Epictète explique qu’il faut juger les malheurs qui nous tombent dessus en imaginant qu’ils concernent autrui. Cette expérience de pensée permet de se représenter les événements fâcheux non comme des scandales aberrants mais comme étant somme toute dans l’ordre des choses:
« Par exemple l’esclave d’un autre casse une coupe, tout de suite on dit tout naturellement : « C’est le genre de choses qui arrivent. » Tu dois donc savoir que, lorsque ta coupe est passée, tu dois être tel que tu étais lorsque la coupe d’autrui a été cassée. Transpose cela dans les choses plus graves. L’enfant d’un autre ou sa femme sont-ils morts ? Il n’y aura personne qui ne dise : « C’est ce qui arrive aux humains. » Quand quelqu’un perd son propre enfant, il dit tout de suite : « Hélas ! » et « Infortuné que je suis ! ». Mais nous devrions nous souvenir de ce que nous éprouvions, lorsque nous entendions parler des mêmes choses à propos des autres. » (Manuel 26 trad. De Pierre Hadot )
Notre sensibilité moderne est souvent choquée par de tels conseils car on nous encourage le plus souvent à faire exactement l’inverse : non pas faire comme si ce qui nous arrivait arrivait à autrui mais comme si ce qui arrivait à autrui nous arrivait. Les appels à la compassion venant des institutions humanitaires fonctionnent ainsi. C’est lié aussi au sentiment que nous avons de la contingence de la souffrance, ce qui nous fait espérer sa possible et totale élimination. Les Stoïciens avaient eux la certitude de la nécessité du malheur, ce qui les encourageait à inventer des techniques psychologiques destinées à supporter calmement les déconvenues.
Dans ses Lettres, Julien l’Apostat, empereur de Rome de 361 à 363, rapporte une anecdote sur Démocrite tout à fait intéressante à ce propos. On y voit Démocrite jouer toute une comédie dans le but de faire comprendre à un homme endeuillé que ce qui lui arrive est dans l’ordre des choses. La règle que nous commentons n’est pas présentée frontalement, ni même jamais explicitée ; elle doit juste apparaître au mari malheureux comme la conclusion logique et naturelle de la mise en scène organisée par Démocrite, qui tient ici du virtuose manipulateur :
« On dit en effet que Démocrite d’Abdère, alors que Darius était au désespoir de la mort de sa gentille femme, comme ses paroles étaient impuissantes à le réconforter (est-ce l’échec de la transmisson de la sagesse par compréhension intellectuelle de la valeur des règles ?), déclara qu’il se faisait fort de la ressusciter pour peu qu’il voulût se charger de tout ce qui était nécessaire à l’opération. Le roi ( ce dernier et le lecteur s’attendent alors, j’imagine, à une résurrection à la Empédocle –cf le billet du 21-02-07 ) ordonna alors que tout fût mis en œuvre pour qu’il pût tenir la promesse de la ressusciter ; ce que voyant, Démocrite lui dit presque aussitôt qu’il avait sous la main tout ce qu’il lui fallait, sauf une chose, dont il avait besoin en plus et que lui-même ne pouvait trouver, mais que lui, Darius, qui régnait sur l’Asie tout entière, n’aurait aucune peine à trouver (Démocrite fonde le stratagème sur les croyances même de celui qu’il veut modifier : « je suis omnipotent », c’est l’évidence même pour ce potentat). « Mais quelle est donc cette chose, lui demanda Darius, qu’il n’est permis qu’à un roi de reconnaître ? » Démocrite lui répondit que s’il faisait inscrire sur le tombeau de sa femme les noms de trois personnes que le deuil n’eût jamais frappées, sa femme ne manquerait pas de ressusciter tout aussitôt, indignée par l’étrangeté de cette cérémonie. Cette demande plongea Darius dans le plus grand embarras : il était dans l’incapacité de découvrir quelqu’un qu’un deuil n’eût jamais rempli de chagrin. Alors Démocrite, en riant comme il en avait l’habitude, lui dit : « Allons donc, ô toi, le plus fou de tous les mortels, pourquoi t’abandonnes-tu au deuil comme si tu étais le seul à éprouver une telle douleur, alors que tu es incapable de découvrir, parmi ceux qui ont jamais existé, un seul homme qui n’ait eu sa part d’une peine familiale ? » (201 B-C)
Notons le saut entre la conclusion et les préliminaires. Ce qui conduit Darius au jugement rationnel s’appuie en effet sur ses croyances irrationnelles. C’est un exemple de pédagogie possible: partir des croyances de l’enfant pour lui faire comprendre la vérité.
Reste à savoir si le point d’arrivée de la tactique vaut remède. Hume en doutait, comme il le fit comprendre en 1742 en répondant, comme suit, aux consolations du stoïcien :
« L’homme est né pour être malheureux ; et il est étonné d’un malheur particulier ? Peut-il mettre en branle chagrin et lamentations à l’évocation de tout désastre ? Oui. Très raisonnablement, il se lamente d’être né pour être malheureux. Votre consolation lui évoque mille maux pour un seul, duquel vous prétendez en outre le soulager.
Vous devriez avoir toujours présents devant les yeux la mort, les maladies, la pauvreté, la cécité, l’exil, la calomnie et l’infamie, toutes calamités attachées à la nature humaine. Et si l’un de ces maux tombe sur vous, vous le supporterez d’autant mieux que vous l’avez anticipé. Je réponds que si nous nous bornons à une réflexion générale et lointaine sur les misères de la vie humaine, cela ne sera d’aucun effet pour nous y préparer. Si par une méditation intime et intense nous nous les rendons présentes et intimes, là est le véritable secret pour empoisonner tous nos plaisirs et nous rendre perpétuellement malheureux. » (Le Sceptique Editions Alive p. 224-225)
Hume reconnaît cependant que ces réflexions peuvent aider ceux qui en ont …le moins besoin :
« Leur influence sur les tempéraments réfléchis, gentils et modérés peut être considérable. Mais quelle peut être leur influence direz-vous, si le tempérament est préalablement disposé de manière semblable à celui auquel elles prétendent le conformer ? Elles peuvent du moins fortifier ce tempérament et lui fournir des vues par lesquelles il est en mesure de se distraire et de se nourrir lui-même. » (ibidem p.231) Hume propose alors douze manières de voir le monde pour souffrir moins et conclut ainsi :
« Ces réflexions sont si évidentes qu’il est surprenant qu’elles ne viennent pas à tous, si persuasives qu’il est surprenant qu’elles ne convainquent pas chacun. Mais peut-être viennent-elles à la plupart des hommes et les persuadent-elles lorsqu’ils considèrent la vie humaine d’un oeil général et calme. Mais qu’un incident réel, émouvant, survienne et la passion s’éveille, l’imagination s’agite, l’exemple attire et le conseil est pressant ; le philosophe est perdu dans l’homme et cherche en vain cette persuasion qui semblait auparavant si ferme et si inébranlable (le sens du début de la phrase me paraissant un peu énigmatique, voici l’original : « But where any real, affecting incident happens ; when passion is awakened, fancy agitated, example draws, and counsel urges ; the philosopher is lost in the man, and he seeks in vain for that persuasion which before seemed so firm and unshaken. ») . Quel remède à un tel inconvénient ? Aidez-vous de la lecture fréquente des moralistes intéressants : ayez recours au savoir de Plutarque, à l’imagination de Lucien, à l’éloquence de Cicéron, à l’esprit de Sénèque, à la gaîté de Montaigne, au sublime de Shaftesbury. Les préceptes moraux ainsi formulés frappent profondément et fortifient contre les illusions de la passion. Mais ne faites cependant pas trop confiance à l’aide extérieure : par l’habitude et l’étude, acquérez ce tempérament philosophique qui à la fois donne force à la réflexion et, en rendant indépendant une grande partie de votre bonheur, décapite les passions désordonnées et tranquillise l’esprit. Ne méprisez pas ces aides, mais ne placez pas trop votre confiance en elles non plus, à moins que la nature ne vous ait doté d’un tempérament favorable. » (ibidem p.231-232)
Ce n’est tout de même pas aussi sombre que cette maxime de La Rochefoucauld :
« La philosophie triomphe aisément des maux passés, et de ceux qui ne sont pas prêts d’arriver, mais les maux présents triomphent d’elle. ».
Commentaires
2 commentaires bref :
A dire vrai, c'est assez difficile d'identifier les concepts propres à Démocrite car la majorité des fragments collectés par Diels et traduits par Dumont ont un contenu non physique mais éthique. Emerge quand même nettement la notion d'anagkê (nécessité, destin, fatum). Cf entre autres le passage cité par Laërce:
"Tout ce qui est engendré est régi par la nécessité, car la cause de la génération de toutes choses est le tourbillon, qu'il nomme nécessité"
Le dit tourbillon étant un tourbillon d'atomes (indivisibles) dans le vide.
Même si Démocrite n'a laissé aucun texte l'explicitant (certes on peut se demander s'il était en mesure de l'expliciter), Aristote identifie bien ce qui manque à la physique démocritéenne:
"Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature." (Génération des animaux V, VIII, 789 b2 Les présocratiques p. 782)
D'abord Sartre distingue très explicitement la liberté de la volonté au sens où l'homme est libre même quand il n'exerce pas sa volonté. Il ne faut donc pas identifier la liberté sartrienne à la liberté cartésienne qui est conditionnée excusivement par l'usage (éclairé ou non par la raison) de la volonté (là-dessus cf la Quatrième méditation métaphysique). Un passage tiré encore de la célèbre conférence le met nettement en évidence, c'est la suite du texte cité dans le billet:
" L'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même."
A sa manière (ni freudienne, ni marxiste), Sartre prendre position contre le mythe du sujet responsable, en étendant la responsabilité à toutes les actions et non plus seulement aux actions volontaires.
Il s'y situe par rapport à Descartes qui certes attribue explicitement à l'homme la même volonté qu'à Dieu (les deux volontés sont infinies; mais Dieu a aussi une connaissance infinie et un pouvoir infini).
De manière plus générale, je vous répondrai qu' une conception chrétienne de la liberté doit concilier la liberté humaine et la liberté divine, ce qu'on n'a pas à faire dans le cadre de la pensée athée de Sartre (évidemment il est justifié de se demander si Sartre est aussi athée qu'il le croit).
Pour répondre rapidement à votre première question, je dirais que Sartre ne conçoit pas un effet du monde sur l'homme qui ne passe pas par la conscience de l'homme; or, cette conscience est toujours déjà là en un sens dès les premiers vagissements du nouveau-né. Il y a je crois une dimension dualiste profonde dans cette philosophie, au sens où les effets du monde extérieur non médiatisés par la conscience (je veux dire les effets du monde sur le corps) ne déterminent pas l'identité humaine qui est psychologique et libre en ce sens où le monde n'a d'effet sur l'esprit qu'à travers la manière dont l'esprit le reflète.
tire le bonheur et l'homme à qui fait défaut la perspicacité le malheur.