Affichage des articles dont le libellé est Jean Améry. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jean Améry. Afficher tous les articles

jeudi 12 octobre 2017

Apport de la philosophie de l'histoire à la pratique du meurtre de masse.

Dans Par-delà le crime et la châtiment, Jean Améry a soutenu que, dans les camps de concentration allemands, les plus fragiles étaient les non-croyants, communistes et chrétiens se tirant mieux d'affaire par le sens et l'espérance que leurs convictions donnaient à leur épreuve. Et leurs bourreaux, que tiraient-ils de leurs croyances ? Timothy Snyder répond en opposant de manière inattendue l'idéologie nazie à la philosophie de l'histoire soviétique d'inspiration marxiste :
" Dans le système soviétique, le nombre de bourreaux était très réduit, et tous étaient des officiers. Ils suivaient des instructions écrites claires données dans une hiérarchie stricte. Le système soviétique prévoyait des états d'exception qui pouvaient se terminer après avoir servi à justifier les mesures spéciales nécessaires à la terreur de masse. Dans le système allemand, tel qu'il se développa, les innovations de la base rencontraient les désirs du sommet ; les ordres étaient souvent peu clairs, et les officiers essayaient de déléguer la responsabilité de l'exécution à leurs hommes, ou en fait aux non-Allemands qui se trouvaient dans les environs. Le système soviétique était donc bien plus précis et efficace dans ses campagnes de meurtres. En revanche, le système allemand était plus efficace pour démultiplier le nombre de bourreaux.
Les Soviétiques, tout au moins certains d'entre eux, croyaient à ce qu'ils faisaient. Après tout, ils le faisaient eux-mêmes et rapportaient leurs actions, dans un langage clair, dans des documents officiels soigneusement archivés. Ils pouvaient revendiquer leurs actes, parce que la vraie responsabilité incombait au parti communiste. Les nazis se répandaient en discours sur la supériorite raciale et, selon Himmler, tuer les autres au nom de la race était moralement sublime. En revanche, le moment venu, les Allemands agissaient sans plan et sans précision, ni aucun sens de la responsabilité. Dans la vision nazie du monde, ce qui arrivait était simplement ce qui arrivait. Le plus fort gagnerait, mais rien n'était certain, et certainement pas la relation entre passé, présent et futur. Les Soviétiques croyaient que l'Histoire était de leur côté et agissaient en conséquence. Les nazis avaient peur de tout, hormis du désordre qu'ils créaient. Les différences entre les systèmes et les mentalité étaient profondes, et donc intéressantes." (Terre noire, Gallimard, 2015, p.190-191)

Commentaires

1. Le samedi 14 octobre 2017, 18:34 par calpen gelsac
Très bien vu, Timothy.
Il était plus difficile aux nazis de pratiquer la rationalisation que les soviétiques.
Cela ruine la thèse d'Adorno-Horkheimer selon laquelle la raison est responsable du nazisme. Mais donne un argument pour dire
qu'elle est responsable du totalitarisme. Mais une rationalisation post hoc n'est pas un usage de la raison
2. Le dimanche 15 octobre 2017, 20:48 par Philalèthe
C'est un usage en espagnol de se référer aux arguments de Carlos Marx en le mentionnant par son prénom, Carlos !
Pour en revenir au nazisme, on en a exagéré la rationalité. Ce n'est pas parce que les nazis ont inventé le mot organizieren que tout fut organisé dans le nazisme. Le livre de Christian Ingrao est éclairant qui cherche à faire une " anthropologie sociale de l'émotion nazie ". La thèse intentionaliste a je crois, pris définitivement l'eau, ce qui ne veut pas dire que la thèse fonctionaliste a triomphé, la réalité paraissant plus complexe que ne le laissait supposer cette alternative trop simple.

vendredi 25 octobre 2013

Les philosophes antiques ne viendront pas à notre secours ou philosopher à Auschwitz.

Quand on a en tête la manière dont certains philosophes de l'Antiquité sont censés avoir donné à leur mort la fonction d'exemplifier une philosophie, on croit trouver dans quelques lignes de Par-delà le crime et le châtiment (1966) de Jean Améry ce qu'on pourrait appeler un anti-exemplum (au sens où l'exemplum vise à donner à travers une anecdote un modèle de conduite). Le court récit que je désigne ainsi est la description d'un philosophe français déporté à Auschwitz ( qui est-il d'ailleurs ? )et rencontré par Jean Améry ( l'auteur a, avant de rapporter la rencontre, insisté sur la solitude à Auschwitz de l'intellectuel éclairé et sceptique qu'il fut, à qui manquait quelqu'un qui aurait été "sur la même longueur d'onde" que lui, Améry voulant dire par là " un homme qui vit au sein d'un système de références intellectuel " , qui " à toute occasion peut puiser dans l'histoire des idées pour élaborer ses propres associations conceptuelles " ) :
" Parvenait-on à le dénicher, et son propre isolement l'avait à ce point spirituellement aliéné qu'il ne réagissait plus. À ce propos, je me rappelle la rencontre avec un philosophe réputé de Paris qui se trouvait au camp. J'avais appris qu'il était là et je lui avais rendu visite dans sa baraque, où je l'avais trouvé non sans peine et sans risques. Nous trottions avec notre gamelle sous le bras par les rues du camp et c'est en vain que je tentais de l'engager dans une conversation intellectuelle. Le philosophe de la Sorbonne ne faisait que des réponses monosyllabiques et mécaniques, et il finit par se taire tout à fait. Qui parle ici d'abrutissement ? Il ne s'agit pas de cela. L'homme n'était pas abruti, il l'était tout aussi peu que moi. Il ne croyait tout simplement plus à la réalité du monde de l'esprit et refusait de se laisser aller à un jeu verbal intellectuel qui était coupé ici de toute référence sociale." ( Actes Sud, p.33-34 )
Mesurons d'abord en quoi on a affaire ici à une conduite qui est précisément celle qu'un philosophe antique (qu'il soit platonicien, stoïcien, épicurien, ou sceptique) se serait fixé comme tâche de ne pas avoir. En effet le philosophe français ne peut à première vue rien faire de la formation philosophique dont il a hérité ; en tout cas elle ne lui sert pas à surmonter l'épreuve qu'il vit ( à la différence des croyants et des communistes, qui, selon Améry, trouvaient dans leurs convictions de quoi interpréter et ainsi dominer par l'esprit la persécution dont ils étaient des victimes). Ainsi se dessine en creux une définition modeste de la philosophie, non comme remède aux malheurs mais comme pratique intellectuelle d'un certain type, rendue possible par des institutions, des croyances partagées, tout un monde en somme et donc aussi impossible à pratiquer seul qu'il est impossible de jouer tout seul à un sport d'équipe.
Néanmoins le professeur parisien n'est pas un abruti, comme dit Améry, et c'est ici qu'on touche les limites de l'identification de cette description à ce que j'ai appelé un anti-exemplum ( dont la fonction serait de dénoncer la vanité essentielle de la philosophie ). En effet c'est à sa formation philosophique que le professeur quasi muet doit son silence. Comme si la vraie philosophie se moquait de la philosophie, le philosophe de la Sorbonne ne joue pas à Socrate et laisse même soupçonner que le héros du Criton ou de l'Apologie n'est qu'un personnage de la philosophie de Platon.
Bien sûr la philosophe du professeur parisien ne lui sert pas à sortir de ce que je comparerais ici un peu hérétiquement à la Caverne platonicienne, en l'occurence une caverne hostile, dangereuse, voire mortelle :
" Se transposer en paroles au-delà de l'existence réelle était devenu un luxe inadmissible et un jeu non seulement futile mais ridicule et méprisable. Le monde des apparences prouvait largement à chaque minute que seuls des moyens immanents pouvaient aider à le supporter. Autrement dit : nulle part ailleurs dans le monde la réalité n'exerçait une action aussi efficace qu'au camp, nulle part ailleurs elle n'était à ce point réalité. En aucun autre endroit la tentative de la dépasser ne s'avérait aussi ridicule et désespérée (...) les énoncés philosophiques avaient perdu leur transcendance, ce n'était plus en partie que des constatations concrètes, en partie du verbiage stérile : là où ils signifiaient quelque chose , ils nous semblaient banals, et là où ils n'étaient pas banals, ils ne signifiaient plus rien. Pour reconnaître ceci nous n'avions pas besoin d'analyse sémantique ou de syntaxe logique : il nous suffisait de jeter un coup d'oeil aux miradors ou de renifler l'odeur de graisse brûlée qui s'échappait des crématoires " ( p.54 )
On saisit vite que la connaissance des limites de la philosophie pensée illusoirement comme thérapeutique a comme condition une analyse lucide, qui implique une vie de l'esprit, y compris quand font défaut les conditions sociales et institutionnelles de son fonctionnement philosophique régulier :
" Au camp l'esprit dans sa totalité s'avérait donc incompétent. Il cessait de fonctionner comme instrument capable de venir à bout des problèmes qui nous étaient posés. Mais - et j'en viens à un point tout à fait essentiel - il pouvait encore servir à se maintenir tout en s'anéantissant, ce qui n'était pas peu de chose. Car il serait faux de croire que l'intellectuel, pour autant qu'il ne soit pas complètement détruit sur le plan physique, ait perdu tout esprit ou soit devenu incapable de penser. Bien au contraire. La pensée ne s'accordait presque jamais de répit. Mais elle se détruisait et se maintenait à la fois, étant donné qu'à chaque fois elle se heurtait à des propres frontières infranchissables." ( p.55 )
La Rochefoucault a écrit : " La philosophie triomphe aisément des maux passés, et de ceux qui qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent d'elle." ( maxime 85, édition de 1664 ).
À la lumière du texte de Jean Améry, on peut certes lui donner raison, mais si on appelle philosophie non seulement l'éthique ou plus généralement toute sagesse justifiée par le raisonnement, mais aussi les réflexions théoriques sur la valeur de l'éthique ou de la sagesse, on doit alors reconnaître que, tant que le cerveau et le corps ne sont pas trop atteints ( Améry y insiste ), sans triompher des maux, la philosophie est capable de les faire voir sous un jour plus clair, précisément comme étant, entre autres, ce qui met fin à la possibilité de la vie philosophique complète et sociale.
À moins que ces dernières lignes ne fassent encore qu'illustrer la position selon laquelle la philosophie triomphe des maux qui ne sont pas prêts d'arriver. fût-ce au prix d'une formidable révision à la baisse de ce que les philosophes antiques appelaient philosophie... Mais Améry dans la préface de la première édition affirme que ses pages, si elles sont peut-être incomplètes, sont sincères.
Certes... mais la sincérité de l'homme fort et philosophe ne garantit en rien à son lecteur, philosophe pourtant, qu'il sera, lui aussi, fort , un jour, dans d'autres occasions, aujourd'hui inimaginables.

Commentaires

1. Le jeudi 7 novembre 2013, 00:46 par Maël Goarzin
Il est clair qu'on ne peut pas préjuger de la réaction d'un philosophe dans de telles situations extrêmes, telles que l'enfermement dans les camps de concentration de la deuxième guerre mondiale, et je suis d'accord que pour la majorité des philosophes, une telle expérience mettrait légitimement en cause la pertinence de la philosophie comme thérapeutique. Mais combien de professeurs de philosophie considèrent aujourd'hui la philosophie comme une thérapeutique? Combien de professeurs de philosophie sont-ils philosophes au sens où l'entendaient les philosophes antiques?
Et puis je rappellerai, pour défendre la philosophie, qu'elle poursuit la sagesse, cette sagesse qu'elle aime mais ne possède pas nécessairement. Seul le sage pourrait, peut-être, sortir indemne d'une telle expérience. Mais combien y a-t-il de sages, parmi les philosophes?
2. Le jeudi 7 novembre 2013, 11:23 par Philalethe
Merci de votre commentaire.
Je crois que les Stoïciens, les Épicuriens, les Sceptiques, pour ne mentionner que les trois grandes philosophies hellénistiques, considéraient d'abord leur philosophie comme une théorie vraie portant sur le monde et les hommes. Étant vraie, c'est-à-dire conforme à la réalité du monde et des hommes, elle était en mesure alors d'améliorer réellement leur condition. Leur éthique était d'abord justifiée par une théorie.
La première difficulté que l'on rencontre est que les trois théories justifiant les trois éthiques sont incompatibles entre elles. On ne peut être stoïcien, épicurien et sceptique à la fois.
La deuxième difficulté est que les deux théories non sceptiques sont liées à une connaissance de la réalité extrêmement réduite par rapport à celle que les sciences nous fournissent aujourd'hui (ainsi que valent les psychologies stoïciennes et épicuriennes du point de vue de nos savoirs contemporains sur l'esprit ?).
La troisième difficulté est que, si on isole les éthiques des théories qui les fondent, se pose aussi le problème de leur applicabilité. Les hommes peuvent-ils vivre par exemple en stoïciens, ne serait-ce qu'une infime minorité que vous appelez les sages ? Ou bien ne peut-on faire pas mieux que faire la comédie du stoïcisme ? Certaines des règles de vie valent-elles plus qu'une règle nous expliquant comment parvenir en utilisant bien ses jambes à courir à une vitesse de 100 km/heure ?
Ces trois difficultés n'empêchent pas bien sûr de prendre au sérieux ces philosophies et de les lire avec respect et intérêt. Mais elles font douter du projet consistant aujourd'hui à vivre selon les philosophes antiques (rien ne nous assure qu'un seul philosophe antique a pu un jour appliquer réellement les règles de l'éthique qu'il professait...)