jeudi 27 mai 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? (1)

Le quatrième essai du livre I a pour titre : “Comme l’ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais lui défaillent ».
Or, le premier exemple que donne Montaigne pour illustrer cette thèse psychologique est curieux :
« Un gentil-homme des nostres merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avoit accoustumé de respondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit avoir à qui s’en prendre, et que s’escriant et maudissant tantost le cervelat, tantost la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allegé. »
En quoi cet homme se trompe-t-il ? Pareil à un fumeur maudissant les cigarettes pour les maux qu’elles lui causent, il se tromperait seulement quant à la cause première, qui est lui-même désirant manger de la charcuterie. Mais se trompe-t-il ? En un certain sens de l'expression, oui car il sait que ce qui entretient la goutte est sa mauvaise habitude. Il s’agit donc moins d’une erreur que de mauvaise foi et ce cas paraît plus illustrer l’acrasie que l’aveuglement sur lequel l’essai est centré.
Voyons maintenant les autres illustrations. Sont-elles du même type que la première ?
Le cas suivant ne semble pas plus confirmer la thèse :
« Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il nous deult, si le coup ne rencontre, et qu’il aille au vent. »
Certes on saisit bien l’opposition avec la situation antérieure. L’homme qui ne parvient pas à porter son coup, à la différence du précédent, souffre et n’est pas soulagé. Mais la satisfaction serait née alors du succès – l’objet visé est atteint – et non, comme avant, de la substitution de la cause seconde à la cause première. Le premier homme tirait sa satisfaction de ne pas viser la vraie cible ; le second éprouve de l’insatisfaction à ne pas pouvoir atteindre la vraie cible. D’où désormais trois cas : l’objet est atteint mais, ayant un rôle causal secondaire, il n’a pas la fonction de cause première que le sujet lui attribue (satisfaction ); l’objet est atteint et a la fonction de cause première que le sujet lui attribue (c'est le coup qui porte, d'où la satisfaction) ; aucun objet n’est atteint bien qu’un objet particulier soit visé (insatisfaction).
Le troisième exemple est relatif à la perception, précisément à la vue :
« aussi que pour rendre une veuë plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perduë et escartée dans le vague de l’air, ains qu’elle aye bute pour la soustenir à raisonnable distance. »
Une perception visuelle plaisante serait donc une perception qui trouve un objet identifiable, à la différence d’une perception qui ne trouve rien à voir ou rien à voir de clairement identifiable. Désormais l’objet n’a plus de rôle causal et on se trouve alors face à un nouveau cas : aucun objet n’est atteint mais aucun objet particulier n’était recherché (insatisfaction).
Dans l’édition de 1588, Montaigne rajoute à l’appui de son texte primitif une citation de Lucain :
« Ventus ut amittit vires, nisi robore densae Occurant silvae spatio diffusus inani »
L’édition Villey donne la traduction suivante :
« De même que le vent, si d’épaisses forêts ne lui opposent pas de résistance, perd ses forces et se dissipe dans l’espace vide… »
La suite du texte laisse penser qu’autant la référence au bras qu’à la vue ont été quelque peu métaphoriques et qu’ayant en revanche clairement poussé la métaphore jusqu’à mentionner le vent, Montaigne revient à la question psychologique en écrivant :
« De mesme il semble que l’ame esbranlé et esmeüe se perde en soy-mesme, si on lui donne prinse : et faut toujours lui fournir d’objet ou elle s’abutte et agisse. »
Du coup on relit à la lumière de ces dernières lignes le premier exemple : en quel sens peut-on dire qu’à ne pas s’en prendre aux viandes l’amateur frénétique de charcuteries se serait perdu en lui-même ? Il semble bien plutôt que c’est en lui-même que sa colère aurait trouvé l’objet adéquat ! Mais c’est à un panorama vide que Montaigne semble pourtant le comparer (il est bon de citer ici une phrase assez éclairante de Starobinski mais qui n'est pas pourtant pas écrite en relation avec ce passage : " L'homme perd pied dans l'espace mobile et indéfini qu'il devient pour lui-même" Montaigne en mouvement p. 273)
La suite du texte fera frémir de plaisir tout amateur non de salaisons mais de psychanalyse :
« Plutarque dit à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plustost que de demeurer en vain, s’en forge ainsi une faulce et frivole. Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose. »
À mes yeux voici les premières lignes qui éclairent vraiment le titre. L’objet visé n’est pas disponible et les désirs sont satisfaits grâce à un autre de substitution. Le schéma n’est pas platonicien : dans Le Banquet, le corps est beau à un degré faible mais réel et l’accès à l’essence du Beau passe nécessairement par des degrés. Ici les animaux de compagnie ne valent en rien l’amour qu’on leur donne (c’est d’ailleurs à remarquer que sur ce point Montaigne ne défend pas le continuisme animal / homme qu’il soutient ailleurs). Les hommes analysés ici se mentent à eux-mêmes, sous une forme moins manifeste cependant que dans la première situation que Montaigne présentait. Mais que Montaigne se réfère au fait d’ « agir contre quelque chose » met en relief que ce détour par l’amour a comme fonction d’éclairer la colère étudiée en premier lieu. Reste que la différence est importante entre l’esquive de l’objet adéquat (le gourmant ne s’accuse pas) et son absence.
En 1588 Montaigne ajoute à ces lignes une référence aux animaux qui passent alors du statut d’objets au statut de sujets et rétablit dans une certaine mesure la continuité animal / homme non respectée plus haut :
« Ainsin emporte les bestes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu’elles sentent,
Pannonis haud aliter post ictum saevior ursa
Cum jaculum parva Lybis amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam. »
Autre passage de Lucain traduit ainsi dans l’édition Villey :
« Ainsi l’ourse de Pannonie devient plus féroce après avoir été atteinte quand le Lybien lui décoche le javelot retenu par une mince courroie. Elle se roule sur sa plaie, et, furieuse, elle cherche à mordre le dard dont elle est percée, et poursuit le fer qui tourne avec elle. »
On notera que l’animal ici a une réaction inverse à celle de l’homme dépendant. Il s’en prend à soi alors que la cause première est extérieure, à l’inverse de l’homme qui s’en prenait à l’extérieur alors que la cause première était en lui. Reste que dans un premier temps, comme l’homme et tel le taureau de combat absorbé par le leurre, il prend pour cause première ce qui n’est que cause seconde (ici l’arme).

mardi 11 mai 2010

Montaigne : comment traiter le cadavre que l'on sera ?

Il y a un net contraste chez Montaigne entre sa pudeur qu’il présente comme anormale et le désintérêt qu’il manifeste à l’égard de ce qui arrivera à son corps, une fois mort. Par cette indifférence, il a conscience de se ranger désormais du côté de la philosophie.
Certains, en revanche, vont tellement « béant apres les choses futures » - c’est la première ligne de ce chapitre III du livre I – qu’ils règlent le sort de leur futur cadavre comme si ce qui leur sera fait alors pouvait encore les concerner.
Cette attitude est partagée autant par des personnages historiques illustres – j’ai déjà commenté la référence à l’empereur Maximilien – que par des proches de Montaigne lui-même.
Les deux exemples que donne Montaigne sont à première vue radicalement opposés ; dans le premier cas, un de ses parents par alliance a usé ces dernières heures de vie à faire venir à la cérémonie de son enterrement tous les puissants qu’il connaissait (« Je n’ay guiere veu de vanité si perseverante »). Dans le deuxième cas, un de ses familiers prévoit pour la même occasion seulement « un serviteur et une lanterne ». Or, Montaigne condamne également la dépense et l’économie pour, toutes deux, reposer sur l’illusion que ce qu’on est en mesure d’imaginer touchant notre corps mort concerne encore la personne que nous sommes.
L’ idée selon laquelle la deuxième conduite serait préférable à la première, comme la « temperance et frugalité » sont préférables à la « vanité », est rejetée avec l’argument suivant : que la tempérance n’a de valeur que quand elle coûte à celui qui l’observe.
On pourrait cependant croire qu’à la différence du premier le deuxième n’a qu’un défaut, précisément d' anticiper bien au-delà de la durée de laquelle il est justifié de se soucier. Mais Montaigne ne pense pas qu’une fausse tempérance vale plus qu’une vraie vanité. L’erreur serait de prendre une pseudo-vertu pour une vertu tout court.
Mais quelle est la position de Montaigne concernant les funérailles ? On peut dans cet essai en distinguer deux. D’abord le philosophe s’exprime du point de vue de la législation optimale concernant l’affaire ; ensuite il explique ce qu’ il conçoit concernant sa propre mort (on découvrira alors à nouveau deux positions, l’une, disons, supérieure, l’autre inférieure).
Concernant la question juridique, Montaigne écrit :
« S’il estoit besoin d’en ordonner, je seroy d’advis qu’en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux, et quant aux funerailles de les faire ny superflues ny mechaniques »
Cette addition de l’édition de 1595 va plutôt dans deux directions : l’une indique la conformité à l’usage de la vie du défunt ; l’autre, moins relativiste, semble présenter la norme du juste milieu. Mais y a-t-il contradiction entre les deux directions ? Pas nécessairement : il suffirait d’accorder à Lycon une fortune moyenne justifiant ainsi en accord avec l’ « ordonnance » montanienne une cérémonie « médiocre ».
Cependant, même si Montaigne reconnaît la sagesse de la décision de Lycon, il prend par rapport à elle une certaine distance au moment de formuler ce qu’il juge bon dans son cas :
« Je lairrai purement la coutume ordonner de cette cerimonie ; et m’en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberai en charge. »
Exit autant la référence à la conformité à la fortune que la mention du juste milieu. Prend la place un précepte sceptique : suivre la coutume. On notera aussi que les amis ne sont plus requis ; ils sont remplacés par ceux qui prennent la responsabilité des funérailles. Désormais Montaigne peut sans hésitation s’identifier à Socrate :
« Pourtant Socrates à Crito qui sur l’heure de sa fin luy demande comment il veut être enterré : Comme vous voudrez, respond-il »
Ce n’est pas seulement à la pensée de Platon que Montaigne a conscience de se conformer mais aussi à celles de Cicéron et de Saint-Augustin, qu’ils citent pour appuyer son propre jugement. La philosophie ancienne comme le christianisme (la citation de Saint-Augustin est introduite par : « Et est sainctement dict à un sainct ») fondent le jugement d’un philosophe qui sur ce plan est désormais loin de la pathologie et du ridicule.
Il n’est pas sûr d’ailleurs que les deux citations se soutiennent. En effet Cicéron écrit : « Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris » (Tusculanes I XLV), ce qu’on peut traduire par : « Tout ce sujet doit être méprisé en ce qui nous concerne mais n’est pas à négliger en ce qui concerne les nôtres. ». Quant à Saint Augustin, il écrit : « Curatio funeris, conditio sepulturae, pompa exequiarum magis sunt vivorum solatia quam subsidia mortuorum » (Cité de Dieu I XII), traduisible ainsi : « Le soin des funérailles, la mise en place de la sépulture, la pompe des obsèques sont plus un soulagement pour les vivants qu’une soutien pour les morts ». Il semble donc que la première citation identifie le souci des funérailles d’autrui à un devoir alors que la seconde y voit d’abord un bénéfice psychologique.
Reste à présenter ce que j’ai appelé plus haut la position inférieure concernant la question de la mort personnelle :
« Si j’avois à m’en empescher plus avant, je trouverois plus galand d’imiter ceux qui entreprennent vivans et respirans jouyr de l’ordre et honneur de leur sepulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sçachent resjouyr et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort. »
Ces lignes sont assez ambiguës.
Il semblerait en effet impératif de ne pas confondre cette conduite avec celle que Montaigne dénonçait chez son parent. Faire son tombeau de son vivant et de soi une statue en marbre ne devrait pas avoir pour fin de jouir d’avance de la grandeur à venir de sa future tombe. Il ne s’agirait alors de rien de plus ici que d’une vanitas destinée à faire entrer dans sa vie, sous une forme matérielle et résistante, la conscience lucide de sa propre finitude. Mais l’interprétation n’est-elle pas trop sévère ? Doit-on d’ailleurs parler de conscience ?
Montaigne écrit en effet dans une sorte d’oxymore : « gratifier leur sens par l’insensibilité et vivre de leur mort ». Non seulement savoir qu’on mourra mais se voir pour ainsi dire mort et pétrifié non seulement sans en souffrir mais bien plus en en tirant du plaisir. Il n’est pas question de lucidité grave et sombre mais d’affirmation joyeuse de son éphéméréité. La référence au « galand » et à la jouissance de « l’ordre et honneur » de sa sépulture renforce la dimension peut-être plus hédoniste qu’éthique de ces lignes.
Montaigne ne s’imagine pas alors vivant alors qu’il serait mort ; il prend présentement plaisir à la perception de sa mort, sans porter son regard au-delà des limites de son expérience. N’oublions pas cependant qu' une telle conduite est pensée comme un embarras, une gêne. Le meilleur revient donc à adopter la conduite indifférente analysée plus haut

samedi 8 mai 2010

Sénèque (48) : lettre 9 (4) ou de l'alliance inattendue du philtre et de l'amitié.

Quaeris, quomodo amicum cito facturus sit ? Dicam, si illud mihi tecum convenerit, ut statim tibi solvam quod debeo, et quantum ad hanc epistulam, paria faciamus. Hecaton ait : " Ego tibi monstrabo amatorium sine medicamento, sine herba, sine ullius veneficae carmine : si vis amari, ama." Habet autem non tantum usus amicitiae veteris et certae magnam voluptatem, sed etiam initium et comparatio novae."
Je traduis ainsi :
" Tu demandes : comment se fera-t-il vite un ami ? Je le dirai si on convient que je te paye ce que je te dois et que pour cette lettre nous réglions nos comptes. Hécaton dit : " Je t'indiquerai un philtre amoureux sans drogue, sans herbe, sans enchantement de magicienne : si tu veux être aimé, aime ". Non seulement la pratique d'une amitié ancienne et sûre apporte un grand plaisir, mais aussi le début et la préparation d'une nouvelle."
Hécaton, philosophe stoïcien du 1er siècle av. JC, est une des sources principales de Sénèque quand il écrit le De Benefeciis (Des bienfaits). Mais de son œuvre rien ne reste, sauf quelques citations rapportées par d’autres auteurs, dont précisément Sénèque. À dire vrai, il mentionne bien peu cet auteur dans l’ensemble des Lettres à Lucilius puisque la citation ci-dessus est la dernière de trois. On ne sait pas de quelle œuvre d’Hécaton cette phrase est extraite (on peut faire l’hypothèse qu’on la trouvait dans Sur les devoirs, l’ouvrage que Sénèque a travaillé pour écrire le De benefeciis).
Érudition – rapportée ! – mise à part, je relève l’étrange association entre le philtre amoureux (c’est la traduction littérale d’ amatorium ) et l’amitié (amicitia et non amor ), ce qui mêle une relation (la passion amoureuse) que le stoïcisme disqualifie à une relation qui, on l’a vu, sans être jugée une condition du bonheur, a cependant assez de valeur pour être préférée à l’absence de l’amitié (il suffit de relire la lettre 6 pour prendre la juste mesure de la valeur de cette amitié : on meurt avec elle, on meurt pour elle, dit textuellement Sénèque – cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur - ; ce point est à garder à l’esprit quand on lit Sénèque écrivant dans la lettre 9 que le sage peut vivre sans ami ).
Mais on peut éclairer cette référence au vocabulaire de la passion par l’idée que le philtre amoureux est identifié ici ni aux raisons de son emploi (l’intention de rendre autrui amoureux de soi) ni à ses effets (il rend amoureux) mais strictement à son efficacité.
On notera que la leçon de ce texte est assez distincte de celle que véhiculait la lettre III. En effet Sénèque soulignait d’abord que l’amitié naissait du fait de faire confiance (credere). Puis il prenait même comme cibles ceux qui aiment (amare) avant de juger (judicare), au lieu de juger avant d’aimer. Très nettement, la vraie amitié devait alors avoir son origine dans un processus cognitif qui en venait à causer un attachement (que Sénèque rendait autant par credere que par amare et committere –confier -). En revanche ici Hécaton trouve la première cause de l’amitié dans le sentiment.
Je relève aussi une certaine tension entre d'une part la référence au philtre dont l’efficace rapide est intrinsèque et d'autre part la mention de la préparation (comparatio qui évoque un processus d’aménagement, par exemple Cicéron parle de novi belli comparatio, de la préparation d’une nouvelle guerre). On va bientôt découvrir que la comparaison du sage avec le peintre – et non plus seulement avec le sculpteur – renforce cette idée d’un processus préparatoire lent et actif, distinct nettement d’un amour qui relèverait davantage de la causalité magique du philtre.

mercredi 5 mai 2010

Sénèque (47) : lettre 9 (3) ou l'art de faire sien l'étranger.

Ita sapiens se contentus est, non ut velit esse sine amico, sed ut possit. Et hoc quod dico "possit" tale est : amissum aequo animo fert. Sine amico quidem numquam erit : in sua potestate habet, quam cito reparet. Quomodo si perdiderit Phidias statuam, protinus alteram faciet, sic hic faciendarum amicitiarum artifex substituet alium in locum amissi.
Ce que je traduis par :
" Le sage se contente tant de lui-même que, s'il ne veut pas être sans ami, du moins il le peut. Et ce que je veux dire par "il le peut", c'est qu'il supporte sa disparition avec calme. Sans ami en réalité il ne le sera jamais : c'est en son pouvoir d'en trouver vite un autre. De même que si Phidias perd une statue, il en refera immédiatement une autre, de même ce maître en l'art de lier des amitiés mettra un autre à la place du disparu."
L'ami n'est donc pas quelque chose de rare puisque le sage s'en fait à volonté. Sénèque ne dit pas que la deuxième statue sera en tout point identique à la première mais néanmoins ce sera tout autant une statue.
Ainsi le deuxième ami n'est pas le double du premier mais partage avec le premier la même propriété d' "être l' ami du sage " .
Cette audacieuse et troublante comparaison confère au sage une indépendance au sein même de la relation de dépendance qui le lie avec son ami. Tel le sculpteur avec sa sculpture, le sage crée l'ami, coexiste avec lui et, si besoin est, le recrée.
Commentant la lettre 3, j'ai déjà eu l'occasion de mettre en évidence la complexité de l'altérité de l'ami qui peut aller jusqu'à être identifié à un double de soi, être avec son ami revenant alors à être avec soi. Or, on peut dire aussi cela de Phidias : avec sa statue, il est finalement seul avec lui-même.
La même lettre 3 soulignait en plus que l'ami est notre oeuvre au sens où on le rend fidèle en le croyant fidèle. Reste que l'opposition artiste / artefact contribue ici non seulement à faire de l'ami une création mais en plus à l'identifier à quelque chose de moindre, ce que ne suggérait pas la lettre 3.
Mais Sénèque se réfère-t-il à d'autres reprises dans son oeuvre philosophique à Phidias ?
En fait le sculpteur grec n'est pas une référence ordinaire de Sénèque, qui ne le mentionne que deux autres fois, d'abord dans un tout autre contexte dans un passage du De beneficiis (II XXXIII 2) et ensuite dans la lettre 85 à Lucilius dont voici les termes :
" Phidias ne s'entendait pas seulement à tailler dans l'ivoire ses statues ; il faisait des statues de bronze. Tu lui aurais donné du marbre ou une matière encore plus commune, il en eût tiré tout le meilleur parti possible. Ainsi le sage déploiera sa vertu, s'il le peut au milieu de l'opulence ; sinon, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s'il le le peut, sinon en exil ; général ou à défaut simple soldat, entier de ses membres ou perclus. Quel que soit le sort qui lui sera fait, il en tirera une oeuvre mémorable." (éd. Veyne p.866-867)
Il ne s'agit pas ici de remplacer une statue par une autre, mais de multiplier les statues quel que soit le matériau. Reste que dans les deux textes le sculpteur est le modèle du sage.
Dans le premier cas, c'est la capacité à refaire une statue qui est mise en relief ; dans le deuxième, c'est celle de faire une statue à partir de n'importe quelle matière.
La matière n'est pas non plus identique dans les deux passages : dans la lettre 9, c'est la matière humaine à laquelle le sage sait donner une forme amicale ; dans la lettre 85, la matière est le sort (fortuna). En plus la statue-ami se perd alors que la mise en forme sage des événements certes se répète mais reste mémorable (memorabile).
Ces deux textes défendent néanmoins une thèse commune : que la sage est à l'abri d'une dissolution, d'une décomposition de soi, que causerait une extériorité, humaine ou non, mais destructrice en tout cas.

samedi 1 mai 2010

Montaigne : une pudeur de pucelle.

Je souhaite aujourd’hui me centrer sur un passage de l’essai III du livre I :
« Moy, qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte. Si ce n’est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique guiere aux yeux de personne les membres et actions que nostre coutume ordonne estre couvertes. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bien seant à un homme, et surtout, à un homme de ma profession. »
C’est une addition de 1588 à un essai (« Nos affections s’emportent au dela de nous ») dans lequel Montaigne ne disait strictement rien de lui. À la différence de l’addition de l’essai précédent sur son impuissance occasionnelle, celle-ci n’est pas supprimée des éditions postérieures.
Plus, ce texte ouvre une série de remarques personnelles que Montaigne fait par rapport au cadavre qu’il sera. Mais d’abord que penser du texte cité ?
Jean Starobinski lui consacre dans Montaigne en mouvement des lignes éclairantes (p.171). Après avoir mentionné « l’impudeur écrite » de Montaigne, il ajoute :
« Qu’il s’agisse là de stratégie littéraire, et non d’un comportement vécu, il suffit, pour le confirmer, de rappeler (avec Albert Thibaudet) cette déclaration qui met un singulier écart entre « l’homme du livre et l’homme de la réalité » (…) C’est là reconnaître, dans l’ordre du faire, la légitime autorité de la « coustume » sur nos vies ; mais dans l’ordre du dire, cette autorité est levée : le livre est l’espace d’une autre liberté. »
A première vue Montaigne présente sa conduite comme conforme à la coutume et donc normale. Reste que le contexte dans lequel ce passage se situe laisse penser à une certaine anormalité et même à un mouvement de dénonciation d’une de ses faiblesses par l’auteur. En effet Montaigne ajoute les lignes qu'on vient de lire immédiatement après un passage où il vient de rapporter un cas de pudeur non conforme à la coutume – du moins à celle des grands - et quasi pathologique, comme on le verra :
« L’Empereur Maximilian, bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d’une beauté de corps singulière. Mais parmy ces humeurs, il avait cette-cy bien contraire à celle des princes, qui pour despecher les plus importantes affaires, font leur throsne de leur chaire percée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobbe. Il se desroboit pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne descouvrir ny à medecin ni à qui que ce fut les parties qu’on a accoustumé de tenir cachées. »
Suivent alors les lignes cette fois personnelles déjà citées. Dans le mouvement de la lecture, n’est-on pas alors enclin à identifier la pudeur de Montaigne à celle d’une pucelle, autrement dit, vu son âge et son sexe, à un sentiment déplacé et excessif qui pousse à dépasser largement ce que la coutume oblige à faire ? En effet, si la coutume commande de cacher certains membres et certaines actions, elle ne justifie pas de les cacher à tout le monde, ce à quoi est pourtant enclin Montaigne, les seules exceptions se faisant contre son gré (« une grande suasion de la necessité ou de la volupté »).
Loin d’être en mesure de justifier une telle « honte » qu’il rapporte à sa « complexion » - comme il expliquait la conduite du monarque par ses "humeurs" -, il s’en déclare victime et la juge contraire à ce qui lui conviendrait. C’est du moins ainsi que j’interprète « j’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bien séant à un homme, et sur tout, à un homme de ma profession ». Peut-on alors, en reprenant l’opposition de Starobinski, soutenir l’idée que Montaigne relève que son faire n’est pas en accord avec son dire et, loin d’approuver ce désaccord que la coutume exigerait, au contraire en regrette la paradoxale réalité ?
Néanmoins il a clairement conscience que cette anormalité ne dépasse pas les limites que l’Empereur lui a franchies, ce qui l'a fait sombrer sinon dans la folie, du moins dans le ridicule. En effet immédiatement après le passage concernant Montaigne en personne, viennent ces lignes, antérieures, de la première édition :
« Mais, luy, en vint à telle superstition qu’il ordonna par paroles expresses de son testament qu’on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il devoit ajouter par codicille, que celui qui les lui monteroit aurait les yeux bandez. »
On prendra au sérieux la référence disqualifiante à la superstition qui permet de distinguer l’attitude de cet empereur de celle décrite dans l’ajout bien postérieur qui prolonge le passage :
« L’ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux ny autre ne voie et ne touche son corps apres que l’ame en sera separée, je l’attribue a quelque sienne devotion. Car et son historien et luy entre leurs grandes qualitez ont semé par tout le cours de leur vie un singulier soin et reverence à la religion. »
Pour résumer, si Montaigne s’identifie partiellement ici à un grand, c’est par un trait de sa personnalité qu'il déprécie et il a à cœur de souligner qu’une interprétation généreuse de sa conduite -celle qu'il est juste de développer concernant Cyrus - ne conviendrait pas à son cas. Néanmoins son travers, il le sait, demeure modéré et, comme nous le verrons, ce souci du corps vivant et nu qu’il doit mettre à l’abri des regards ne se prolonge pas en souci relatif au cadavre qu’il sera.