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jeudi 28 février 2013

Isaiah Berlin lisant Bertrand Russell : où l'on retrouve les métaphores militaires pour caractériser la philosophie.

"Every philosopher, in addition to the formal system which he offers to the world, has another, much simpler, of which he may be quite unaware of it. If he is aware of it, he probably realizes that it won't quite do. He therefore conceals it, and sets forth something more sophisticated, which he believes because it is like his crude system, but which he asks others to accept because he thinks he has made it such as cannot be disproved. The sophistication comes in by way of refutations of refutations, but this alone will never give a positive result : it shows, at best, that a theory may be true, not that it must be. The positive result, however little the philosopher may realize it, is due to the imaginative preconceptions, or to what Santayana calls "animal faith"." (History of western philosophy, chapitre XXIII, 1945)
Russell pose ici un diagnostic sévère qui ressemble à celui de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Mais il y a d'abord un élément plus classique, cartésien : les philosophes ne dépassent pas le vraisemblable. Plus précisément, le système sans les raffinements formels et argumentatifs (crude) est fait de croyances dans lesquelles le philosophe a une confiance aveugle, irrationnelle (animal faith). L'argumentation rationnelle n'est pas décorative donc trompeuse, pourtant elle ne justifie pas ce que le philosophe tient pour vrai, elle se contente de le rendre possible.
Il me semble que Iris Murdoch n'est pas loin de la position de Russell quand elle écrit dans La souveraineté du bien (1970) :
" Faire de la philosophie, c'est faire l'exploration de son propre tempérament tout en s'efforçant de découvrir la vérité (...) Quand on fait de la philosophie, il est souvent difficile de déterminer si ce qu'on dit appartient à l'ordre de ce qui est raisonnablement public et objectif ou si l'on n'est pas tout simplement en train d'ériger un barrage, dans le droit fil de son tempérament, contre ses peurs personnelles (il est toujours intéressant de se demander à propos d'un philosophe : de quoi -t-il peur ?)" (II De "Dieu" et du "Bien", p.62, p.90, trad. Claude Pichevin, Ed. de l'Éclat, 1994)
Certes, il y a des différences entre les deux positions : Russell met l'accent sur des croyances, Murdoch sur des sentiments, précisément la peur, mais les deux soulignent la part essentiellement irrationnelle de la philosophie.
Dans sa préface à six conférences données en 1952 et reprise dans La liberté et ses traîtres (2002), Isaiah Berlin reprend le passage de Russell mais le durcit en reprenant le vocabulaire militaire de Rosenzweig :
" Bertrand Russell a dit qu'il était important, quand on lisait les théories des grands philosophes (les mathématiciens et les logiciens mis à part, car ils ont affaire à des symboles et non à des faits empiriques ou à des caractéristiques humaines), de se rappeler qu'ils avaient tous une certaine vision centrale de l'existence, de ce qu'elle était et de ce qu'elle devrait être ; et toute l'ingéniosité, toute la subtilité, l'immense intelligence et parfois la profondeur avec lesquelles ils exposent et étayent leurs systèmes bref, tout le vaste arsenal intellectuel que l'on trouve déployé dans les oeuvres des principaux philosophes de l'humanité, ne sont bien souvent que les fortifications d'une citadelle intérieure - des armes antiassaut, des objections à des objections, des réfutations de réfutations, des tentatives pour prévenir et repousser les critiques existantes ou possibles de leurs vues et de leurs théories ; et nous ne comprendrons jamais ce qu'ils ont vraiment voulu dire à moins de franchir ce barrage d'ouvrages défensifs et de pénétrer jusqu'à la vision centrale, cohérente et unique qui se trouve au-dedans, et qui bien souvent n'est ni complexe ni élaborée, mais simple, harmonieuse et aisément perceptible comme un tout." (trad Laurent Folliot, Rivages Poche, 2009)
Il y aurait à dire sur la fidélité du compte-rendu, en tout cas, plus aucune peur à l'horizon : le barrage dans la rhétorique de Berlin protège des critiques et non des peurs personnelles comme chez Murdoch (certes on peut toujours faire l'hypothèse que les ennemis philosophiques défendent les croyances dont le philosophe a peur...).
Certes cette simplification de la philosophie à laquelle se livre Berlin légitime la présentation qu'il a faite en six heures de six philosophes : Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre. Mais qu'a donc fait exactement Berlin dans ses émissions radiophoniques ? A-t-il cerné la vision centrale à laquelle ses dernières lignes se référaient ou a-t-il fait un portrait à la hache des philosophies en question ?
Le lecteur se fera une première opinon en lisant ces lignes sur Rousseau :
" En théorie, Rousseau parle comme n'importe quel autre philosophe du XVIIIeme siècle. Il dit : "il faut user de raison". Il use de raisonnements déductifs, parfois très convaincants, très clairs et extrêmement bien formulés, pour atteindre ses conclusions. Mais ce qui se passe en réalité, c'est que ces raisonnements déductifs dont comme une sorte de camisole logique dans laquelle il comprimerait sa propre vision intérieure, incandescente et presque folle ; et c'est cette extraordinaire combinaison d'une vision intérieure délirante et d'une logique quasi calviniste, froide et rigoureuse, qui confère à sa prose tout son pouvoir d'envoûtement, toute sa force hypnotique. Vous pensez être face à une argumentation logique qui distingue entre des concepts et qui procède de manière valide depuis les prémisses jusqu'aux conclusions, alors que pendant tout ce temps on est en train de vous dire quelque chose de beaucoup plus violent. On est en train de vous imposer une vision ; quelqu'un essaie de vous subjuguer par le biais d'une vision de la vie très dérangée, de vous ensorceler plutôt que d'argumenter, et ce malgré un ton apparemment froid et posé." (ibid. p. 85-86)
Ici Nietzsche affleure. Mais Isaiah Berlin a-t-il dans ces lignes une compréhension pénétrante ou bien philosophe-t-il à la hussarde ?
On notera que même si l'on jugeait qu'il va vite ici, on ne serait pas en droit d'en conclure que la thèse formulée en termes généraux est fausse. Si elle est vraie (et peut-être mal appliquée à Rousseau), la seule chose importante pour le crédit philosophique de Berlin est qu' il parvienne à faire comprendre aux lecteurs qu'il n'est pas un philosophe du même type.

lundi 28 janvier 2013

De quoi tient lieu le feu dans l'allégorie de la caverne ? Le point de vue d' Iris Murdoch.

Dans La souveraineté du Bien (1970), Iris Murdoch propose une interprétation inhabituelle de l’allégorie de la Caverne de Platon :
« Il existe de faux soleils, plus faciles à contempler et plus réconfortants que le vrai.
Dans sa puissante allégorie, Platon nous donne l’image de cette vénération illusoire. Les captifs de la caverne sont pris dans des liens qui leur tiennent la tête tournée vers le mur du fond. Derrière eux, sur une hauteur, brûle un feu dont la lumière leur permet de voir, projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face, les ombres de statuettes qu’on transporte là-haut, sur un chemin situé entre le feu et les prisonniers ; et ceux-ci prennent ces ombres pour les objets eux-mêmes. Quand, délivrés de leurs chaînes, ces hommes peuvent se retourner, ils voient le feu qu’ils vont devoir dépasser pour gravir la montée et sortir de la caverne. Je tiens ce feu pour le représentant du moi ; il figure le psychisme archaïque et non encore régénéré, cette puissance source d’énergie et de chaleur. S’étant ainsi élevés au second stade de leur initiation à la lumière, les prisonniers accèdent au type de conscience de soi qui est aujourd’hui l’objet de tant de soins de notre part. Il peuvent voir les sources mêmes de ce qui n’était auparavant qu’aveugle instinct égocentrique. Ils contemplent les flammes dont la lumière produisait les ombres qu’ils tenaient jusque là pour des réalités ; ils peuvent voir aussi les statuettes, les imitations de choses du monde réel, dont ils avaient coutume de reconnaître les ombres. Et ils ne songent même pas qu’il y ait encore autre chose à voir. Quoi de plus plausible que de voir ces hommes se fixer auprès de ce feu qui, toute vacillante et incertaine que soit sa forme, est si facile à contempler et si réconfortant ?
Je fais l’hypothèse que Kant redoutait quelque chose du même genre quand il mettait tant d’insistance à détacher notre attention du psychisme empirique. Cette chose puissante est en effet un objet de fascination, et ceux qui étudient son pouvoir de produire des ombres étudient quelque chose de bien réel. La découverte de ce pouvoir peut constituer une étape au cours de l’évasion hors de la caverne ; mais elle peut également être prise pour l’étape terminale. On peut confondre le feu avec le soleil, et le souci de soi avec le comble de ce qu’il est bon de faire (encore que tous ceux qui s’évadent de la caverne ne séjournent pas nécessairement longtemps auprès du feu. Peut-être le paysan a-t-il fui la caverne sans même remarquer la présence de ce feu (cette allusion un peu énigmatique se réfère à la thèse formulée dès les premières lignes de l'ouvrage qu' "une vie peut être vertueuse sans avoir été soumise à un examen critique")). Toutes les religions et toutes les idéologies peuvent être faussées par l’érection du moi, généralement sous une forme déguisée, en objet véritable de vénération. Mais, par-delà les craintes de Kant, j’estime qu’il y a place à l’intérieur comme à l’extérieur de la religion, pour une sorte de contemplation du Bien, non pas réservée à quelques experts élus, mais ouverte aux hommes et aux femmes ordinaires : il s’agit là d’une attention qui n’est pas simple planification de bonnes actions particulières, mais effort pour se détourner entièrement du moi en direction d’une perfection transcendante et lointaine ; en direction d’une source d’énergie non viciée, source de vertu inédite et complètement insoupçonnée. Cet effort, qui est détournement de l’attention de la particularité, peut être du plus grand secours quand des difficultés paraissent insolubles, et tout spécialement quand des sentiments de culpabilité placent régressivement le regard sous l’attraction du moi. Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations. » (Edition de l’Eclat, p. 121-123)
Il va de soi qu' Iris Murdoch ne cherche pas ce que représentait le feu pour Platon, d’ailleurs il n’y a pas d'enquête à mener, Platon écrivant clairement que le feu représente le soleil. Cette interprétation, volontairement infidèle donc au platonisme, a en tout cas comme particularité remarquable d’évacuer la dimension politique de l’allégorie platonicienne : en effet la lecture dominante concernant les porteurs de statuettes les identifie aux sophistes et conduit ainsi à penser le prisonnier comme victime non pas de mécanismes psychologiques inconscients mais d’une domination sociale passant inaperçue.