Mais là n'est pas le point.
Ce qui est en question ici est la définition de la philosophie. Elle me plaît par sa dimension déflationniste.
Certains pousseraient le bouchon jusqu'à dire que voilà une définition du philosophe analytique. Plus justement, c'est, à mes yeux, une définition du bon philosophe, point.

Commentaires

1. Le dimanche 30 juin 2019, 18:55 par gerardgrig
Certes, mais il ne faudrait pas oublier le banquet platonicien et son "in vino veritas". Le vin libère la parole et stimule la pensée en société choisie. C'était aussi la forme de sagesse des humoristes de la Belle Époque, qui étaient Hydropathes et fondamentalement Fumistes. Au Café Pombo, Ramón ne devait pas non plus faire abstinence.
2. Le lundi 1 juillet 2019, 15:17 par Philalethe
Dans Le Banquet, tel un cynique insensible au chaud comme au froid, Socrate a beau boire, c'est le seul à garder la tête claire et partir à l'aube d'un pied frais, sans avoir dormi un seul instant, à la différence de tous les autres participants.
3. Le lundi 1 juillet 2019, 23:14 par gerardgrig
Amiel n'a connu que le Nietzsche de "La Naissance de la tragédie", celui des outrances wagnériennes. Si Amiel a eu le temps de lire "Humain, trop humain", le virage que prenait la pensée de Nietzsche ne l'a sûrement pas convaincu. Néanmoins, il faudrait peut-être chercher le manque de sobriété chez les nietzschéens français. On retient surtout le nietzschéisme de gauche des années 60, mais toute la postérité de Nietzsche a été notoirement extrémiste. Il me semble que Jean Grenier avait plutôt en vue le Nietzsche esthète de Gide, qui a marqué plusieurs générations en France.
4. Le mardi 2 juillet 2019, 16:01 par Philalethe
Oui, heureusement que Nietzsche n'a pas eu le souci d'être nietzschéen.

samedi 29 juin 2019

L'amour-propre a-t-il des yeux ou plus précisément, des yeux de taupes ?

La Rochefoucauld a écrit, c'est bien connu, que " le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement " (maxime 26, édition de 1678). Kant a précisé la raison d'une telle incapacité ; en effet, analysant pourquoi on rit de la véracité (die Wahrhaftigkeit) de qui n'a pas appris " l'art de paraître " alors qu' on devrait plutôt soupirer " à l'idée d'une nature encore exempte de perversion ", il écrit :
" C'est une gaieté momentanée, comme d'un ciel tendu de nuages qui s'ouvre en un point pour laisser passer le rayon de soleil, et se referme aussitôt afin d'épargner les faibles yeux de taupe de l'amour-propre (um der blöden Maulwurfsaugen der Selbstsucht zu schonen) " (Anthropologie du point de vue pragmatique, La Pléiade, p. 951)
La Rochefoucauld n'aurait donné sur ce point que partiellement raison à ces lignes de Kant. Certes l'amour-propre aveugle généralement mais pas toujours :
" Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu'on ne pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend parler de leurs conduites : le même amour-propre qui les aveugle d'ordinaire les éclaire alors et leur donne des vues si justes qu'il leur faut supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées." (maxime 494)
Dans la première des maximes retranchées après la première édition, La Rochefoucauld compare l'amour non à l'oeil de taupe, mais à l'oeil tout court, qui voit ce qui lui est extérieur sans pouvoir se voir lui-même :
" (...) cette obscurite épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes."
Dans la maxime posthume 26, La Rochefoucauld identifie ce qui rend l'amour-propre clairvoyant :
" L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même l'amour-propre séparé, s'il faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus."

Commentaires

1. Le samedi 29 juin 2019, 16:27 par Arnaud
Il n’est pas certain à mes yeux que ce texte de Kant s’expose si facilement aux remarques de La Rochefoucauld ; en d’autres termes, je ne vois pas très bien en quoi celles-ci pointeraient un manque de nuance sur la nature de l’amour-propre chez l’auteur de L’anthropologie. Voici en quoi.
D’abord en précisant que le rire de ceux qui sont expérimentés dans l’art de paraître devant « l’innocence et la simplicité » n’est pas « moqueur » (pour la raison explicitement invoquée qu’ « au fond du cœur, on n’en respecte pas moins la pureté et la simplicité »), Kant montre bien que, pour que l’amour-propre s’aveugle (c’est clairement un processus d’auto-aveuglement) il faut d’abord qu’il ait clairement perçu en lui-même (et pourquoi pas, douloureusement) la perte de cette pureté, par la « confrontation » (Kant utilise ce terme) avec le spectacle de l’innocence. C’est donc la distance ou le contraste entre une nature originaire indemne de toute dissimulation et une nature désormais corrompue, brutalement mise en évidence par cette confrontation, qui conduit l’amour-propre à se détourner de cette lumière qui ne lui donne pas une image flatteuse de lui-même.
La métaphore du ciel nuageux qui se referme bien vite sur le rayon de soleil (la simplicité des manières de ceux qui ignorent l’art de paraître) se présente fort naturellement pour étayer cette idée : lorsqu’on observe la sincérité de certains individus, on mesure la perte de la sienne et c’est une découverte qu’on ne supporte pas longtemps. On se protège en feignant de ne pas voir qu'on l'a perdue (on a affaire à une manœuvre du type duperie de soi, plutôt qu’à une cécité constitutive de l’amour-propre)
2. Le dimanche 30 juin 2019, 16:03 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette correction éclairée.
3. Le samedi 6 juillet 2019, 12:51 par gerardgrig
Kant n'aborde-t-il pas aussi le thème de l' idiot étymologique, l' "idiotes" sans éducation qui n'a pas appris les règles du paraître en société, et qui parle vrai ? Kant semble faire une suggestion providentialiste, avec la métaphore du ciel qui s'entrouvre pour laisser passer un rayon et qui se referme pour épargner nos yeux. Si l'idiot donne la nostalgie incongrue d'un paradis perdu, c'est parce qu'il est biblique.
4. Le mardi 16 juillet 2019, 15:11 par Philalethe
Kant donne l'exemple de " la jeune fille allant vers l'âge nubile " ou du " campagnard non informé des usages de la ville ".

vendredi 28 juin 2019

Croquis sans sa greguería.

Commentaires

1. Le vendredi 28 juin 2019, 13:59 par gerardgrig
Ici, la "gregueria" est inscrite dans la tête du lecteur. Elle serait inutile, à côté du croquis. On montre la gravure de Musset au lecteur et il récite mentalement la "Ballade à la lune", comme un mantra. C'est l'archétype de la récitation de nos vertes années, depuis toujours et pour toujours. "La lune|Comme un point sur un i." Musset, dandy romantique, avait aussi le désir des choses qui durent. Il est vrai que le dandysme est peut-être l'apanage de celui que Jean d'Ormesson appelait le "stoïcien rose", le "stoïcien de la frivolité". C'est l'histoire d'Hercule aux pieds d'Omphale, devenu un héros sans travaux et supportant sans broncher sa condition d'esclave.

Ajo

jeudi 27 juin 2019

Greguería n° 75

" El sillón cómodo y encretonado que sirvió para la larga enfermedad de la abuela ha quedado ya con la sombra de un perfil proyectado por una de las aletas en que reposó tanto su cabeza."
" Le confortable fauteuil en cretonne qui servait pour la longue maladie de la grand-mère a désormais gardé l'ombre du profil qui apparaissait quand si souvent elle se reposait à l'appuie-tête."

Commentaires

1. Le jeudi 27 juin 2019, 16:40 par gerardgrig
Parmi les lecteurs de Ramón, les baby-boomers seront les derniers qui comprendront le sens de certaines greguerias. Chez les parents et les grands-parents, il y a eu naguère une façon abusive et traumatisante pour les jeunes générations de vivre la vieillesse et la mort, en sombrant littéralement de toutes les façons, et en laissant partout des traces physiques d'eux, sur les meubles et jusque sur les murs. Cela a produit de grands artistes maudits, des névrosés et des psychotiques. Dans le roman, c'est le thème scandaleux du parent indigne qui a fait son apparition, comme dans "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski. Dans un milieu clos et étouffant, Fiodor Karamazov entraîne sa famille dans sa déchéance physique et morale. D'une façon plus banale, c'était la grand-mère de Ramón qui mettait en scène sa mort avec une certaine indécence, que la société trouvait normale, et qui laissait à sa famille un sentiment de tristesse et d'horreur, matérialisé par une ombre spectrale sur un fauteuil. Autrefois, les parents et les grands-parents étaient ce qu'Ibsen appelait des Revenants.

Greguería n° 75

" El sillón cómodo y encretonado que sirvió para la larga enfermedad de la abuela ha quedado ya con la sombra de un perfil proyectado por una de las aletas en que reposó tanto su cabeza."
" Le confortable fauteuil en cretonne qui servait pour la longue maladie de la grand-mère a désormais gardé l'ombre du profil qui apparaissait quand si souvent elle se reposait à l'appuie-tête."

Commentaires

1. Le jeudi 27 juin 2019, 16:40 par gerardgrig
Parmi les lecteurs de Ramón, les baby-boomers seront les derniers qui comprendront le sens de certaines greguerias. Chez les parents et les grands-parents, il y a eu naguère une façon abusive et traumatisante pour les jeunes générations de vivre la vieillesse et la mort, en sombrant littéralement de toutes les façons, et en laissant partout des traces physiques d'eux, sur les meubles et jusque sur les murs. Cela a produit de grands artistes maudits, des névrosés et des psychotiques. Dans le roman, c'est le thème scandaleux du parent indigne qui a fait son apparition, comme dans "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski. Dans un milieu clos et étouffant, Fiodor Karamazov entraîne sa famille dans sa déchéance physique et morale. D'une façon plus banale, c'était la grand-mère de Ramón qui mettait en scène sa mort avec une certaine indécence, que la société trouvait normale, et qui laissait à sa famille un sentiment de tristesse et d'horreur, matérialisé par une ombre spectrale sur un fauteuil. Autrefois, les parents et les grands-parents étaient ce qu'Ibsen appelait des Revenants.

mercredi 26 juin 2019

Déshabiller les choses.

Un passage de l' Anthropologie du point de vue pragmatique renvoie à ce que Sandrine Alexandre a appelé dans le stoïcisme la resdescription dégradante et qu'on pourrait aussi penser comme description rationnelle, la dégradation n'etant que relative à l'embellissement conféré par l'imagination passionnelle :
" L'habit fait l'homme : le mot vaut aussi dans une certaine mesure pour l'esprit sensé. Le proverbe russe dit bien : " On reçoit son hôte selon son costume et on le raccompagne selon son entendement " ; l'entendement, cependant, ne peut empêcher que des représentations obscures ne suggèrent l'impression d'une certaine importance produite par un personnage bien vêtu ; tout au plus peut-il avoir le projet de rectifier par la suite le jugement ainsi porté au préalable." (I, 1-5, La Pléiade, p. 955)
L' entraînement au stoïcisme, destiné à ne pas subir plus que ce que Sénèque appelle " les ombres de passion ", permet de vite enlever les habits de tout ce qu'on perçoit, qu'ils soient luxueux et attirants ou puants et répulsifs, cela afin d'identifier leur essence.
Training peut-être un peu trop simple (car comment caractériser essentiellement la chose ?), mais qui vaut mieux que l'absence de tout effort pour déshabiller (paresse qui peut être justifiée ou bien par la croyance que l'habit fait le moine ou bien par celle, plus usuelle à notre époque conformistement démystificatrice, selon laquelle sous l'habit, on ne peut jamais trouver qu'un autre habit).

mardi 25 juin 2019

Greguería n° 48

" Hay una paloma extraviada que se creyó paloma mensajera y a mitad de camino se dio cuenta de que se había equivocado."
" Il y avait un pigeon perdu qui se prenait pour un pigeon voyageur et qui à mi-chemin s'est rendu compte qu'il s'était trompé."

Greguería n° 74

" Vivir en un siglo es como vivir en todos si se saben mirar con serenidad las piedras."
" Vivre dans un siècle, c'est comme vivre dans tous si on sait regarder les pierres avec sérénité."

lundi 24 juin 2019

La convenable inconvenance du regard analytique.

Dans l' Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Kant souligne l'utilité du pouvoir de faire abstraction, c'est-à-dire de volontairement ne pas tenir compte d'une perception présente:
" Bien des hommes sont malheureux par manque de pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement, fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui (den Anderen dadurch zu verwirren, sich selbst aber auch im Umgange das Spiel zu verderben). Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." ( Oeuvres philosophiques, tome III, La Pléiade, p. 950 )
Par opposition à ces normes qui tiennent aux yeux de Kant de la conduite civilisée et non de la conduite éthique, moralisée, la psychanalyse a dressé l'oeil et l'ouïe du praticien à se fixer précisément sur les " défectuosités " de l'âme. Surtout si " l'essentiel est de bon aloi ", le psychanalyste manifestera sa " vigueur d'esprit " dans son aptitude à ne pas " passer sur les côtés fâcheux d'autrui ". Mais, dans ce nouveau cadre, l'autre, pour autant qu' il connaît les règles de ce jeu inédit, ne sera pas plongé " dans la confusion ". Il verra même dans cette attention, que la politesse mal éclairée pourrait juger inconvenante, la condition nécessaire pour faciliter in fine ses rapports avec lui-même.
Autrement dit, le regard porté sur autrui que Kant dénonce en fin de compte autant au niveau de la politesse que de la simple prudence (ça serait aussi notre propre relation à autrui que l'on gâcherait par une attention indésirable), devient avec la psychanalyse épistémiquement justifié, et même nécessaire, acquérant, par cela même, une justification thérapeutique, donc possiblement morale.

Commentaires

1. Le mardi 25 juin 2019, 22:17 par gerardgrig
Faire abstraction des actes manqués d'autrui semble difficile. La culture analytique s'est diffusée et l'on sait qu'un lapsus est un symptôme de la psychopathologie de la vie quotidienne. Néanmoins, on peut admettre qu'il n'est pas courant d'entamer dans l'ascenseur une psychanalyse de son voisin qui a fait un pataquès. Il reste que l'acte manqué, toujours suspect d'être fait exprès, est ce qui passe le moins bien dans ce que nous tolérons de fâcheux chez autrui, pour notre confort et pour le sien. Un acte manqué est une gaffe. Pour les moralistes du XVIIeme, on n'avait aucune excuse pour ses gaffes. On en était responsable, et c'était justice. On ne fait pas abstraction d'une gaffe, on la pardonne.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:43 par Philalethe
Il y a, je crois, une différence entre une gaffe et un acte manqué : la gaffe a immédiatement du sens alors que l'acte manqué doit être interprété pour recevoir un sens. En outre, en faisant gaffe, on s'abstient de faire une gaffe, alors qu' on ne peut pas en faisant attention s'abstenir de faire un acte manqué.

dimanche 23 juin 2019

Greguería n° 73

" Lo peor de los arboles genealógicos es que de pronto se fija en ella la chismosa chicharra."
" Le pire dans les arbres généalogiques est que vite s'y installe la cigale bavarde."

Commentaires

1. Le lundi 24 juin 2019, 00:33 par gerardgrig
La génération des années 1910 a eu un privilège inouï, dont Ramón a usé sans limites. Elle était dans un entre-deux et elle marchait à cloche-pied, ou elle dansait en boitant. C'est ce qu'on a appelé le Noucentisme. Ce mouvement avançait vers la modernité, tout en regardant vers le XIXeme siècle, pour corriger les excès de modernité des années 1900. Dans cette gregueria, Ramón semble évoquer les sagas familiales des romanciers de la deuxième moitié du XIXeme siècle. Il y ajoute une métaphore de fabuliste, avec la distance amusée des nouvelles générations. Pour le roman naturaliste, une famille tend vers le désordre et la dégradation, comme toute chose dans le monde. Elle aurait des tares héréditaires, ce qui était une hypothèse fantaisiste. Néanmoins, elle produira une cigale qui chante, un fils prodigue, une fin de race, un artiste. Ce que Sartre appelait l'idiot de la famille.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:53 par Philalethe
J'ai failli traduire " chismosa " par soûlante. C'est dépréciatif.

samedi 22 juin 2019

Les mauvais frottements.

" Alors les individus désoeuvrés et tournés vers le dehors se poussent, se bousculent, se frottent les uns aux autres, car aucune intime pudeur ne les tient à distance respectueuse les uns des autres ; tout n'est que remue-ménage et remous parfaitement stériles. L'on ne possède rien, ni individuellement, ni en commun : et l'on se monte la tête et se prend de querelle. Ce ne sont pas alors les couplets entraînants et les joyeux festins qui réunissent les amis (...). Non, mais les commérages, les rumeurs, la vaine présomption et la jalousie indolente sont le fade succédané de tout cela." (Kierkegaard, Un compte-rendu littéraire, Oeuvres complètes, VIII, p. 204)

vendredi 21 juin 2019

Greguería n° 72

" El escritor es un ser al que le han sentenciado a escribir cien millones de veces la frase "Quiero superarme", "Quiero superarme", "Quiero superarme"..."
" L'écrivain est un être qu'on a condamné à écrire des centaines de millions de fois la phrase " Je veux me dépasser ", " Je veux me dépasser ", " Je veux me dépasser "..."

jeudi 20 juin 2019

Greguería n° 71

" Los húsares van vestidos de radiografía."
" Les hussards portent une radiographie pour vêtement."

mercredi 19 juin 2019

Greguería n° 70


" Parece mentira, pero aquel hombre horrible tenía cara de pensamiento."
" Ça paraît incroyable, mais cet homme horrible ressemblait à une pensée."

Commentaires

1. Le jeudi 20 juin 2019, 17:00 par gerardgrig
Est-ce Einstein que Ramón caricature, avec une insolence de potache ? Il imaginait bien le Cid avec des nœuds dans la barbe. En réalité, Ramón ne nous fera pas le coup de la beauté intérieure. Il serait prêt à dire que c'est ce que les gens moches ont inventé pour se reproduire. Il préfère trouver de la beauté à la laideur, pour mieux la supporter, en suivant la méthode stoïcienne. Ici, il évoque la sympathie mystérieuse qui existe entre les formes de la nature, notamment dans le règne végétal, et l'imaginaire de la figure humaine. La pensée est la violette, qui a une riche histoire mythologique. Elle signifie le souvenir des morts dans les cimetières. On a une pensée pour eux. Ramón fait un jeu de mots, s'il s'agit de reconnaître le génie du grand homme.
2. Le lundi 24 juin 2019, 00:07 par gerardgrig
En réalité, la pensée et la violette sont des espèces voisines du genre "Viola". La pensée est la violette avec le sourire en plus, à cause de ses pétales latéraux orientés vers le haut. Elle peut comporter des dessins de visages. Ici, l'illustration de la gregueria ressemble à un test de Rorschach que nous propose la nature. Que voyons-nous dans les taches de la pensée ? On dirait un génie hirsute de la fin du XIXeme siècle. Ou est-ce un quidam doté d'une gueule d'enfer, que Ramón a croqué par hasard à la terrasse d'un café, pour le ranger dans un cabinet de curiosités botaniques ? Ramón fait-il ou non un "dessin à clé" ? Dans la nature, à quoi servent ces taches en forme de visages, dont l'utilité semble bien moins évidente que le dessin d'une guêpe sur l'orchidée ? Y a-t-il un langage des fleurs que validerait l'étymologie populaire ? La violette est étymologiquement la fleur d'Io. Elle a été christianisée en herbe de la Trinité, car selon le peuple la nature a le langage de Dieu. Étymologiquement, la pensée est plutôt neutre. Elle est là pour nous rappeler quelqu'un, ce que suggèrent ses formes vagues de visages.
3. Le jeudi 27 juin 2019, 11:56 par Philalethe
" La pensée est la violette avec le sourire en plus "
C'est une greguería !
4. Le vendredi 28 juin 2019, 00:41 par gerardgrig
La paréidolie visuelle est une illusion d'optique qui nous fait trouver des formes humaines dans la nature. On voit des dessins de visages dans des pensées. Dans cette gregueria, Ramón dit l'inverse. C'est le visage qui ressemble à la fleur. Cela s'apparente à la caricature qui appuie sur la ressemblance d'un visage avec un fruit ou un légume, pour faire ressortir la bêtise du modèle. Mais ici, Ramón obtient un résultat opposé. La ressemblance du visage horrible avec la pensée semble lui donner une certaine beauté paradoxale.

mardi 18 juin 2019

Greguería n° 69

" La lluvia que vemos caer por los cristales son nuestras propias lágrimas magnificadas."
" La pluie que nous voyons tomber à travers les vitres, c'est nos propres larmes magnifiées."
Ajout du 14/08/19 :
Ramón a supprimé cette greguería de l'ultime édition de 1962. Mais celle qui la remplace ne me plaît guère : " Il ne faut pas se moucher dans le mouchoir des soirées d'adieux." (" No hay que sonarse en le pañuelo de las despedidas.").

Commentaires

1. Le dimanche 4 août 2019, 12:47 par gerardgrig
Comme tout avant-gardiste, Ramón rejetait l'affectif pur. L' émotion ne pouvait qu'être magnifiée par la littérature.

lundi 17 juin 2019

Greguería n° 68

" El arco del violin cose como aguja con hilo notas y almas, almas y notas."
" Comme l'aiguille avec le fil, l'archet du violon coud les notes aux âmes et les âmes aux notes."

Commentaires

1. Le lundi 17 juin 2019, 17:46 par gerardgrig
Chez Ramón, il y a une sorte de misérabilisme universel, avec un choix de termes familiers qui y ramènent toujours, et qui entrent dans des oxymores. Autant que la métaphore humoristique, c'est l'oxymore burlesque qui caractérise la gregueria. C'est le cas avec le poétique manteau du ciel de la gregueria 66, qui a laissé des "effiloches" sur les branches du saule, ce qui casse la poésie traditionnelle en introduisant une focalisation sur le déchet. Dans le jeûne en caleçon de la gregueria 61, il y a le soin suprême du corps, de l'esprit et de l'âme, si ce n'est pas de l'ironie pour nous faire tomber de haut, car il est associé à l'intimité souvent risible du dessous masculin. Ou bien le "roseau pensant" pascalien de la gregueria 64, qui prend l'aspect du porte-manteau de l'écrivain bohème du Café Pombo, qui cherche à ressembler à tout le monde. On notera la désynchronisation entre l'image, qui ne comporte pas de manteaux pour mieux laisser voir le support, et le texte de la gregueria. Dans la gregueria 68, l'aiguille et le fil du ravaudage sont associés à une esthétique musicale idéaliste. Auparavant, dans la gregueria 67, avec le cygne mélange d'ange et de serpent, Ramón faisait descendre les "Métamorphoses" d'Ovide dans le bassin du jardin public.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:58 par Philalethe
Je crois que vous caractérisez bien une des veines de la mine ramonienne.

dimanche 16 juin 2019

Greguería n° 67

" En el cisne se unen el ángel y la serpiente."
" Dans le cygne s'unissent l'ange et le serpent."

samedi 15 juin 2019

Greguería n° 66

" En los sauces están los flecos del manto del cielo."
" Sur les saules il y a les effiloches du manteau du ciel."

vendredi 14 juin 2019

Greguería n° 65

" En la mano tenemos a la mano el recuerdo de los saurios primitivos."
" Avec la main nous avons sous la main le souvenir des sauriens primitifs."

jeudi 13 juin 2019

L'homme-araignée ou le malheur de l'extension de la toile.

Je dois à la lecture du très instructif livre de Claude Romano Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Folio-Essais, 2019) ces quelques lignes de Jean-Jacques Rousseau, tirées de la sixième Lettre morale :
" Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans en réserver presque rien dans son propre coeur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d'araignée qu'il tend sur ce qui l'entoure. L'une est plus solide que l'autre, le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement, et si d'un doigt on la déchire il achève de s'épuiser plutôt que de ne pas la refaire à 'instant."
En permettant d'étendre notre toile au point de vibrer à des chocs infinitésimaux venus quelquefois de contrées lointaines et très étrangères, la technique nous fait frissonner ou sursauter, voire même trembler.
Malheureusement je ne partage pas la confiance de Rousseau dans la valeur de l'alternative qu'il propose, c'est-à-dire le repli sur le Moi...
Au fait la langue espagnole offre un joli verbe pour décrire ce retour à soi : ensimismarse. Je ne trouve ni en français, ni en anglais, ni en allemand un mot étymologiquement identique. Le néologisme le plus fidèle serait " s'ensoimêmer " !
À défaut de pouvoir " redevenir nous ", de pouvoir " nous concentrer en nous ", comme le demande Rousseau dans cette même lettre, il est peut-être sage de savoir contrôler l'ampleur, comme la position, de notre inévitable toile.

Commentaires

1. Le dimanche 4 août 2019, 13:11 par gerardgrig
Qu'aurait dit Ramón d'Internet ? Il aurait peut-être parlé de l'homme-araignée et de l'extension de la toile. Ou bien il aurait approuvé la théorie du copier-coller hypernumérique de Kenneth Goldsmith. C'est un peu ce qu'il faisait avec son trésor de citations. Néanmoins il n'aurait peut-être pas manqué le paradoxe moral induit par les réseaux sociaux. En effet, c'est l'amour-propre qui nous sauve des manipulations robotiques à base d'algorithme de nos préférences. Sur les réseaux sociaux, quand on me suggère de faire quelque chose dont j'ai très envie, je ne le fais pas, par réaction d'orgueil épidermique, car je ne veux pas que quiconque dirige ma vie.
2. Le lundi 5 août 2019, 09:04 par Philalèthe
Si tous les amours-propres étaient aussi peu grégaires que le vôtre...

mercredi 12 juin 2019

Greguería n° 64

" Pascal dijo que el hombre es una caña pensante ; pero la verdad es que el hombre se parece a una percha en pie, esa soportadora percha que aguanta los más pesados gabanes con los bolsillos llenos de revistas."
" Pascal a dit que l' homme est un roseau pensant ; mais la vérité est que l' homme ressemble à un porte-manteau, un porte-manteau résistant qui supporte les plus lourds pardessus, aux poches remplies de revues."

Commentaires

1. Le mardi 18 juin 2019, 16:29 par gerardgrig
L'oxymore pascalien du "roseau pensant", qui approfondit l'opposition janséniste du réel et de l'idéal que seule la grâce efface, ne pouvait manquer d'intéresser Ramón. Il en donne une version personnelle, à base de modernité et d'espagnolisme. Chez lui, l'oxymore est donquichottesque, car il vise à rendre définitivement burlesque toute forme d'idéalisme. Ramón délaisse la nature où poussent les roseaux de Pan, pour le décor du petit-bourgeois artiste, peut-être libertin, décor peuplé d'objets manufacturés comme les porte-manteaux. Ramón est dans le monde de la morale mondaine, mais Pascal avait de l'indulgence pour la "médiocrité" de l'honnête homme, qui n'a pas une morale héroïque. On notera que le "roseau pensant" moderne, ou plutôt le "porte-manteau pensant" va chercher ses idées dans les revues littéraires à la mode qui remplissent les poches de son manteau.
2. Le mercredi 19 juin 2019, 17:09 par gerardgrig
À vrai dire, je n'ai encore vu Dieu dans aucune des greguerias qui ont défilé. Avec Pascal, si l'on en croit Lucien Goldmann, Dieu ne serait pas mort, car il se cacherait. Dans cette optique, il n'y a plus de philosophies, mais des visions du monde des classes sociales. Pascal se réfugiait dans l'irrationalisme mystique, après avoir dit la misère de l'homme, même grandiose (le "roseau pensant"), car il refusait d'accepter le monde de la raison bourgeoise, alors qu'il était un savant de son temps, du fait que la raison tendait à détruire l'idée de communauté. D'où la vision tragique de Pascal. On peut penser que Ramón aurait plutôt été un moliniste qu'un janséniste, à la manière des Jésuites espagnols. Il reste que, sur la question de la modernité, pour Goldmann Pascal était "la première réalisation exemplaire de l'homme moderne".
3. Le samedi 22 juin 2019, 13:59 par gerardgrig
En réalité, comme Lautréamont, Ramón a ouvertement un rapport d'intertextualité avec Pascal. Même si cela a des implications philosophiques, Ramón ne juge pas la pensée pascalienne.
4. Le jeudi 27 juin 2019, 12:08 par Philalethe
Je ne crois pas que " roseau pensant " chez Pascal soit un oxymore. Ce ne sont pas le réel et le non-réel (l'idéal) qui y sont joints ; c'est le corps (fragile) et l'esprit (réel tout autant).
Le corps dans la version ramonienne reste fragile mais il est surchargé. La dématérialisation fait peut-être ressembler à nouveau le corps à un roseau (avec quelquefois la pensée, chez nos contemporains, de transformer le corps auquel on est joint en chêne : on court, fuyant la mort qui court derrière.)

mardi 11 juin 2019

Greguería n° 63

" Toda gota nace para estalactita, pero cae sólo como mortal gota."
" Toute goutte naît pour le stalactite mais ne fait que tomber, comme goutte mortelle."

Commentaires

1. Le vendredi 14 juin 2019, 13:21 par gerardgrig
Dans cette gregueria qui prend la forme d'un fragment présocratique, Ramón use et abuse du privilège du lettré pétri de culture classique, qui joue à nous délivrer un message héraclitéen. Avec toujours une touche moderniste, celle du terme savant de "stalactite", qui encapsule un mot ordinaire du grec ancien, le "stalaktos" qui coule goutte à goutte, et que le berger de Béotie pouvait utiliser en parlant du pis de sa vache. Néanmoins, par une ultime pirouette, Ramón fait mentir la science, en omettant la seconde chance de survivre de la goutte, qui est victime d'une obscure fatalité, mais qui à défaut de s'être concrétionnée dans le stalactite, pourrait le rejoindre en devenant un stalagmite sous lui.

lundi 10 juin 2019

Greguería n° 62, huysmansienne.

" Los capiteles con figuras entre sus volutas son piedras embarazadas que van a parir monstruos y corderos, sobrecogidos desde hace siglos como niños en el claustro maternal."
" Les chapiteaux avec leurs figures entre les volutes sont des pierres grosses, qui vont engendrer des monstres et des agneaux, figés depuis des siècles, comme des enfants, dans le cloître maternel."

Commentaires

1. Le lundi 10 juin 2019, 14:51 par gerardgrig
Avec l'incendie de Notre-Dame de Paris, outre la notion de monument historique, nous avons redécouvert le monde de la Cathédrale, avec la folie de la civilisation chrétienne du Moyen Âge. Avant Luc Plamondon, des Décadents avaient cherché une rédemption dans ce monde, après un passage par le satanisme, comme le Français Huysmans, qui avait séduit la bohème madrilène de la Belle Époque. Ramon, véritable éminence grise de l' avant-garde européenne pré-surréaliste, qui avait son QG au Café Pombo, ne pouvait manquer de lui dédier une gregueria très réussie, qui en exprime la quintessence avec la distance de son humour.
2. Le mercredi 12 juin 2019, 10:06 par gerardgrig
Revenir à une forme de catholicisme primitif, comme le paysan de la Beauce se fabriquant une Vierge en paille et que Charles Péguy imitait, est une tentation qui a effleuré Ramón et le monde littéraire espagnol, cherchant à épuiser le champ des possibles. Le modèle moderne à imiter était le Durtal de Huysmans redevenant un homme du Moyen âge. Ce dernier passait son temps à déchiffrer la symbolique de sa Cathédrale, dans son architecture et dans les objets qui la peuplent, symbolique qui lui racontait la cosmogonie divine et l'histoire sainte.
3. Le mercredi 12 juin 2019, 10:50 par Philalethe
Je ne suis vraiment pas sûr que Ramón ait eu l'intention de dédier cette greguería à Huysmans.
4. Le mercredi 12 juin 2019, 13:05 par gerardgrig
Il est au moins sûr que Ramón devait davantage être attiré par "La Sagrada Familia" kitsch de Barcelone, toujours inachevée, que par la Cathédrale de Chartres, même si celle-ci avait été modernisée après son incendie. Le Bauhaus admirait la structure d'arc en chaînette de la basilique de Barcelone, que l'on retrouve chez nous dans le CNIT de La Défense. Dali désignait l'œuvre de Gaudi comme une "zone érogène tactile". Il est vrai que Huysmans et son héros Durtal s'étaient d'abord adonnés aux obscénités sacrilèges de la messe noire, avant leur conversion par la Cathédrale. C'est peut-être surtout la cathédrale que Justo Gallego Martinez construit tout seul depuis 50 ans, à Mejorada del Campo à côté de Madrid, à l'aide de matériaux de récupération hétéroclites, qui aurait pu intéresser Ramón.
5. Le vendredi 14 juin 2019, 11:55 par Philalethe
La Sagrada Familia est comme un gros roman commencé par un auteur génial et terminé par un auteur qui a essayé d'imiter le premier sans vraiment vouloir l'imiter.

dimanche 9 juin 2019

Greguería n° 61

" Estar en albis es el ayuno supremo, el ayuno en calzoncillos."
" N'y rien comprendre, c'est le jeûne suprême, le jeûne en caleçon."

Commentaires

1. Le lundi 10 juin 2019, 19:22 par gerardgrig
Il me semble que "en albis" évoque les habits blancs du noviciat et du baptême. On ne comprend rien quand on est un débutant. En philosophie, on peut affirmer que la pensée reste dans l'attente de commencer à penser. On pourrait croire que cette gregueria aborde la tentation de la spiritualité hindoue, chez l'Occidental confronté à la faillite de l'intelligence. Ramón se verrait bien en saddhu, cet homme saint de l'hindouisme qui jeûne en pagne, et qui s'abîme dans la contemplation et la méditation pour s'unir à la Conscience Universelle.
2. Le vendredi 14 juin 2019, 11:30 par Philalethe
Certes albus signifie blanc en latin, mais pour l'instant cette expression espagnole estar en albis pour moi n´est dans son étymologie  guère plus claire que l'expression allemande nur Bahnhof verstehen (littéralement ne comprendre que gare au sens ferroviaire du terme)
Quant à ce jeûne et à cette petite tenue, je ne suis pas sûr non plus qu'ils renvoient ici à une élévation. On peut les penser aussi bien comme l'expression de la misère. Certes suprême engage à lever le regard mais je ne suis pas sûr qu'ici supremo ne pourrait pas être tout aussi bien traduit par extrême.
3. Le vendredi 14 juin 2019, 13:52 par gerardgrig
Le regretté Michel Serres rappelait que le roman picaresque était le roman de la faim. Il est vrai que cette gregueria évoque plutôt le jeûne forcé du miséreux en haillons. Serres rapprochait un album du dernier Hergé du roman picaresque. Néanmoins, malgré ses nombreux avatars, le Général Alcazar ne connaît jamais le pain sec et l'eau du cachot. Son rival le Général Tapioca le ferait seulement fusiller.

samedi 8 juin 2019

Greguería n° 60

" Cuando el matador va a matar, se coloca como fotógrafo que va a instantaneizar a la Muerte."
" Quand le matador va tuer, il se place comme un photographe qui va instantanéiser la Mort."

Commentaires

1. Le samedi 8 juin 2019, 23:32 par gerardgrig
Dans cette gregueria, l'incongruité de Ramón, qui s'appuie souvent sur la référence aux objets techniques de la modernité, n'épargne pas la tauromachie. Pour lui, la corrida était la métaphore de la violence inhérente à la vie humaine. Cette gregueria évoque une forme de voyeurisme de la mort du taureau, chez celui qui le tue, et qui en conservera une trace sur la plaque photosensible de son esprit, à la manière d'un photographe, pour en jouir. Une fascination perverse pour l'image de la victime que l'on photographie en la tuant, c'est tout à fait l'argument du film "Le Voyeur" de Michael Powell (1960).
2. Le lundi 10 juin 2019, 10:40 par Philalethe
Je vois cette greguería moins dénonciatrice que finement descriptive. Le matador ajuste sa position et précisément celle de son bras droit afin d'exécuter du mieux possible l'estocade. Il paraît alors viser comme le photographe dans son viseur : tout va alors se jouer en un instant, l'épée devant non seulement ne pas heurter un os, mais  ne pas non plus produire une hémorragie qui ferait que le taureau vomisse son sang. Instantanéiser (ce néologisme correspond au néologisme espagnol) la mort, c'est moins alors l'éterniser que la rendre foudroyante.

vendredi 7 juin 2019

Greguería n° 59

" El único que cambia de verdad la faz del planeta, es el que ara modestamente el terruño."
" Le seul qui change vraiment la face du monde est celui qui laboure modestement son bout de terrain."

jeudi 6 juin 2019

Greguería n° 58

" Era tan celoso, que temía que las máquinas de pesar que entregan un ticket con el peso, la diesen a su mujer billetes de amor."
" Il était tellement jaloux qu'il craignait que les balances qui délivrent un ticket indiquant le poids ne donnent à sa femme des billets doux."

Commentaires

1. Le vendredi 7 juin 2019, 18:02 par gerardgrig
Cette gregueria est un peu dans le post-humain lié à la technologie, qui amoindrit l'homme et, dans le cas du jaloux maladif, le désenchante encore davantage du monde où il vit, en accroissant son insécurité et en rabaissant son orgueil. On aime aussi replacer Ramón dans la tradition littéraire espagnole qui l'inspirait, mais on ne retrouve pas ici le poncif habituel du jaloux des "Nouvelles exemplaires" de Cervantes, dans "Le Jaloux d'Estrémadure". Avec la balance suspectée d'envoyer des billets doux, on tourne une page, dans un parti-pris provocant de modernité. De même, on essaiera de rattacher le Ramón auteur de "Seins" au donjuanisme satanique, qui va de Tirso de Molina ("El Burlador de Sevilla") à Valle-Inclán ( "El Marquès de Bradomín"), mais Ramón humanise et esthétise tant l'objet de son désir, en y ajoutant son humour, qu'il s'échappe de ce topos littéraire par son art légendaire de la pirouette.
2. Le lundi 10 juin 2019, 10:58 par Philalethe
" Être fou de jalousie " est ici illustré au sens strict de l'expression, sauf à penser, à la lumière de nos débats sur les robots, que ce jaloux-là fait de la balance un sujet doté de conscience. Il aurait alors quelque chose à voir avec le passionné de Her . L' un et l'autre ont perdu le sens de la réalité, d'une manière radicalement plus grave que dans la passion pathologique.

mercredi 5 juin 2019

Le stoïcisme comme château de cartes.

Claude Romano dans Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (2019) met clairement en évidence la dépendance de l'éthique stoïcienne par rapport à la métaphysique. Défendant que l'on ne peut pas croire ce que l'on ne tient pas pour vrai, il fait reposer l'apathie du sage sur la croyance dans le caractère réellement indifférent des événements qui font s'effondrer les insensés :
" Nos jugements, affirme Épictète, sont les seules choses qui soient entièrement en notre pouvoir (eph' hêmin). En va-t-il réellement ainsi ? N'y a-t-il pas au moins quelque chose qui contraigne notre jugement à savoir la vérité ? Dépend-il vraiment de nous, par exemple, de juger que perdre un fils n'est pas un grand malheur, indépendamment de ce qui nous paraît être vrai ou non ? L'idée d'un contrôle de notre jugement abstraction faite de ce qui nous semble être ou non le cas n'est-elle pas une absurdité de principe ? Mais alors, si les stoïciens sont obligés d'en convenir, s'ils n'ont pas d'autre moyen, pour modifier notre jugement que de chercher à nous persuader , il faut en conclure que tout le stoïcisme repose en fin de compte sur sa théologie et sa cosmologie auxquelles il est nécessaire au préalable de souscrire. Pour celui qui rejetterait l'optimisme théologique et cosmologique du Portique (la correspondance qu'il établit entre la raison humaine et la raison cosmique), c'est le fondement même de l'affranchissement du sage à l'égard de toute puissance étrangère en lui et hors de lui qui se dérobe purement et simplement. C'est du reste ce qui se passera à la fin de l' Antiquité tardive. Et lorsque le stoïcisme refera surface à la Renaissance, abandonnant progressivement les idées d'une impassibilité totale du sage et d'une adhésion sans restriction au destin, avec leurs arrière-plans théologiques, pour devenir principalement une doctrine de l'auto-dressage et du façonnement actif de soi au moyen de la seule volonté, il frôlera à plus d'un titre l'inconséquence. En un mot, seule l'adhésion à un optimisme théologique - et non l'idée d'un prétendu contrôle total de notre jugement indépendamment de ce qui est vrai ou non, qui n'est rien d'autre qu'une absurdité - supporte, en dernière instance, la thérapeutique stoïcienne. Si nous n'acceptons plus cette prémisse, le stoïcisme s'effondre comme un château de cartes." (pp. 116-117)
Je partage cette idée que toute tentative pour revenir au stoïcisme en laissant de côté sa très improbable métaphysique le prive des raisons justifiant la vertu stoïcienne. En effet on ne peut pas croire sur volonté ce qu'on juge digne d'être cru en vue de la vie heureuse.

Commentaires

1. Le vendredi 28 juin 2019, 14:15 par gerardgrig
Le stoïcisme est inépuisable, si on ne le limite pas à sa forme vulgarisée de la sculpture de soi. En ces temps de collapsologie, le stoïcisme nous éclaire sur ce qui s'ensuit de l'apocalypse, avec les notions d'apocatastase et d'antapocatastase. Zeus fait-il une forme de Big Bang ? En tout cas, ce serait un informaticien avisé. Après la consomption du monde par le feu, Zeus le remet dans son état d'origine, un peu comme l'informaticien fait la restauration d'un backup. On reverra même Socrate et Platon, car toutes choses seront restaurées selon la loi de l'éternel retour.

mardi 4 juin 2019

Greguería n° 57

" El tapón del champaña es como una bala fracasada."
" Le bouchon de champagne ressemble à une balle qui aurait tout raté."

lundi 3 juin 2019

Greguería n° 56

" Llega un momento en que las viejas sólo conversan con sus abanicos."
" Arrive un moment où les vieilles ne parlent plus qu' à leur éventail."

Commentaires

1. Le lundi 3 juin 2019, 15:27 par gerardgrig
Cette gregueria distille une certaine cruauté, inspirée peut-être par le tableau de Goya "Les vieilles" ou "Le temps". C'est l'idée du corps comme marqueur social de la personne désocialisée, quand sa beauté s'est complètement effacée. Pourtant, avec la force de l'habitude, la sociabilité continue. On fait malgré tout la conversation, mais avec son éventail. De même, le tableau de Goya caricature une coquette âgée, qui met encore des bijoux, en compagnie de sa servante. Il y a l'idée de la destinée de l'Espagne entrée depuis longtemps en décadence, qui se manifeste aussi dans la gregueria du picador épaissi. Peut-être l'art de Goya et la gregueria de Ramón sont-ils comme des sursauts "castillanistes".
2. Le lundi 10 juin 2019, 11:05 par Philalethe
Entre la coquette de Goya et les vieilles à l'éventail, il y a la différence entre la perte du sens du probable et celle du sens du possible !
Quant au picador épaissi, je crois bien qu'il est conforme au type et à sa fonction. C'est le picador fluet qui indiquerait le déclin de la corrida.. 

samedi 1 juin 2019

Greguería n° 55

" El picador es un Don Quijote que ha engordado."
" Le picador est un Don Quichotte qui a grossi."

Commentaires

1. Le samedi 8 juin 2019, 02:40 par gerardgrig
Cette gregueria évoque l'hyper-espagnolisme de la corrida, que Ramón déconstruit, comme dans "El torero Caracho", qui n'est pas une apologie naïve de la tauromachie. Mas on ne l'imaginerait pas plaisanter avec l'espagnolisme patriotique. Dans "El Rastro", il y a aussi un espagnolisme "populiste" qui abrite déjà une forme de surréalisme, le marché aux puces de Madrid semblant être comme la métaphore d'un recueil de greguerias. Néanmoins, Ramón devait peut-être partager le jugement de Dali sur le "Romancero gitano" de Lorca, qui se rattachait sans le vouloir à l'espagnolisme pour grand public.
Ramón était lucide sur l'espagnolisme d'origine étrangère de Valle-Inclán, que celui-ci avait emprunté à Barbey d'Aurevilly. Dans la bohème littéraire de Madrid, Valle-Inclán avait joué le jeu de la décadence, tandis que Ramón était commentateur et spectateur, ce qui lui permettait de prendre le train de la modernité, même s'il se rattachait au courant picaresque. L'espagnolisme de Ramón était celui du guérillero et du picaro.
2. Le lundi 10 juin 2019, 11:17 par Philalethe
Dans ce cas aussi, la greguería me paraît tout à fait juste. Le picador par son hiératisme, du moins quand il a terminé d'appeler le taureau, évoque une gravure représentant Don Quichotte, au poids près ! Le rédacteur de La France Byzantine vise juste : Ramón est supérieurement réaliste !
3. Le vendredi 14 juin 2019, 10:32 par l'ange scalpé
mais Ramon ne veut il pas dire aussi que
le picador est Sancho Pança, double vulgaire de Don Quijote?
4. Le vendredi 14 juin 2019, 11:39 par Philalethe
C'est en effet une interprétation intéressante. En prenant du poids, Don Quichotte gagnerait en sens de la réalité et au lieu d'aller vers une cible imaginaire, attendrait plus platement que le danger réel fonce sur lui.