dimanche 8 décembre 2013

Le holisme idéaliste (moraliste) en médecine.

Soigner l'esprit pour soigner le corps ou l'inverse ? Enfin ce n'est pas tout à fait l'inverse car si le psychosomaticien se réfère au corps en général, la deuxième partie de l'alternative, pensera le neurologue, concerne seulement le cerveau, à soigner pour soigner l'esprit.
Chaque thèse a ses adeptes ; cependant aucun camp n'est vraiment à l'aise à l'heure d' approfondir son option car il découvre le problème posé par la relation entre le mental et le physique, entre l'esprit et le corps. Mais, heureusement pour la tranquillité de leur âme, les praticiens ne philosophent pas toujours !
En plus, sous certaines conditions, on peut aussi soutenir les deux à la fois : tantôt on soignera le corps pour soigner l'esprit, tantôt on soignera l'esprit pour soigner le corps (par exemple, le cachet d'aspirine fera disparaître ma migraine, elle-même née d'efforts intellectuels excessifs).
Mais le texte platonicien d'aujourd'hui est destiné à donner une référence classique à la position radicale, celle qu'a défendue entre autres, sauf à me tromper, Groddeck, qui cherchait sous le plus organique apparemment, du mental malade.
Le texte se trouve dans les premières pages du Charmide. Le beau Charmide a précisément mal à la tête le matin au lever. Aussi attend-il de Socrate, pris à tort pour un thérapeute, un nom de plante efficace. Mais le médecin imaginaire l'avertit : le remède en question est inopérant si on ne formule pas au moment de la prise une certaine incantation. Charmide, qui ne cherche pas à comprendre, répond : " je vais donc copier cette incantation sous ta dictée " (156 a éd. Brisson). Mais pas si vite ! Socrate doit exposer ses raisons qui le font associer la parole à la drogue.
Il va donc délivrer une théorie de la maladie du corps en deux temps :
1) un temps holiste : on ne peut soigner une partie du corps (par exemple les yeux ou la tête) qu'en traitant la totalité du corps.
2) un temps idéaliste : on ne peut soigner la totalité du corps qu'en guérissant l'âme.
C'est en vue de présenter la dernière position que Platon a mis dans la bouche de Socrate un texte qui fera chaud au coeur à tous les psychosomaticiens en mal de références nobles et antiques.
Comme souvent chez Platon, le personnage qui parle répète ce que lui a dit autrefois un autre, qui n'apparaîtra jamais dans le dialogue. La source est ici un médecin thrace que Socrate dit avoir rencontré à l'armée (à noter donc en passant qu'il n'y a pas que des servantes, moqueuses d'astronomes dans la lune, chez les Thraces !). En plus, l'interlocuteur de Socrate dit tenir son savoir de son roi-dieu, Zalmoxis, ce dernier étant connu grâce à Hérodote pour rendre immortels ses convives ( Diotime dans Le Banquet, autre étrangère divulgueuse de connaissances reprises par Socrate, ne savait pas soigner, encore moins immortaliser, mais néanmoins elle avait pu différer de dix ans une épidémie de peste : les porteurs de bonnes nouvelles pour l'esprit auraient-ils chez Platon la capacité de faire fuir les maux du corps ?). Quoi qu'il en soit, voici le texte qui sonnera bien démodé aux oreilles des matérialistes, réductionnistes ou non :
" (...) Il ne faut pas entreprendre de soigner le corps indépendamment de l'âme et la raison pour laquelle de nombreuses maladies échappent aux médecins grecs est qu'ils méconnaissent le tout dont il faudrait qu'ils prennent soin, car lorsque le tout va mal, il est impossible que la partie se porte bien. En effet, disait-il (le médecin rapporte les propos de Zalmoxis), l'âme est la source de tous les maux et de tous les biens qui échoient au corps et à l'homme tout entier, et c'est de là qu'ils découlent comme ils découlent de la tête jusqu'aux yeux. C'est donc l'âme qu'il faut soigner d'abord et avant tout, si l'on veut que les parties de la tête et du reste du corps se portent bien. Il disait, bienheureux ami, que l'on soigne l'âme grâce à des incantations, et que ces incantations consistent en de beaux discours. C'est ce genre de discours qui engendre la sagesse dans les âmes ; une fois qu'elle y est engendrée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps. En même temps qu'il m'enseignait le remède et ses incantations, il me dit : " Que personne ne te persuade de lui soigner la tête avec ce remède s'il ne t'a pas d'abord laissé soigner son âme par l'incantation. Car de nos jours, poursuivit-il, l'erreur répandue chez les hommes est qu'ils s'efforcent d'être les médecins de l'une des deux indépendamment de l'autre." Et il m'enjoignit avec insistance de ne me laisser convaincre par personne, fût-il riche, noble ou beau, de faire autrement (rappel : Charmide est riche, noble et beau !)" (156de-157ab)
Certes la grande différence est que la thérapeutique thrace est éthique et non, comme aujourd'hui, psychologique.
La suite du dialogue est amusante : Charmide pense déjà être sage et du coup être dispensé de l'incantation. Alors Socrate va lui demander de dire par introspection ce qu'est la sagesse qu'il a en lui. Et c'est là que les choses vont se gâter pour le beau garçon...

samedi 7 décembre 2013

Qu'est-ce qu'un beau garçon ? ou Socrate en faon...

Socrate rapporte sa rencontre avec Charmide, "celui qui passe pour être le plus beau" (154 a), dans le dialogue éponyme de Platon. Bien vite le lecteur réalise que ce jeune homme n'est pas aussi le plus sage, contrairement à la rumeur. Mais, en tout cas, rien n'est fait pour le dissuader de croire que Charmide est réellement le plus beau de tous. Du coup voyons d'un peu près comment est qualifiée la beauté physique indiscutable.
À remarquer d'abord que Socrate reconnaît ne pas savoir faire la différence entre être beau et paraître beau, quand il s'agit de jeunes garçons ; il communique donc seulement l'effet que ça lui fait d'être face à Charmide :
" (...) Je ne sais rien mesurer, car je suis une véritable mesure aveugle à l'égard des beaux garçons - presque tous les adolescents me paraissent beaux -, mais celui-ci en particulier m'a paru admirable par sa taille et sa beauté." (154 b-c, éd. Brisson)
Socrate en reste encore aux effets de la beauté quand il envisage la réaction, en premier, des autres jeunes gens (ils sont "amoureux (...) stupéfaits et troublés" ), ensuite des hommes mûrs (la conduite de Socrate en est un exemple), enfin des enfants :
" (...) Je m'aperçus, en observant attentivement les enfants, qu'il n'y en avait pas un seul, pas même le plus petit, qui regardait ailleurs, mais que tous le contemplaient comme s'il s'était agi d'une statue."
Léon Robin explicite utilement : "statue d'un dieu".
Est donc vraiment beau le jeune homme pris à tort par les enfants pour une statue de dieu.
Mais en quel sens exactement se trompent-ils ? Ne comprennent-ils pas que la beauté du jeune homme ressemble à celle d'un dieu ? Leur erreur n'est-elle pas seulement d'attribuer cette beauté à quelque chose d'inanimé, imitation artificielle d'un dieu, alors qu' une fois éclairés, ils sauront être face à quelque chose de vivant, imitation naturelle d'un dieu ?
Mais la beauté du jeune homme est ce qui cause aussi une impression fausse chez l'adulte ; à son degré maximal, elle produit ce que j'appellerai l'éclipse du visage :
" S'il consentait à se dévêtir, tu aurais l'impression qu'il est sans visage, tant ses formes sont d'une parfaite beauté."
Cette disparition imaginaire du visage doit-elle être interprétée comme le premier stade du processus de dépersonnalisation de la beauté, tel qu'il est rapporté par Diotime dans le Banquet ?
" (...) La beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et, si l'on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (210 b)
Mais la beauté réelle ne dérègle pas seulement les représentations, elle dérange les comportements :
" Le voilà donc arrivé : ce qui donna bonne occasion à rires, car chacun de nous, qui étions assis, mettait tout son zèle à pousser son voisin , pour faire place à Charmide afin qu'il s'assit à côté de lui ; jusqu'au moment où les deux qui étaient assis à chaque bout eurent été forcés par nous, l'un à se lever, l'autre à se laisser choir par terre ! " (155 c, trad. Robin)
Est donc beau le jeune homme dont la vue fait transgresser les règles sociales et exaspère les égoïsmes. Quant à Socrate, expert es âmes, mais fragile côté corps, il ne fait pas meilleure figure que les autres :
" Charmide vient s'asseoir entre Critias et moi. Dès ce moment, mon cher, je fus plongé dans l'embarras, et l'audace qui m'avait fait croire jusqu'alors qu'un entretien avec lui serait un jeu d'enfant s'est entièrement volatilisée." (ibid, éd. Brisson)
La beauté physique annihile les capacités, au point que les mots manquent à Socrate pour la dire :
" Il jeta sur moi des yeux que je ne saurais décrire "
Or, qu'on ne l'oublie pas ! Le Banquet nous a appris que l'ineffabilité n'est même pas une propriété de l'Idée du Beau. Diotime sait caractériser verbalement la Beauté en soi, "sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent." (211 d)
Et voici les ultimes manifestations de ce bouleversement, que vit le Socrate du Charmide:
" (il) s'apprêta à m'interroger, et (...) tous ceux qui étaient dans la palestre firent cercle autour de nous, c'est alors, mon noble ami, que j'entrevis l'intérieur de son vêtement : je m'enflammai, je ne me possédais plus et j'ai compris que Kydias était très versé dans les choses de l'amour, lui qui a donné ce conseil, en parlant d'un beau garçon : " prends garde qu'un jeune faon rencontrant un lion ne se fasse arracher un morceau de chair ". De fait, j'avais l'impression d'être moi-même tombé sous les griffes d'une créature de cette espèce."
Ah ! Socrate, humain, trop humain, parfait anti-modèle ici du philosophe stoïcien !
Cet homme fait, retourné par le désir d'un adolescent, on l'appelle quelquefois aujourd'hui un prédateur. Dans ce texte classique, il est la proie. Mais on ne peut comprendre cette relation où le plus jeune est le plus fort, sans se remettre en mémoire la description de l'amour pédérastique, inspirée par l'Aphrodite céleste, telle que la narre le Banquet : l'adulte-amant implore les grâces de l'adolescent-aimé et se montre prêt à tous les abaissements pour que l'aimé lui accorde la satisfaction mendiée (" aller coucher sur le pas de leur porte, admettre une forme d'esclavage que n'accepterait aucun esclave " 183a, voici quelques conduites extravagantes auxquelles se livrent les amoureux des Charmide).
Socrate ne va pas aller jusqu'à ces extrêmes mais, on le retiendra tout de même, c'est, sur les conseils de Critias, en usurpant l'identité d'un médecin qu'il peut entrer en dialogue avec le beau garçon ( " Appelle Charmide et dis-lui que je veux le présenter à un médecin pour cette douleur dont il m'a dit tout récemment qu'elle le faisait souffrir." ,155 a, s'écrie Critias ).
Ceci dit, il va suffire que Charmide interroge Socrate ( " Alors quel est le remède ?" ) pour que le philosophe, à l'occasion pourtant d'une question à laquelle il n'a pas de réponse, retrouve ses esprits et confère ainsi au dialogue sa portée manifestement didactique.

lundi 2 décembre 2013

Où il s'agit cette fois de la naissance d'un réaliste moral.

Il n'y a pas beaucoup de récits de conversion philosophique dans les oeuvres contemporaines. En voici une pourtant, simple et touchante, tirée du dernier livre de Derek Parfit On what matters (2011) :
" Of my reasons for becoming a graduate student in philosophy, one was the fact that, in wondering how to spend my life, I found it hard to decide what really matters. I knew that philosophers tried to answer this question, and to become wise. It was disappointing to find that most of the philosophers who taught me, or whom I was told to read, believed that the question "What matters ?" couldn't have a true answer, or didn't even make sens. But I bought a second-hand copy of Sidgwick's book, and I found that he at least believed that some things matter. And it was from Sidgwick that I learnt most about the other questions that moral philosophers should ask, and about some of the answers." (p.XI)
Ces lignes me font penser aux récits anecdotiques, souvent légendaires, de Diogène Laërce.
Et puis, voir Sidgwick placé au plus haut alors que j'ai encore en mémoire la tête de turc philosophique qu'il représente pour Miss Anscombe dans Modern Moral Philosophy...
À ma connaissance, le livre que Parfit lit et relit en y trouvant toujours plus d'intérêt alors qu'à la première lecture, selon lui, il ne frappe ni n'inspire guère, je veux dire Methods of Ethics (1874) n'a jamais été traduit en français. En tout cas, on peut le lire ici. On y est tenté en tout cas par le jugement de Parfit :
" (...) the book that it would be best for everyone interested in ethics to read, remember, and be able to assume that others have read." (ibid.)

Commentaires

1. Le samedi 7 décembre 2013, 17:48 par angie
personne n'est obligé de prendre Gertrude Elizabeth Mary A. comme la duègne de la philosophie morale! DK mettait déjà dans Reasons and persons (1986) "le vieux Sid " au plus haut, et mis à part quelques ronchons quiétistes, tout le monde l'a toujours trouvé l'un des plus grands philosophes britanniques. Lukas Sosoé lui a consacré sa thèse, il a été au programme d'agrégation de philosophie en 2002. Mais en effet , personne n'a eu envie de le traduire, tout comme pour Parfit. Les Principes du Gouvernement représentatif de Mill ont mis un siècle et demi à être traduits en français. Gageons qu'il en sera de même pour Parfit.
2. Le dimanche 8 décembre 2013, 11:16 par Philalethe
Il faut reconnaître que dans les deux cas (Sidgwick et Parfit), ce sont de gros morceaux ! Miss Anscombe a été traduite bien tard aussi et le gros de l'oeuvre reste inaccessible en français. J'ai l'impression qu'en général les Espagnols traduisent plus vite, la philosophie au moins. Ça reste à vérifier, mais par exemple Reasons and Persons a été traduit en castillan en 1986 ; en revanche, sauf à me tromper, Sidgwick n'a pas été traduit .
3. Le dimanche 8 décembre 2013, 17:37 par angie
Mais cela n'a pas tellement à voir avec la taille qu'avec l'affinité intellectuelle : Mill, Sidgwick et Parfit sont tellement victoriens! C'est étranger au monde latin catholique. Anscombe aurait-elle été traduire dans l'effet W?
En revanche nous avons tout de suite traduit Unamuno, même si Ortega reste encore chez nous largement inconnu ( alors que c'est à mes yeux le plus grand d'Espagne)
4. Le dimanche 8 décembre 2013, 18:54 par Philalethe
Vue ainsi, la traduction philosophique mérite une histoire qui sera aussi l'histoire des modes philosophiques ou, plus généreusement, des cultures philosophiques. Mais peut-être cette histoire a-t-elle été déjà écrite !
5. Le dimanche 8 décembre 2013, 21:54 par angie
mais si , mais si, par Barbara Cassin et alii, dans le vocabulaire européen des philosophies.
Mais, je ne prétends pas pour autant que Sidgwick ou Parfit soient intraduisibles en français ou en espagnol ou que les cultures soient relatives comme le font les auteurs de ce Vocabulaire protagoréen.
Je dis seulement qu'ils peuvent être traduits, mais que s'ils le sont, on a du mal à les comprendre d'emblée parce qu'on manque e l'arrière plan. Mais on les comprend quand même! cela explique le retard à l'allumage des traductions.
6. Le dimanche 8 décembre 2013, 22:33 par Philalethe
Oui, certes mais je ne pensais pas à une contextualisation conceptuelle des vocabulaires philosophiques, qui va en effet jusqu'à faire, à force de relativisations savantes, douter d'une réalité commune partagée ; j'avais plus en tête une histoire de la traduction philosophique qui expliquerait pour une période donnée quelles sont les traductions impensables, les discutables, les impératives et pour quelles raisons. Il doit y avoir parmi les non traduits non seulement ceux qu'on juge intraduisibles, mais aussi ceux qu'on ne juge pas dignes d'être traduits. Ça prendrait clairement en compte aussi les choix éditoriaux et les arrière-plans philosophiques qu'ils peuvent mobiliser pour se justifier.
7. Le lundi 9 décembre 2013, 13:20 par angie
Cela porte un nom en allemand, cela s'appelle Rezeptionstheorie ! C'est très pratiqué outre et infra Rhin .
je trouve intéressant, mais quand même un art de faire de la périphérie le centre ville.
mais de nos jours, et depuis Queneau, la banlieue n'est elle pas le centre ville ?
8. Le lundi 9 décembre 2013, 13:56 par Philalethe
Merci pour l'information !
Mais n'est-ce pas, entre autres, la psychanalyse qui nous a persuadés qu'on découvre ce que cache le centre-ville en examinant attentivement un coin perdu de la banlieue ?
9. Le mardi 11 mars 2014, 16:15 par Melou
Bonjour,
Comment peut-on traduire "moral philosophers" en français?
Merci d'avance
10. Le mardi 11 mars 2014, 18:01 par Philalèthe
Philosophe de la morale, je crois.
Philosophe moral est exclu, autant que moraliste.
L'anglais a aussi ethician et ethicist, qu'on traduit par éthicien

dimanche 1 décembre 2013

Prendre au sérieux les causes finales dans les sciences de la nature ?

Peu de philosophes antiques cités dans le dernier ouvrage de Thomas Nagel Mind and cosmos (2012), mais tentons tout de même d'approcher ce livre par ses quelques références dispersées aux philosophes anciens.
Bien qu'il ne soit pas répertorié dans l'index, Platon est cité une fois, mais cette mention est décisive car Nagel, se qualifiant d' "idéaliste objectif", se situe dans la tradition platonicienne :
" The view that rational intelligibility is at the root of the natural order makes me, in a broad sense, an idealist - not a subjective idealist, since it doesn't amount to the claim that all reality is ultimately appearance - but an objective idealist in the tradition of Plato and perhaps also of certain post-Kantians, such as Schelling and Hegel, who are usually called absolute idealists. " (p.17)
Par cet arrière-plan platonicien s'éclaire immédiatement le sous-titre de l'ouvrage : Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false. En effet, d'après Nagel, ce ne sont pas seulement des causes mécaniques, comme disait Leibniz, qui peuvent expliquer l'apparition dans le cosmos, de la vie, de l'esprit, de la connaissance objective, des valeurs.
Nagel va donc réhabiliter les causes finales; si le concept n'est jamais formulé, en revanche l'auteur est clair : il refuse autant l'explication théiste (il est athée) que l'explication mainstream physicaliste des quatre réalités présentées plus haut. Qualifiant son point de vue, il écrit :
" This a throwback to the Aristotelian conception of nature, banished from the scene at the birth of modern science " (p.66)
Mais Nagel n'est pas dogmatique, dans la conclusion, il précise :
" These teleogical speculations are offered merely as possibilities, without positive conviction." (p.124)
Il avait manifesté la même prudence dans sa deuxième et dernière référence à Aristote :
" I am not confident that this Aristotelian idea of teleology without intention makes sense, but I do not at the moment see why it doesn't " (p.93)
En effet que peut bien être une explication téléologique non théiste ?
On ne doit pas attendre de ce travail des faits nouveaux venant justifier cette tentative hétérodoxe de faire une science naturelle téléologique. Aux yeux de Nagel, les faits déjà connus suffisent à affaiblir l'explication causale par le rôle trop grand donné dans une telle explication à la répétition de l'improbable.
C'est dans la troisième partie, la seule un peu difficile dans un ouvrage de lecture aisée, que l'auteur envisage les trois types d'explication du cosmos, dont une seule devrait, selon lui, être plus explorée par des philosophes et des scientifiques imaginatifs et instruits. Chacune de ces explications pouvant être réductionniste (reductive) ou émergentiste (emergent), Nagel présente donc les limites de l'explication causale réductionniste (la vie, l'esprit, la connaissance objective, les valeurs seraient intégralement explicables par la physique) ou émergentiste (ces réalités émergeraient à un certain degré d'évolution de la matière et auraient leur lois propres). Mais on sent vite qu'il n'a guère de sympathie pour l'explication intentionnaliste (théiste), qu'elle soit émergentiste ou réductionniste. En revanche il essaye de rendre intelligible ce que pourrait être une explication téléologique (réductionniste ou émergentiste) de l'univers. Cela a alors un air de famille avec le néo-hegélianisme, entre autres quand on lit : " the process seems to be one of the universe gradually waking up " (p.117) ou bien : " each of our lives is a part of the lengthy process of the universe gradually waking up and becoming aware of itself " ( p.85) sans oublier dans les dernières pages : " The universe has become not only conscious and aware of itself but capable in some respects of choosing its path into the future - though all three, the consciousness, the knowledge, and the choice, are dispersed over a vast crowd of beings, acting both individually and collectively." (p.124)
C'est clair en tout cas que les spinozistes contemporains trouveront dans ce texte matière à objections !
Certes ce livre, aux présupposés métaphysiques lourds, a déjà dû être déjà récupéré par des partisans peu scrupuleux de l' Intelligent Design, surtout que Nagel recommande de lire ses meilleurs avocats :
" Even if one is not drawn to the alternative of an explanation by the actions of a designer, the problems that these iconoclasts pose for the orthodox scientific consensus should be taken seriously. They do not deserve the scorn with which they are commonly met. It is manifestly unfair. " (p.10)
Reste que Thomas Nagel est sans aucune ambiguïté. Il manque trop de sensus divinitatis (p.12) pour préférer le théisme au matérialisme néo-darwinien qu'il critique pourtant du début à la fin de son texte.
Ce qui laisse penser d'ailleurs que les options philosophiques se prennent sur un arrière-plan de préférences que la philosophie peinerait à pleinement justifier.

Commentaires

1. Le mardi 10 décembre 2013, 13:36 par Philalethe
Merci de votre commentaire !
Je ne sais pas si on peut voir dans le texte de Russell une réfutation de la position de Nagel.
Russell dans le chapitre VIII vise "des théologiens scientifiques et des savants à tendances religieuses." Or, Nagel expose son athéisme et cherche à rénover la compréhension que l'on a de l'univers sans sortir de la nature, comme vous le savez mieux que moi.
Ceci dit, s'il faut à tout prix l'inclure dans un des trois ensembles que Russell mentionne, le panthéisme ne convient-il pas mieux que l'émergentisme ? 
" Dans la forme panthéiste, écrit Russell, Dieu n'est pas extérieur à l'univers, mais n'est autre chose que l'univers pris dans son ensemble. Il ne peut donc pas exister d'acte de création, mais il existe dans l'univers une force qui le fait évoluer selon un plan, dont on peut dire que cette force créatrice l'avait à l'esprit dès l'origine"
 La mise en rapport par Russell de ce panthéisme avec Hegel et la référence à Hegel chez Nagel justifient ce rapprochement.
En plus l'explication téléologique qu'il privilégie est explorée autant dans sa variante réductionniste qu'émergentiste. J'ajoute qu'il met aussi en évidence les critiques qui menacent l'émergentisme non téléologique.
Je pense aussi que cet ouvrage de Nagel se comprend mieux à la lumière de The view from nowhere (1986) : il y soutenait l'impossibilité d'intégrer le point de vue subjectif dans le point de vue objectif (l'effet que ça fait d'être un homme n'a pas sa place dans une connaissance scientifique de l'homme). Or dans Mind and Cosmos, n'a-t-il pas le projet grandiose de fournir une compréhension unifiée de l'univers, donnant au point de vue subjectif une fonction gnoséologique  au lieu de l'identifier à un effet non intentionnel de l'univers ?
Une telle piste n'est peut-être pas prometteuse mais elle mérite autre chose que par exemple le mépris de Pinker ou le renvoi de l'auteur à de vieilles lunes.