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jeudi 26 novembre 2020

La colère nihiliste ou l'humiliation du destin

 Le 26 Mars 1925, Michel Leiris, roseau pensant fulminant, écrit dans son journal :

" Je ne puis voir ma vie autrement que dans sa totalité, et le seul point que je sois jamais capable  de me fixer dans l'avenir est, ou bien le lendemain même du jour présent, ou bien ma mort. Pas de point intermédiaire, donc pas de projets auxquels je tienne vraiment, en un mot pas de grands désirs. 
  Je suis sur terre, serré entre naissance et mort, comme entre les planches d'un cercueil où je tremble de peur.
  Et j'emmerde tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent sur ce cahier, les phrases prétentieuses que m'a dictées je ne sais quelle incommensurable connerie.
  Merde pour la vie con du seigneur j'encule la mort l'univers me fait chier salopes et putasseries d'étoiles je vous enquiquine et vous pisse dans le vagin grande pouffiasse de pesanteur je te dégueule et je te chie dans la bouche." (Gallimard, 1992, p. 96)

On comparera avec Pascal :

" Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile. " (Fragment 142, éd. Le Guern, Folio, 1977, p. 139)

Le même Pascal voyait de la grandeur à connaître sa misère :

" La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable : un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable." (fragment 105)

Dans un de ses derniers textes, les 10-11 Juillet 1988, Leiris écrit :

" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira  par prendre son mal en patience." (ibid., p. 804)

Même l'écriture ne suffit pas à compenser le malheur de son existence, comme il le remarque le 14 septembre 1983 :

" Dérision de l'écriture qui quand les choses vont à peu près, semble une panacée contre les mots* mais cesse de pouvoir être pratiquée quand elle vont par trop mal."
* maux (correction d'un lapsus peut-être trop significatif ! (24-09-83)" (ibid. p. 771)

On comparera aussi avec le célèbre texte de Kant tiré de la conclusion de la Critique de la raison pratique :

" Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. " (Oeuvres philosophiques, II,  La Pléiade, p. 801-802)

On notera que Kant relève, comme Pascal, ce qu'a d'humiliant le ciel étoilé :

" La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fur formée à la planète (à un simple point dans l'univers), aprés avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un cours laps de temps." (ibid.)

Mais ce qui fait défaut manifestement à Leiris, puisqu'il associe ses pensées à des " conneries ",  c'est la  possibilité que Pascal et Kant ont eue de réviser à la hausse la valeur de l'homme en se centrant sur quelque chose en lui de manifestement supra-animal (pour Pascal, être une créature à l'image de Dieu, pour Kant, être doté d'exigences morales). Aux yeux d'un kantien, Leiris vomissant ses injures obscènes à la face de l'univers est sans doute encore pire dans la bassesse et l'aveuglement que celui qui croit dans l'astrologie :

" La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus merveilleux que les sens de l'homme puissent offrir, et que l'entendement , s'il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter et elle  a abouti - à l'astrologie." (p. 803)

Le pendant théorique de l'astrologie, c'est-à-dire le produit de l'inculture de la raison morale, c'est, pour Kant, le fanatisme et la superstition. Peut-on alors désigner du nom de superstition nihiliste l'attitude de Leiris face à l'apparente absence de sens de l'univers ?
Un usage plus réfléchi de la raison  a rendu possible, selon Kant, l'astronomie : y a-t-il au-delà des éructations de Leiris une vraie moralité qui naîtrait d'un développement constant et ordonné de la raison éthique ?

mardi 10 novembre 2020

Michel Leiris : un ton nietzschéen.

 À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" " Quand le diable devient vieux, il se fait ermite."
La plupart de nos désirs refoulés ne le sont qu'à cause de leur faiblesse ou de leur décrépitude et non grâce à la puissance de notre volonté. Nous sommes fiers de triompher de nos passions, car nous ne voyons pas qu'elles se sont usées d'elles-mêmes. En cela nous ressemblons en tous points à l'ivrogne qui reste sobre durant un certain temps à la suite d'une grande soûlerie, s'imaginant obéir à un sentiment de dignité, alors qu'il n'est mû que par les nausées et la crainte des maux d'estomac. C'est d'ailleurs ce mécanisme de sublimation qui nous permet seul de ne pas périr de dégoût quand nous regardons en nous-même.
La sublimation réalise une véritable transmutation des valeurs ; elle est la pierre philosophale de notre esprit, teignant pour nos yeux le plomb en or. Et peut-être l'existence de cet instinct est-elle l'unique preuve de l'existence d'un sens moral, puisque nous essayons tant bien que mal - en les rognant, les rembourrant, les maquillant - de faire cadrer nos actes avec un certain idéal. La différence fondamentale entre l'homme et l'animal résiderait plutôt dans cet instinct de sublimation que dans la faculté de concevoir et d'imaginer. La sublimation serait donc le signe même de l'âme, - mais aussi son noeud gordien, impossible à dénouer, puisqu'elle prouve tout aussi bien notre bassesse (nos désirs les plus nobles n'étant que des désirs bas sublimés) que notre dignité (le besoin d'idéal nous poussant à travestir l'abjection de nos instincts). Voilà cette " grandeur et misère de l'homme " dont parle Pascal, [noeud gordien que Dieu seul est capable de trancher]." (Gallimard, 1992, p. 55-56)


mardi 21 janvier 2020

Égorgement et vérité.

Comme Pascal a eu tort d'écrire : " Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger." !

dimanche 14 avril 2019

Une greguería pascalienne ?

Dans le prologue de Total de greguerías, Ramón mentionne le fait qu'il a trouvé des greguerías chez des auteurs anciens. Entre autres il cite, en l'abrégeant, une pensée de Pascal : " Los ríos son caminos que andan ". Le texte original, lui, dit : " Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller." Rien d'étonnant en effet que Ramón ait trouvé les deux ingrédients de la greguería : métaphore et humour.
Greguería, ce mot que Valéry Larbaud et Mathilde Pomès ont traduit par criaillerie, nom qu'ils ont donné en le mettant au pluriel à un des 6 chapitres des Échantillons, extraits de l'oeuvre de Ramón, publiés par eux en 1923 chez B. Grasset. D'après Rodolfo Cardona dans son édition des Greguerías (Cátedra, Madrid, 2014), ce sont les seuls traducteurs à avoir proposé une traduction du mot, malheureuse à mes yeux. Le mot vient de griego (grec), voulant dire ici langage incompréhensible, comme le précise le dictionnaire de la Real Academia Española. Si on peut le remplacer, en dehors du contexte ramonien, par griteria que rend bien lui criaillerie, c'est parce qu'on peut ne rien comprendre quand quelqu'un crie très fort. Il semble donc plus fidèle à l'intention de Ramón de laisser en français le mot d'origine, incompréhensible pour qui n'entend pas l'espagnol. L'espagnol cultivé, lui, comprend immédiatement ce mot comme voulant dire invention littéraire de Ramón Gómez de la Serna.
Le plaisir est bien sûr de chercher à rendre intelligible l' hébreu de Ramón. Quant à la phrase de Pascal, l'édtion de Le Guern la laisse sans note. En revanche, dans son édition des Pensées, le grand Léon Brunschvicg fait un rapprochement intéressant avec Rabelais. Voici la notule pour qui n'a pas la chance d'avoir sous la main l'édition en question :
" Il semble qu'il y ait là un souvenir d'un chapitre de Rabelais : Comment nous descendimes en l'isle d'Odes, en laquelle les chemins cheminent.... Puys se guindans au chemin opportun, sans aultrement se poiner ou fatiguer, se trouvoyent au lieu destiné ; comme vous voyez advenir à ceulx qui de Lyon ou Avignon et Arles se mettent en bateau sur le Rhosne,..." Cette pensée n'est-elle dans Pascal qu'une remarque isolée et sans portée ? Ou ne devrait-elle pas servir à titre de comparaison pour mieux faire entendre sa conception de l'éloquence ? Le discours est en effet pour Pascal un chemin qui marche et qui porte l'esprit à la conclusion où l'on tend." (Hachette, 1922, p.327)
Les greguerías de Ramón, elles, sont loin d'être toujours des chemins qui portent l' esprit à la conclusion où veut conduire leur auteur (pas sûr d'ailleurs qu'il ait toujours eu une conclusion à transmettre). Déconcerter, provisoirement ou non, était son intention.
Vu que la phrase de Pascal étonne aussi, certes moins par son sens que par sa fonction dans les Pensées, il était donc sensé de la part de Ramón de la voir comme une greguería.

Commentaires

1. Le lundi 15 avril 2019, 17:53 par gerardgrig
Si Ramón a détecté au moins une gregueria pascalienne, Lautréamont, dans ses "Poésies", a malmené les "Pensées" de Pascal d'une manière qui a eu un résultat très inquiétant. Si Lautréamont y a réussi aussi bien, c'est parce qu'il y a peut-être un surréalisme ou un "greguerianisme" potentiel dans les "Pensées" de Pascal. Quand Lautréamont écrit "Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face du monde aurait changé. Son nez n’en serait pas devenu plus long." (II-22), il ne fait qu'accentuer notre étonnement quand on découvre cette maxime de l'effet-papillon, à base de "long" nez. Pascal aurait dû écrire "Le nez de Cléopâtre, s'il eût été moins grec...". J'avoue que j'ai éclaté de rire, la première fois. Le "surréalisme" de Pascal est là. Il écrivait pour une élite éternelle, mais ses "Pensées" étaient lues par des lycéens pour qui le petit nez en trompette des filles était le canon suprême de la beauté féminine.
2. Le mercredi 17 avril 2019, 18:26 par Philalethe
Oui, Lautréamont parodie aussi La Rochefoucault et Vauvenargues, que j'ai aimé moi simplement commenter, à défaut d'avoir le talent de les retourner. 
Quant au surréalisme de Pascal, je l'interpréterai seulement métaphysiquement, comme synonyme de son surnaturalisme. Bourdieu a essayé de garder l'essentiel du pascalisme en extrayant réalisme et naturalisme de l'ensemble surnaturel de ses pensées. 

dimanche 17 décembre 2017

L'honnête homme, un pis-aller, entre Dieu et le spécialiste.

On peut définir de plusieurs manières ce que le classicisme appelle un honnête homme. Partons de sa propriété la plus fréquemment citée, celle de savoir un peu sur tout. Mais pourquoi faire l'éloge d'un savoir complètement incomplet ?
Appelons spécialiste qui a un savoir incomplètement complet : on dira de lui par exemple " il est un mathématicien " (pensée 35, édition Brunschwicg) ou même " c'est un bon mathématicien " (pensée 36). Mais de quoi manque un bon mathématicien ? On peut juger ce manque relationnellement ou intrisèquement.
Le spécialiste manque d'abord de quelque chose relativement à autrui, il ne voit autrui que sous l'aspect de sa spécialisation. À quoi autrui réagit en déclarant :
" Mais je n'ai que faire de mathématiques ; il me prendrait pour une proposition." (ibid.) - proposition a chez Pascal un sens mathématique ou théologique, seul le premier convient ici -
Pascal oppose donc celui que j'appelle le spécialiste, notre auteur ignorant ce mot, à l'honnête homme dont la valeur est de voir autrui sous tous ses aspects :
" L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous (...) Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accomoder à tous mes besoins généralement." (ibid.)
Mais ce terme de spécialiste ne renvoie pas qu'au savant, il désigne aussi qui dispose d'un métier déterminé :
" " C'est un bon guerrier " - Il me prendrait pour une place assiégée." (ibid.)
On comprend alors ce qu'explicite Pierre Chaunu : " La morale de l'honnête homme (...) suppose la rente, l'assurance du lendemain, la certitude que confère la seigneurie ou l'office héréditaire." (La civilisation de l'Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, p.605)
Soit, mais ne vaut-il pas d'être honnête homme pour soi aussi ? N'est-ce pas un bien intrinsèque ? Certes, mais, aux yeux de Pascal, deux états seraient meilleurs que celui de l'honnête homme :
- tout savoir sur tout, mais n'est-ce pas la propriété d'un être infini ? (" Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu'à mille ?" pensée 208)
- reste alors une propriété possiblement humaine, compatible avec la finitude : avoir un savoir complètement incomplet, à l'exception d'un domaine sur lequel on saurait tout, Pascal n'excluant donc pas qu'on puisse être spécialiste d'un point et savoir un peu sur tout le reste :
"Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s'il faut choisir, il faut choisir celle-là (...) " (pensée 37)
À noter que Michel Le Guern donne une autre version de ce fragment : " Puisqu'on ne peut être universel et savoir pour la gloire tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout ", ce qui ajoute au savoir complet sur tout une motivation désintéressée bien étrangère à la concupiscence humaine (on pourrait en effet un savoir complet sur tout en vue de fins intéressées, pratiques, tel celui d'un possible homme aux mille et un métiers).
Si les honnêtes hommes sont appelés aussi "gens universels" par Pascal (pensée 34), c'est d'une universalité faible qu'il s'agit, à l'image des possibilités limitées de l'homme.
Mais peut-on être encore honnête homme aujourd'hui ? La seule possiblité à notre disposition n'est-elle pas de travailler à acquérir un savoir incomplètement incomplet ? En somme, savoir peu sur peu.

Commentaires

1. Le jeudi 18 janvier 2018, 16:37 par gerardgrig
Il serait peut-être intéressant de revenir à l'origine de l'Honnête Homme, dans les Traités du Jésuite Baltasar Gracián, que Madame de Sablé a fait connaitre aux Salons et aux moralistes du Grand Siècle. L'Honnête Homme, que l'on a aussi appelé " l'Homme universel" est "El Discreto". Dans l'évolution de Gracián vers le pessimisme et le désenchantement, l'Honnête Homme est l'homme de bien et de bonne compagnie, qui a des vertus morales et sociales. Mais il est une étape intermédiaire entre le Héros (qui inspirera "Le Cid") et l'Homme de cour de l'"Oracle manuel et art de prudence". Le dernier stade sera "El Criticón", roman pédagogique totalement désenchanté.
Chez Gracián, l'Honnête Homme cultive le bon goût, "el buen gusto", qui manifeste ce mélange de discrétion et de prudence qui s'appelle l'élégance, car il recherche toujours le meilleur pour lui-même, chez les philosophes, les artistes et les historiens. Il a une sorte de supériorité aimable, une allure, une aisance, peut-être une désinvolture, que Jankélévitch appellera le "je-ne-sais-quoi". Il n'est pas douteux que l'Honnête Homme est un séducteur, qui a le désir d'apparaître pour exercer un ascendant et se faire apprécier, en provoquant une cristallisation, l'"engaño", sur son personnage.
L'Honnête Homme n'est pas l'Homme de cour, mais il est déjà un peu machiavélien et un peu jésuite, quand il manie la casuistique pour maîtriser les apparences, saisir les occasions et s'adapter aux circonstances. Il saisit le "kaïros" comme les Sophistes. Il emprunte sa prudence à l'Homme de cour, mais elle rappelle aussi la sagesse pratique des Stoïciens et des Épicuriens. Il n'a pas de manichéisme moral et il n'est pas certain qu'il existe une essence derrière l'apparence. Dans l'action pure, il est aussi l'homme de bon choix ("El hombre de buena elección", Chapitre X de "El Discreto"), ce qui traduit encore son élégance, quand il recherche le succès.
L'Honnête Homme de Gracián cultive l'"agudeza", l'acuité spirituelle, qui se manifeste dans le demi-mot, "el medio decir". S'il ne cherche pas à changer de rang, c'est pour ne pas provoquer l'hostilité de ses semblables. Avec ses ennemis, il enduit ses paroles "de miel".
En France, les moralistes jansénistes ont évacué le jésuitisme de l'Honnête Homme de Gracián, qui avait pour fond la croyance au libre-arbitre. Chez La Rochefoucauld, la prudence est la manifestation de la faiblesse de l'homme, qui ignore que l'amour-propre est le ressort de toutes ses actions. Pour Pascal, l'Honnête Homme est celui qui sait un peu de tout, et qui en sait beaucoup dans son domaine, mais dans un but désintéressé.
2. Le jeudi 18 janvier 2018, 19:45 par Philalèthe
Oui, " l'art de la prudence " est au coeur de l'oeuvre de Gracián mais en revanche je ne trouve pas dans La Rochefoucauld cette conception négative de la prudence que vous lui attribuez. Le Duc approuve les éloges qu'on fait d'elle (maxime 65) : elle " sert utilement contre les maux de la vie " (maxime 182). Banalement il la juge incompatible avec l'amour (maxime supprimée 47). À dire vrai, LR n'en parle guère. Certes on ne fait rien de grand avec elle ! " Elle ne saurait nous assurer du moindre événement." dit-il encore dans la maxime 65. Les éthiques aristocratiques et héroïques ne la chérissent pas... 
Cela dit, Valéry semble avoir vu dans l'oeuvre de Gracián un appel au dépassement . " Comme dit Gracián " Et enfin (ayant plus ou moins conseillé mille canailleries) et - de plus (!) il faut être un saint." Il a raison. Il faut être un saint - c'est-à-dire - rien qui ne soit (ou ne puisse être) orienté vers mieux que soi - ou mieux que la veille." écrit-il dans un cahier de 1932. Écrivant à Gide , trente ans plus tôt, il ne paraît pas avoir été d'un autre avis ; le 26 Juin 1902, en effet, à propos de L'Homme de cour, il dit : " La moitié au moins du livre est de premier ordre ; un mélange de nuances et de formules nettes ; et dans ce style, l'exposé de la roublardise au milieu d'un agréable parfum de vertu..." Valéry semble avoir apprécié en Gracián ce qui correspond à son propre perfectionnisme. Je ne crois pas quand même qu'il ait cultivé beaucoup cet auteur.
3. Le vendredi 19 janvier 2018, 09:40 par gerardgrig
Je crois que la Maxime 75 de La Rochefoucauld, sur la prudence comme présomption de l'amour-propre, est éclairante : « La prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu’est l’homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets ; d’où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s’applaudit en toutes choses, et en toutes rencontres. » (Maxime 75, première édition (1665)). Pour Gracián, la prudence est une providence intime, qui nous procure "tout le secours que nous demandons aux dieux", ce qui était plutôt scandaleux pour un Janséniste. Néanmoins, La Rochefoucauld avait une admiration secrète pour Gracián, à qui il avait emprunté une trentaine de maximes, parce que Gracián faisait ressortir les faiblesses de l'âme humaine, même quand il lui attribuait le pouvoir de piloter l'existence de manière avisée.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 18:12 par Philalèthe
Cette maxime est en effet passée à travers les mailles de mon filet... Cela dit,  je n'arrive pas à mettre la main sur elle dans l'édition de la Pléiade : celle-ci me donne dans l'édition hollandaise de 1664 (nº14) et dans le manuscrit Liancourt (nº55) un texte sensiblement différent (j'écris en italiques le passage commun aux deux textes) :
" On élève la prudence jusques au ciel, et il n'est sorte d'éloges qu'on ne lui donne. Elle est la règle de nos actions, et de nos conduites : elle est la maîtresse de la fortune : elle fait le déclin des empires ; sans elle a tous les maux : avec elle on a tous les biens : et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours, que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur une matière aussi changeante, et aussi commune, qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets. Dieu seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et qui peut quand il lui plaira en accorder les mouvements, fait aussi réussir les choses qui en dépendent. D'où il faut conclure, que toutes les louanges, dont notre ignorance et notre vanité flatte notre prudence, sont autant d'injures que nous faisons à la providence."
LR révise ici à la baisse la valeur de la prudence en atténuant son pouvoir causal au profit de celui de Dieu, sans qui la prudence échouerait. C'est donc la Providence qui est en dernière instance (sic) le ressort de toutes les actions, même de celles causées par la prudence.  Il semble que LR nie ici non la valeur de la prudence mais sa suffisance causale. C'est un LR chrétien qui s'exprime ici. Bien sûr un janséniste ne peut que partager la condamnation de cette illusion jouissive pour l'amour-propre.

samedi 16 décembre 2017

Conseil pédagogique : la lassitude des délassements.

" Il ne faut point détourner l'esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut." (Pensée 24, éd. Brunschvicg)
Nombreux ceux qui aujourd'hui se lassent d'être délassés hors de propos. Par peur de trop les lasser, on les lasse bel et bien.

samedi 9 décembre 2017

La montre qui nous fait défaut.

" Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui (n'ont pas de) montre à l'égard des autres. L'un dit : " Il y a deux heures " ; l'autre dit : " Il n'y a que trois quarts d'heure ". Je regarde ma montre, et je dis à l'un : " Vous vous ennuyez " ; et à l'autre : " Le temps ne vous dure guère " ; car il y a une heure et demie, et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre." ( Pensée nº 5, édition Brunschvicg )
Nostalgie du classicisme...

samedi 9 septembre 2017

Misanthropie naturelle et amour de la vérité ou comment se mettre à l'abri des importants.

Victor Goldschmidt dans Le système stoïcien et l'idée de temps (Vrin, 1985, p. 177) consacre une note à l'opposition entre la misanthropie ordinaire et la philanthropie stoïcienne, la misanthropie naissant non du " spectacle des méchants et des insensés " mais de " situations toutes banales où l'on se heurte à une promiscuité jugée insupportable ". L'auteur mentionne alors deux situations auxquelles s'est rapporté Épictète : " le bain public " et " la cohue aux fêtes d' Olympie ", puis, généralisant, il évoque " le comportement de nos semblables dont le spectacle quotidien nous est imposé " ; c'est alors qu'il cite la pensée suivante de Marc-Aurèle :
" Vois-les faire, quand ils mangent, qu'ils dorment, qu'ils s'accouplent, qu'ils s'accroupissent à l'écart et ainsi de suite ; puis quand ils se donnent de grands airs et se rengorgent, ou bien quand ils se fâchent et qu'ils vous accablent de leur supériorité. " (X, 19)
Victor Goldschmidt juge alors pertinent de rapprocher les lignes citées d'une pensée de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant ! "
Pascal manifestement dénonce ici le pouvoir de l'imagination qui engendre une haine irrationnelle et donc injustifiée ; la suite de la pensée, que ne donne pas Goldschmidt, est sur ce point sans ambiguïté :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons." (éd. Brunschvicg, II,86).
Mais est-ce bien aussi le sens du texte de Marc-Aurèle de condamner la réaction spontanée qu'on serait porté à avoir face aux conduites humaines parce qu'elles seraient et animales par certains côtés et méprisantes par d'autres ? Voyons d'abord la pensée en question dans son intégralité à travers la traduction qu'en a donnée Émile Bréhier :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril, et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (La Pléiade, p.1226)
En fait Marc-Aurèle, à la différence de Pascal, ne présente pas une pensée qu'il a et de laquelle il devrait se défaire mais une pensée qu'il doit avoir en vue de devenir plus lucide et meilleur à la fois. En effet, il ne s'agit pas de misanthropie spontanée contre laquelle le philosophe devrait se prémunir mais d'une révision à la baisse volontaire de la valeur de ceux par lesquels il est tenté de se laisser impressionner. En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices. Il s'agit de ce que Sandrine Alexandre a désigné sous le nom de " redescription dégradante " ou d'une claire vision de propriétés essentielles mais passant inaperçues. La pensée 13 renforce clairement cette interprétation :
" (...) Quant à ceux qui ont l'arrogance de louer ou de blâmer les autres, oublies-tu ce qu'ils sont au lit, ce qu'ils sont à table, ce qu'ils font, ce qu'ils évitent, ce qu'ils recherchent, ce qu'ils volent (...) ? "
À mes yeux donc, dans la pensée en question ici, Marc-Aurèle ne relève pas deux sources ordinaires de misanthropie mais engage à voir l'homme comme un simple animal soumis à ses besoins dans les moments où on est porté à se soumettre à tort aux condamnations qu'il profère contre nous autant que dans ceux où l'on se réjouit des compliments aveugles dont il pense nous honorer.

Commentaires

1. Le dimanche 8 octobre 2017, 14:42 par Elias
"En réalité les donneurs de leçons ne sont rien de plus que des animaux humains et en outre, eux qui prêchent la vertu, sont bourrés de vices"
Le problème pour le stoïcien c'est d'éviter de devenir lui-même un "important" et un donneur de leçon, tout en remplissant ses devoirs envers les autres. Peut-il se contenter de prêcher par l'exemple ?
2. Le vendredi 13 octobre 2017, 13:45 par Philalèthe
Marc-Aurèle n'a pas cherché à transformer les autres, je crois, mais Épictète et Sénèque sont su donner des leçons sans pour autant faire les importants. Être professeur de stoïcisme ne me paraît pas contradictoire. Une des manières qu'ont eue autant Sénèque qu'Épictète est de s'inclure dans les apprenants. L'idée qu'il suffit d'être ce qu'on est pour qu'on soit par cela même imité ne me paraît courante dans le stoïcisme. En revanche,oui, le professeur prend comme exemples des hommes ne se donnant pas en exemples.

jeudi 15 juin 2017

Trois manières de voir les défauts des corps des autres (Marc-Aurèle et Pascal)

Marc-Aurèle a écrit dans les Pensées :
" Te mets-tu en colère contre un homme qui sent le bouc ou dont l'haleine est fétide ? À quoi bon ? Il a la bouche qu'il a ou de telles aisselles émane nécessairement cette odeur. " (V,28)
À ce propos, Victor Goldschmidt cite dans une note de l'édition de la Pléiade ces lignes des Pensées de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant." (II, 86, Br.)
Il renvoie aussi à un autre texte de Marc-Aurèle :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (X,19)
Or, malgré que ces trois textes décrivent le corps d'autrui de manière dépréciative, ils ne convergent pas du tout au niveau de leur sens. Commençons avec les deux premiers, pour les mieux comprendre, voici d'abord en entier comment ils se terminent :
Marc-Aurèle :
" - Mais l'homme, dira-t-on, possède la raison, et il peut, en y réfléchissant, comprendre quels sont ses défauts. - À ton aise ! Pourtant, toi aussi, tu as la raison ; mets donc en mouvement ses facultés raisonnables au moyen des tiennes : guide-le, fais le penser. S'il comprend, tu le guériras, et il n'y a pas besoin de colère. " Ni tragédien ni courtisane." "
Pascal :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons..."
Certes les deux textes engagent le colérique et le haineux à cesser de l'être. Mais les raisons du changement ne sont pas les mêmes dans les deux cas : les défauts contre lesquels le colérique se met en colère sont à la fois réels et nécessaires. C'est même de la connaissance de cette réalité nécessaire que Marc-Aurèle attend qu'elle dépassionne le coléreux (Spinoza parmi d'autres reprendra cette idée). Ces défauts réels sont supprimables par la raison, qu'il s'agisse directement de la raison de l'homme qui se néglige ou indirectement de celle du colérique. Marc-Aurèle ne met donc pas plus en doute la négativité du défaut (la propreté du corps étant l'indice d'une reconnaissance de la valeur de l'homme) que la possibilité de sa suppression par la médiation d'un remède raisonnable. Les défauts, sans justifier pour autant l'émotion, n'existent pas que du point de vue du regard de qui se met en colère.
En revanche, on voit nettement que dans le texte pascalien, c'est l'imagination qui constitue en défauts insupportables deux propriétés réelles anodines. Il y a aussi remède à fournir mais il s'adresse à celui qui imagine. Cependant est-ce vraiment exact de qualifier d'anodines cette manière de parler comme cette manière de manger ? Certes qui est éduqué ne se conduirait pas ainsi mais, à la différence des défauts de l'homme négligé, ils n'indiquent pas un grave relâchement moral.
Pour résumer, le coléreux de Marc-Aurèle réagit mal à un défaut corrigible alors que le haineux de Pascal doit se corriger pour ne pas pouvoir faire abstraction d' un détail de médiocre importance.
Ainsi serais-je porté à créditer Marc-Aurèle d'une conception réaliste du défaut alors que Pascal met l'accent sur le défaut comme construction subjective (même si le haineux n'invente pas le défaut à partir de rien).
Quant au sens du second texte de Marc-Aurèle, il est tout à fait distinct. L'empereur encourage lui-même et donc son lecteur à imaginer autrui dans des conduites qui le rabaissent, soit parce qu'elles manifestent son animalité, soit parce qu'elles montrent son absence de sagesse. Mais pourquoi donc ? Je crois qu'il s'agit ici de ce que Sandrine Alexandre a appelé la "redescription dégradante". Il ne s'agit pas de prendre ses distances par rapport à une émotion déplacée, mais de prévenir une émotion dérangeante en la tuant dans l'oeuf : on peut penser qu'il s'agit d'une stratégie destinée par exemple à ne pas se laisser impressionner par des importants.
Il y a donc ici trois rapports différents avec le corps d'autrui : les deux premiers révèlent une fragilité émotive, alors que le troisième naît d'un usage maîtrisé et raisonnable de l'imagination. La fragilité émotive que dénonce Marc-Aurèle accompagne la représentation d'un défaut réel du corps d'autrui et en même temps de sa personne ; celle que pointe Pascal traduit l'obstacle que représente l'imagination du point de vue d'un jugement fondé.
Le rapport colérique avec le corps d'autrui doit donc être remplacé par un rapport pédagogique avec la raison liée à ce corps.
Au rapport haineux et imaginaire du personnage pascalien doit se subsituer un nouveau rapport du haineux avec sa propre imagination.
Enfin et bien sûr le rapport imaginé avec les corps possibles d'autrui n'a lui aucune raison de disparaître, tant il sert la bonne philosophie.

Commentaires

1. Le samedi 17 juin 2017, 08:26 par geena llapsc
Je me demande bien ce que c'était qu'être propre au temps de Marc Aurèle. Il y avait des thermes, mais seuls les riches citoyens y avaient accès. Comment se mettre en colère contre un homme qui n'a aucun moyen de se laver ?
Pierre Vesperini vous dirait que cela montre que la philosophie de Marc Aurèle est une hygiène.
2. Le samedi 17 juin 2017, 11:59 par Philalèthe
Non, lisez Carcopino, sa Vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, être propre est possible pour les plus pauvres :
" Avec les thermes, le régime impérial a mis l'hygiène à l'ordre du jour de la Cité et à la portée des masses ; et, dans le décor féérique dont il s'est plu à les encadrer, il a fait des exercices et des soins corporels un plaisir aimé de tous, un délaissement accessible aux plus humbles." (Hachette, 1939, p.294). 
Il devait donc y avoir de la "mixité sociale" dans les bains publics, c'est pourquoi dans son digest des cours d'Épictète, Arrien introduit dès le quatrième paragraphe la question des bains : " si tu sors te baigner, représente-toi ce qui se passe au bain : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole."
Quant à faire du stoïcisme, une hygième de vie... Malgré les brillants avertissements de Pierre Vesperini, je continue de voir Marc-Aurèle comme un philosophe stoïcien...
3. Le dimanche 18 juin 2017, 15:42 par geena llapsc
Carcopino se lavait aux eaux de Vichy. je doute que tout le monde avait accès aux bains. Les patriciens seuls, peut être
quelques gens du peuple.
Vesperini me semble avoir raison sur MarcAurèle. sans doute pas sur Chrysippe ou epictète
4. Le dimanche 18 juin 2017, 15:49 par Philalethe
Vous voulez dire que Carcopino, jugeant Rome, se serait laissé abuser par l'idée d'une France propre ?
5. Le jeudi 22 juin 2017, 19:41 par geena llapsc
non, mais j'aimerais savoir quelle était la possibilité réelle d'être propre dans l'antiquité. Si je comprends bien, avant Vespasien, empereur tardif, il n'y avait pas de vespasiennes. Les patriciens se nettoyaient mais le peuple , les esclaves, les citoyens ordinaires ? Quand on visie Pompéi
on voit des latrines, des lieux publics. Mais curait on ses ongles ( Socrate mentionne la crasse sous les ongles quand il s'agit des Idées) ? Plutarque parle des coiffeurs.
Et qui de l'hygiène sexuelle, dont on a des aperçus enlisant Martial ? je me dmande s'il y a une doc là dessus
6. Le vendredi 23 juin 2017, 12:21 par Philalèthe
Malheureusement le livre de Vigarello Le propre et le sale commence au Moyen-Âge, l' Histoire du corps de Corbin à la Renaissance... Je ne vois pas d'ouvrage de qualité sur ces questions mais je partage votre curiosité...

lundi 13 juin 2016

Sancho en philosophe pascalien.

Teresa, la femme de Sancho Pança, ne veut pas sortir de sa condition, même si son mari, illusionné par Don Quichotte, rêvant de devenir gouverneur d'une île, le lui fait miroiter. Elle pense que si jamais on lui donnait un jour du "doña", on dirait du mal d'elle pour avoir été pauvre autrefois. C'est alors que Sancho la rassure en mettant en avant le pouvoir transfigurant de l'imagination ; l' écuyer dit tenir ces propos " du père prédicateur qui est venu prêcher au village, lors du dernier carême :
" Or, il disait, si je me souviens bien, que toutes les choses présentes que les yeux peuvent voir se présentent, sont et persistent en notre mémoire beaucoup mieux et avec plus de force que les choses passées (...) De là vient que lorsque nous voyons une personne bien mise et vêtue de beaux habits, avec toute la pompe de ses valets, il semble que nous soyons poussés malgré nous et comme incités à lui garder le respect, même s'il nous vient à la mémoire, en cet instant-là, en quel bas étage nous avons connu cette personne. Car cette ignominie, qu'elle touche à la pauvreté ou au lignage, du moment qu'elle est passée, n'existe plus et la seule chose qui existe c'est celle que nous avons sous les yeux."( Don Quichotte, II, chapitre VI, p. 554, La Pléiade )
On pense à Pascal :
" Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? (...) Nous ne pouvons pas voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance."
Certes, avant Pascal et Cervantès, il y a eu Montaigne : par exemple dans ce passage où il dénonce non la raison et la logique mais le fait que ceux qui s'en disent les professionnels ne sont ni raisonnables, ni logiques :
" Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? " Nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum." (...) Ayez un maistres és arts, conferez avec luy : que ne nous faict-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorants , comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage ? Qu'il oste son chapperon, sa robbe et son latin ; qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis." ( Essais, III, VIII)
On est aujourd'hui très sensible à la fausseté des apparences mais elles proliférent comme jamais sur notre écran.
Et, à titre personnel, que pouvons-nous donc faire de mieux que frapper l'imagination des autres par notre rejet ostensible des atours appâtants ?
Plus généralement, notre imagination ne se repaît-elle pas dorénavant de l'apparence du naturel ?

mercredi 4 juin 2014

Deux, trois versions de la fin.

Pascal :
" Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais." (pensée 154, éd. Le Guern)
Sartre rajoutait dans L'être et le Néant (p.578) qu'on n'a pas l'acte sanglant qu'on veut :
" On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole."
Textes célèbres, certes ; en revanche est moins connue la pensée de Moosbrugger, fou et condamné à mort pour meurtre, lui, un des personnage principaux de Robert Musil :
" L'histoire du dernier repas, songeait-il, de l'aumônier, des bourreaux et du dernier quart d'heure avant que tout soit fini, ça ne sera pas tellement différent ; elle s'avancera elle aussi en dansant sur les roues, on aura tout le temps quelque chose à faire, comme maintenant, pour ne pas être renversé de la banquette par les chocs, on ne verra, on n'entendra pas grand-chose, parce qu'il y aura des tas de gens à vous sauter autour. Finalement, c'est ce qui vaudra le mieux, qu'on vous fiche enfin la paix..." (L'homme sans qualités, I, 53)
En réalité c'est très pascalien : jusqu'au bout il y aura du divertissement.

lundi 5 mai 2014

La petitesse de la hauteur : version pascalienne / version musilienne.

Pascal :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. " (fragment 41, éd. Le Guern)
Musil :
" L'idée que le plus grand esprit, fourré dans une cour de caserne, y apprend en huit jours à sauter au seul commandement d'un sous-off, celle qu'un lieutenant et huit hommes suffisent pour mettre en état d'arrestation tous les parlements du monde, n'ont, il est vrai, trouvé leur expression classique que plus tard lorsqu'on a découvert qu'on pouvait, de quelques cuillerées d'huile de ricin administrées à un idéaliste, ridiculiser les convictions les mieux ancrées." (L'homme sans qualités, tome 1, p.384)

samedi 4 mai 2013

Le divertissement : Pascal et Céline.

La version originale :
" Quand j'ai pensé de plus près et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir les raisons, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près (...) De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés (...) De là vient que les hommes aiment tant le bruit et la remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible, de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible." (Pensées, fragment 125, éd. Le Guern)
Une version libre, célinienne :
" Toujours j'avais redouté d'être à peu près vide, de n'avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j'étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j'avais de mesquines habitudes, je m'étais à l'instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu'on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m'empêchait de sombrer dans une sorte d'irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d'effroyable catastrophe d'âme. Une dégoûtation.
À la veille d'y laisser mon dernier dollar dans cette aventure, je m'ennuyais encore. Et cela si profondément que je me refusais même d'examiner les expédients les plus urgents, Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Je m'accrochais pour mon compte au cinéma avec une ferveur désespérée." (Voyage au bout de la nuit, 1932)
Céline avait lu Pascal, qu'il cite à plusieurs reprises en 1916 dans les lettres envoyées d' Afrique à Simone Saintu.
Dans l'article qu'il consacre à Mort à Crédit dans Le Quotidien du 19 mai 1936, Fortunat Strowkski, professeur à la Sorbonne, écrit :
" C'est la condition humaine. Cela s'impose à nous. Ce que Pascal disait du haut de sa pensée, M. Céline le gueule au niveau des lieux bas." ( Céline, Romans, 1, La Pléiade, p.1410)
Céline a depuis bien longtemps conquis la Sorbonne...

mardi 16 avril 2013

L'imagination et le visage : ne pas pouvoir s'en décrocher / ne pas pouvoir s'y accrocher.


Dans la pensée 41 (éd. Le Guern), Pascal fait de la perception du visage d'autrui la cause d'une fâcheuse distraction :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur."
On note ici deux effets de l'imagination : d'abord elle fait croire, sur la base du statut et de l'apparence, à la totale rationalité du magistrat ; ensuite elle détourne ce dernier de l'écoute attentive du prédicateur. On pourrait imaginer une suite : voyant l'inattention du magistrat, le prédicateur croirait dans la médiocrité de sa parole et en perdrait l'aptitude à la délivrer selon les formes.
Pour être franc, j'ai pensé bien plus vaguement à ce texte quand j'ai lu un passage d' Être sans destin(1975) de Imre Kertész où l'imagination a l'effet inverse, d'empêcher de voir, tel qu'il est, le visage des autres. Le narrateur, Juif hongrois, arrive au camp de Buchenwald, où il a été déporté : alors que la gendarmerie hongroise a encadré les déportés pour les enfermer dans les wagons, ce sont les soldats allemands qui désormais surveillent et accompagnent la marche des prisonniers :
" Je ne pouvais qu'admirer la rapidité, la précision régulière avec lesquelles tout se déroulait. Quelques cris brefs :: "Alle raus !" - "Los !" - "Fünferreihen !" - "Bewegt euch !" - quelques détonations, quelques claquements, un ou deux mouvements de bottes, quelques coups de crosse, de rares gémissements - et déjà notre colonne se formait, s'ébranlait, comme tirée par une corde, et au bout du quai un soldat s'y joignait de chaque côté en effectuant toujours le même demi-tour, toutes les cinq rangées de cinq, remarquai-je - c'est-à-dire qu'il y en avait deux pour vingt-cinq hommes en habit rayé -, à environ un mètre de distance et, sans détourner un seul instant le regard, ils marquaient la direction et le rythme simplement avec leurs pas, maintenaient en vie cette colonnne qui bougeait et ondulait sans cesse, qui ressemblait un peu à la chenille qu'enfant je faisais entrer dans une boîte d'allumettes à l'aide de morceaux de papier et d'aiguillons ; tout cela m'étourdissait quelque peu et me fascinait totalement, d'une certaine manière. Je souris même, car je m'étais rappelé brusquement l'escorte indolente, pour ainsi dire pudique, du fameux jour où nous étions allés à la gendarmerie. Mais même tous les excès des gendarmes, reconnus-je, n'étaient qu'une sorte de fanfaronnade criarde comparée à cette compétence professionnelle silencieuse dont tous les éléments s'articulaient parfaitement. Et j'avais beau voir, par exemple, leur visage, leurs yeux ou la couleur de leurs cheveux, l'un ou l'autre trait particulier voire défaut, un bouton sur leur peau, j'étais totalement incapable de m'accrocher à quelque chose, j'étais à deux doigts de douter, effectivement, si ceux qui marchaient à côté de nous étaient en dépit de tous nos semblables, si, en définitive, ils étaient de la même substance que nous, au fond. Mais il me vint à l'esprit que ma façon de voir pouvait être erronée, puisque c'est moi qui n'étais pas de la même substance, naturellement." (éd.Babel, p.166-167)
Les visages ici ont beau être humains, trop humains, l'impeccabilité du rite militaire détourne le narrateur non de la perception de la médiocrité des visages mais de celle des porteurs de visages. Qui sait ? si la propagande antisémite avait eu toute son efficace, ces spécialistes auraient été imaginés comme des surhommes, mais, son effet n'étant que moyen, c'est le narrateur qui juge être un sous-homme.
Pascal a aussi établi une relation entre les soldats et l'imagination mais elle diffère de celle présentée dans le texte de Kertész :
" (...) Nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n'ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires."
Les soldats pascaliens exhibent la force, qui, faisant peur, motive l'imagination à attribuer une surnature aux rois. En revanche la soldatesque nazie n'a pas ici la force, mais, pardonnez, la forme. C'est la structure en mouvement qui donne l'illusion de la supériorité ; le narrateur comprend cette dernière dans le sens le moins excessif mais le plus humiliant pour lui-même.

mardi 18 décembre 2012

Au sein même de Port-Royal, l'imagination, "maîtresse d'erreur et de fausseté".

On a déjà lu ces lignes de Pascal insistant sur l'emprise permanente de l'imagination, y compris sur les plus aguerris :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur." (Pensées fragment 82, éd. Brunschwicg)
On connaît peut-être moins ce passage de Sainte-Beuve : Saint-Cyran, le maître à penser de Port-Royal, vient d'être libéré de la prison à laquelle Richelieu l'avait condamné à cause de ses idées religieuses. C'est un événement, les nonnes l'attendent avec ferveur mais un petit objet domestique va donner à leur imagination un élan dommageable :
" Toute la Communauté s'était réunie au parloir de Saint-Jean, vers cinq ou six heures du soir, pour recevoir le Père tant désiré ; mais lorsqu'il entra, M. de Rebours (sic), qui avait la vue fort basse, prit une lunette pour lorgner, ce qui fit rire une religieuse, et celle-ci en fit rire une autre, et toutes, ayant le coeur plein de joie, éclatèrent. M. de Saint-Cyran dut ajourner les paroles plus graves : " J'avois bien quelque chose à vous dire, mais il y faut une autre préparation que cela ; ce sera pour une autre fois." Et l'on se retira un peu confus de cet éclat d'allégresse innocente." (Port-Royal, livre II, p.521, La Pléiade)

dimanche 11 mars 2012

Sur le respect : Pascal, Kant et Canguilhem.

Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.

lundi 5 mars 2012

Variation à partir de Pascal : un texte de Jacques Ganuchaud (1905-1982)

Je découvre Jacques Ganuchaud par une note du premier tome des Oeuvres complètes de Georges Canguilhem (Vrin, 2011). Il était "élève d' Alain, normalien de la promotion 1925, proche de Simone Weil, collaborateur régulier des Libres Propos et du journal pacifiste, fondé en 1927 par Madeleine Vernet, La volonté de paix" (p.169). Agrégé de philosophie, il a fait toute sa carrière au lycée de Béthune.
En 1927, il envoie une protestation qui sera publiée (avec d'autres, en particulier celle de Canguilhem) dans le journal d' Alain. L'occasion de cette lettre est une loi votée le 7 Mars 1927 et précisant qu'en cas de guerre, la mobilisation comportera "dans l'ordre intellectuel, une orientation des ressources du pays dans le sens des intérêts de la Défense Nationale".
Voici ce texte, pascalien quant à l'argumentation et discrètement alanien par l' expression :
" Il y a trois manières de convaincre. La première est celle du colonel, qui, ayant la force, se contente de l' obéissance. La seconde est celle du prêtre et du médecin, qui dépourvus d'escorte, règnent par l'imagination. La troisième est celle du professeur, qui ne cherche ni à contraindre ni même à faire peur, mais qui appelle tous les autres hommes à suivre avec lui les idées claires. Le prêtre, comme le médecin, pauvres de démonstrations, ont besoin d'être vénérés par leurs fidèles. Quant à la supériorité du colonel, elle ne saurait être mise en question. Mais le professeur, qui ne demande qu'à être compris, veut que ses élèves soient ses égaux. Aussi est-il bon que le prêtre et le médecin aient un costume spécial qui prépare l'assentiment par l'admiration, tandis que le professeur soit s'efforcer de ressembler à tout le monde, afin que chacun mis en confiance, lui déclare sa force. Parfois les médecins et les prêtres, non contents de leurs bonnets et de leurs robes, revêtent le costume des chefs militaires. Mais alors ils font rire les soldats, que leurs occupations rendent étrangers à la peur, et ils se sauvent en punissant, comme ferait le colonel. Cependant le ministre socialiste, soucieux de conserver des mains blanches, leur impose le galon, le commandement et la colère, comme si la science était un autre genre d'autorité. Et les professeurs se laissent faire, et refusent le service du corps à la société qui les nourrit "
Certes Pascal n'aurait sans doute pas associé les prêtres aux médecins. Il est étrange d'ailleurs qu'en 1927 les médecins soient encore vus comme ceux de Molière. Le texte de Pascal qui sert de modèle est le fragment 41 des Pensées(éd. Le Guern, Folio, p.78-79).
Aujourd'hui, aux professeurs qui ont comme fonction de transmettre les connaissances vraies, ce ne sont plus des habits militaires qu'on leur demande d'enfiler. Mais ce sont quelquefois des costumes de clown.
Oh, dans les écoles on n' est pas à l'armée (et heureusement !), on est de plus en plus souvent au spectacle (malheureusement !).

jeudi 10 novembre 2011

Montaigne, Pascal, Diderot : une histoire de planche ou n'importe quel aveugle supérieur au plus grand philosophe du monde.


Pascal écrit :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment 41, édition Le Guern)
Diderot écrit dans les Additions à la Lettre sur les aveugles :
" L'aveugle qui n'aperçoit pas le danger en devient d'autant plus intrépide, et je ne doute point qu'il ne marchât d'un pas ferme sur des planches étroites et élastiques qui formeraient un pont sur un précipice." (La Pléiade, p. 190).
Curieusement la note correspondant à ce passage ne renvoie pas au texte de Pascal mais à un de Montaigne qu'il appelle à mes yeux moins évidemment ( " J'ay souvent essayé cela, en noz montaignes de deçà. et si suis de ceux qui ne s'effrayent que médiocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallust bien de ma longueur, que je fusse porté à escient au danger" - Les Essais, livre II, chap.XII -). L' édition Le Guern de Pascal a mis elle la main sur le texte requis :
" Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait garder (s'il n' a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne n'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu'elles soient de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre." (ibidem)
Même si la dette de Pascal à l'égard de Montaigne est manifeste, c'est au texte du premier que je donnerai la prime stylistique. Diderot, ici, est fade.

lundi 7 novembre 2011

D'autant plus raisonnable qu'on voit moins ?

On connaît les lignes consacrées par Pascal à l'imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté", par exemple celles-ci :
" Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples en quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique." (fragment 41, éd. Le Guern).
L'imagination étant ici nourrie par la vue, un problème se pose : un aveugle de naissance en serait-il autant victime ?
Réponse de Diderot à propos de l'aveugle-né du Puiseaux qu'il a examiné de très près :
" Il eut dans sa jeunesse une querelle avec un de ses frères qui s'en trouva fort mal. Impatienté des propos désagréables qu'il en essuyait, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main, le lui lança, l'atteignit au milieu du front, et l'étendit par terre.
Cette aventure, et quelques autres le firent appeler par la police. Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles. Le nôtre comparut devant le magistrat, comme devant son semblable. Les menaces ne l'intimidèrent point. " Que me ferez-vous, dit, à M. Hérault ? - Je vous jetterai dans un cul-de-basse-fosse, lui répondit le magistrat. - Eh, monsieur, lui répliqua l'aveugle : il y a vingt-cinq ans que j'y suis." Quelle réponse, madame ! et quel texte pour un homme qui aime autant à moraliser que moi. Nous sortons de la vie, comme d'un spectacle enchanteur ; l'aveugle en sort ainsi que d'un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, convenez qu'il a bien moins de regret à mourir." (Lettre sur les aveugles, La Pléiade, 2010, p.137)
Deux remarques :
1) Montaigne - source constante de Pascal - dans les Essais (II, 12) donnait à l'ouïe autant de poids qu'à la vue dans la genèse de l'imagination :
" Qu'il ôte son chaperon, sa robe et son latin ; qu'il ne batte pas nos oreilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis."
En revanche Diderot, en enlevant aux menaces leur dimension intimidante si on ne voit pas celui qui les profère, fait clairement de la vue le sens de l'imagination.
2) Cet aveugle, par sa froideur face à la menace, a quelque chose de stoïcien. Plus exactement, devenir stoïcien, c'est devenir aveugle de l'esprit à ce qui semble être une propriété de la chose mais qui n'est en réalité que la projection sur elle d'une représentation fausse : certes la chose reste physiquement vue mais les idées terribles (ou excitantes) qui naissent en nous immédiatement à sa simple vue ne sont plus pensées.
Par l'effort, le stoïcien a réduit l'impact de la chose visible à son effet physique. Il reste néanmoins capable de faire correspondre à la chose vue le concept qui en véhicule l'essence réelle. Sur le point d'être noyé dans une mer déchaînée, il s'écrie : "Mais que peuvent donc des molécules d'H2O sur ma raison !"