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vendredi 30 mai 2014

D'une époque où les philosophes étaient loin de remplacer le "he" par le "she" pour désigner l'être humain (comme le fait Rorty entre autres).

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais qu'est-ce qui a rendu possible alors l'introspection ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence est le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " (el "yo") tournant le dos à ce qui l'entoure (al contorno) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper (a despreocuparse) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose (vacar a otras cosas) . Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur (la simple vacación de lo externo) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " (ed. Austral, p.193-194)
C'est alors qu'apparaît une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. Je la cite d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
C'est difficile à traduire formellement car l'opposition amouracher / désamouracher donne à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc le sujet féminisé et pris entre deux réalités masculinisées : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre, le moi laisse tomber le réel pour prêter attention à l'attirant monde intérieur. Ainsi Ortega nous glisse-t-il en prime de l'esquisse de son système une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour.

samedi 15 février 2014

Ortega réécrit le mythe aristophanesque de l'amour.

On se souvient que dans Le Banquet de Platon, Aristophane développe une conception de l'amour qui en fait le désir de la fusion avec un autre nous complétant exactement et apportant l'unité et la plénitude qui naturellement font défaut à chacun. Aussi les échecs amoureux durent-ils tant que n'a pas lieu la rencontre optimale ; en revanche " chaque fois (...) que le hasard met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même, tout être humain, et pas seulement celui qui cherche un jeune garçon pour amant, est alors frappé par un extraordinaire sentiment d'affection, d'apparentement et d'amour ; l'un et l'autre refusent, pour ainsi dire, d'être séparés, ne fût-ce que pour un peu de temps. " ( 192 b-c, p.124, éd. Brisson )
Or, je le découvre avec étonnement, en 1929, dans la dernière de ses dix conférences, Ortega y Gasset reprend plus ou moins la théorie aristophanesque. Voici le texte original :
" En el fondo durmiente del alma femenina, la mujer, cuando lo es en plenitud, es siempre bella durmiente del bosque vital que necesita ser despertada. En el fondo de su alma, sin que ella lo advierta, lleva preformada una figura de varón ; no es un imagen individual de un hombre, sino un tipo genérico de perfección masculina. Y siempre dormida, sonambúlicamente camina entre los hombres que encuentra, contrastando la figura física y moral de éstos con aquel modelo preexistente y preferido.
Esto explica dos hechos que se producen en todo auténtico amor. Uno es la subitaneidad del enamoramiento ; la mujer, y lo mismo podría decirse del hombre, queda en un solo instante, sin transición ni proceso, fulminada por el amor. Esto sería inexplicable si no preexistiese al encuentro casual con aquel hombre una secreta y tácita entrega de su ser a aquel ejemplar que en su interior llevaba. El otro hecho consiste en que la mujer, al amar profundamente, no sólo siente que su fervor será eterno en dirección al porvenir, sino que le parece haber querido a aquel hombre desde siempre, desde las misteriosas profundidades del pasado, desde no se sabe qué dimensiones de tiempo en anteriores existencias.
Esta adhesión eterna y como innata no se refiere, claro está, a aquel individuo que ahora pasa, sino va dirigida a aquel modelo íntimo que palpitaba como una promesa en el fondo de su alma quieta, y que ahora, en aquel ser real, ha encontrado realización y cumplimiento. "
" Au fond dormant de l'âme féminine, la femme, quand elle l'est pleinement, est toujours une belle dormant dans le bois de la vie et qui a besoin d'être réveillée. Au fond de son âme, sans qu'elle ne s'en rende compte, elle a, préformée, une figure de l'homme ( varón ) ; ce n'est pas une image individuelle d'un homme, mais un type générique de perfection masculine. Et toujours endormie, elle chemine comme une somnambule, parmi les hommes qu'elle rencontre, comparant leur figure physique et morale à ce modèle préexistant et préféré.
Ceci explique deux faits qui se produisent dans tout amour authentique. L'un est la soudaineté de l'amour ( enamoramiento ) ; la femme, et on pourrait dire la même chose de l'homme, est en un instant, sans transition ni déroulement, foudroyée par l'amour. Ça serait inexplicable si ne préexistait à la rencontre accidentelle avec cet homme une soumission secrète et tacite de son être à ce prototype qu'elle avait toujours en soi. L'autre fait consiste en ce que la femme, quand elle aime profondément, non seulement sent que sa ferveur sera à l'avenir éternelle mais aussi en ce qu' il lui semble avoir aimé cet homme depuis toujours, depuis les mystérieuses profondeurs du passé, depuis on ne sait quelles dimensions temporelles dans des existences antérieures.
Cette adhésion éternelle et comme innée ne se rapporte pas, pour sûr, à cet individu qui maintenant passe, mais elle s'adresse au modèle intime qui palpitait comme une promesse au fond de son âme immobile et qui maintenant dans cet être réel a trouvé réalisation et accomplissement. "

mercredi 12 février 2014

Ortega, anti-sceptique.

- Pourquoi avez-vous donc pris le pseudo de Philalèthe ?
- C'est simple : j'aime la vérité !
- N'appelez-vous pas plutôt vérité ce que vous aimez ?
- Mais non, vous n'étiez donc pas à la conférence d' Ortega le 10 Mai ?
- Non, je l'ai manquée ; en fait, pour être honnête, j'ai préféré ne pas y aller , car je trouve qu'il s'écoute trop parler, non ?
- Peut-être par moments il s'enflamme, oui, mais il dit tout de même des choses intéressantes ! Justement ce qu'il a dit sur la vérité et le désir me semble très juste. Ça m'a tellement plu que je l'ai gardé en mémoire , écoutez bien :
" Una verdad no es verdad porque se la desea ; pero una verdad no es descubierta si no se la desea y porque se la desea se la busca. Queda pues inmaculado el caracter desinteresado e independiente de nuestros apetitos propio a la verdad, pero no es menos cierto que tal hombre o tal época llega a ver tal verdad en virtud de un interes previo que le mueve hacia ella. Sin esto no habria historia. Las verdades más inconexas caerían sobre la mente del hombre en imprevista perdigonada y éste no sabría qué hacer con ellas. ¿ De qué le hubiera servido a Galileo la verdad de Einstein ? La verdad sólo desciende sobre quien la puede entender y sólo la entiende quien la pretende, quien la anhelaba y lleva ya en si preformado el hueco mental donde la verdad puede alojarse. Un cuarto de siglo antes de la Teoría de la relatividad se postulaba une física de cuatro dimensiones y sin espacio ni tiempo absolutos. En Poincaré está ya el hueco donde Einstein se ha instalado - como el propio Einstein hace constar a toda hora. Con sentido escéptico y para desprestigiar la verdad se dice que el deseo es padre de la verdad. Esto es, como todo el escepticismo, un perfecto absurdo o contrasentido. Si se desea una determinada verdad, se la desea si es, en efecto, verdad. El deseo de una verdad trasciende de sí mismo, se deja atrás a sí mismo y va a buscar la verdad. El hombre se da perfectamente cuenta de cúando desea una verdad y cuándo desea sólo hacerse ilusiones, es decir, cuándo desea la falsedad."
- Certes vous avez bonne mémoire mais votre accent français est si fort que je n'ai presque rien compris !
- Ok, je vous le traduis du mieux que je peux !
" Une vérité n'est pas une vérité parce qu'on la désire ; mais une vérité n'est pas découverte si on ne la désire pas et parce qu'on la désire, on la cherche. Donc reste intact le caractère désintéressé et indépendant de nos appétits qui est propre à la vérité, mais il n'en est pas moins vrai que tel homme ou telle époque parvient à voir telle vérité en vertu d'un intérêt déjà là qui les pousse vers elle. Sans cela, il n'y aurait pas d'histoire. Les vérités les plus hétérogènes viendraient à l'esprit de l'homme comme une soudaine volée de plombs et il ne saurait qu'en faire. À quoi aurait servi à Galilée la vérité d'Einstein ? La vérité descend seulement sur qui peut la comprendre et seul la comprend qui y prétend, qui la désirait et a déjà en lui comme préformé le trou mental où la vérité peut se loger. Un quart de siècle avant la Théorie de la relativité on postulait une physique à quatre dimensions et sans espace ni temps absolus. Dans Poincaré il y a déjà le trou où Einstein s'est installé - comme Einstein lui-même le fait savoir à tout moment. Dans un sens sceptique et pour rabaisser la vérité on dit que le désir est père de la vérité. C'est, comme tout le scepticisme, totalement une absurdité ou un contre-sens. Si on désire une vérité déterminée, on la désire si elle est, bel et bien, une vérité. Le désir d'une vérité se dépasse lui-même, il se laisse derrière lui-même et va chercher la vérité. L'homme distingue parfaitement le moment où il désire une vérité du moment où il désire seulement se faire des illusions, c'est-à-dire quand il désire le faux ."
- En fait, Philalèthe, vous désirez seulement les vérités que vous êtes mentalement disposé à comprendre...
- Oui, peut-être, mais c'est déjà pas mal, non ?

Commentaires

1. Le samedi 15 février 2014, 05:27 par Pease Glance
Très beau texte, à opposer à tous ceux qui disent que la vérité n'est pas autre chose que la volonté de vérité.
C'est toujours dans les conférences de 1929?
2. Le samedi 15 février 2014, 12:39 par Philalèthe
Oui, c'est la 8ème conference du vendredi 10 Mai 1929 in ¿ Qué es filosofía ?  p.210-211, ed. Austral 2012

mardi 11 février 2014

La pierre pensante : une expérience de pensée spinoziste réécrite par Ortega y Gasset.

Une fois de plus, partons d'un texte classique, la lettre que Spinoza adresse à Schuller à la fin de 1674 :
" Venons-en aux autres choses créées ( Spinoza vient de traiter de Dieu ) qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe ( ... ) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire." ( p. 1252, éd. La Pléiade )
Cette pierre qui pense s'auto-déterminer alors qu'elle subit sans le savoir l'effet d'une action qu'elle ignore, c'est tout homme chaque fois qu'il s'imagine doté du libre-arbitre, c'est-à-dire d'une volonté causante mais non causée.
Or, je découvre avec plaisir dans la neuvième des conférences données à Madrid par Ortega y Gasset une reprise modernisée de cette même comparaison :
" Si la bala que dispara el fusil tuviese espíritu sentiría que su trayectoria estaba prefijada exactamente por la pólvora y la puntería, y si a esta trayectoria llamáramos su vida la bala sería un simple espectador de ella, sin intervención en ella : la bala ni se ha disparado a sí misma ni ha elegido su blanco. " ( p. 248, ed. Austral )
" Si la balle que tire le fusil avait un esprit, elle sentirait que sa trajectoire est exactement préfixée par la poudre et le tir et si nous appelions cette trajectoire sa vie, la balle en serait un simple spectateur, sans aucune intervention sur elle : la balle ne s'est pas tirée elle-même ni n'a choisi sa cible."
Voilà donc la pierre aveugle devenue balle lucide ! Un spinoziste pourrait en faire l'image de l'homme désillusionné et conscient de n'être pas " un empire dans un empire ". Mais Ortega y Gasset en donne une interprétation radicalement opposée :
" Pero por este mismo a ese modo de existir no cabe llamarle vida. Ésta no se siente nunca prefijada. Por muy seguros que estemos de lo que nos va a pasar mañana lo vemos siempre como una posibilidad."
" Mais pour cela même, ce mode d'existence, il ne convient pas de l'appeler vie. Celle-ci ne se sent jamais préfixée. Aussi sûrs que nous soyons de ce qui va nous arriver demain, nous le voyons toujours comme une possibilité."
Pierre ou balle, c'est l'anti-homme.
Lecteur de Descartes, de Bergson et surtout de Heidegger, Ortega y Gasset, confiant dans la valeur cognitive de la conscience de soi, annonce l'indéterminisme sartrien. Combien de passages de ces conférences amènent à voir les affirmations tranchées, radicales de la conférence sartrienne de 1945, L'existentialisme est un humanisme, comme les expressions d' une variante un peu durcie, plus optimiste, plus légère aussi, du point de vue finalement assez sombre mais quelquefois savoureusement exprimé que le philosophe espagnol soutenait dès 1929 ! Par exemple :
" Vivimos aqui, ahora - es decir, que nos encontramos en un lugar del mundo y nos parece que hemos venido a este lugar libérrimamente. La vida, en efecto, deja un margen de posibilidades dentro del mundo, pero no somos libres para estar o no en este mundo que es el de ahora. Cabe renunciar a la vida, pero si se vive no cabe elegir el mundo en que se vive. Esto da a nuestra existencia un gesto terriblemente dramático. Vivir no es entrar por gusto en un sitio previamente elegido a sabor, como se elige el teatro después de cenar - sino que es encontrarse de pronto, y sin saber cómo, caído, sumergido, proyectado en un mundo incanjeable, en un orbe impremeditado. No nos hemos dado a nosotros la vida, sino que nos la encontramos justamente al encontrarnos con nosotros. Un simil esclarecedor fuera el de alguien que dormido es llevado a los bastidores de un teatro y allí, de un empujón que le despierta, es lanzado a las baterías, delante del público. Al hallarse allí, ¿ qué es lo que halla ese personaje ? Pues se halla sumido en una situación difícil sin saber cómo ni por qué, en una peripecia : la situación difícil consiste en resolver de algún modo decoroso aquella exposición ante el público, que él no ha buscado ni preparado ni previsto. En sus líneas radicales, la vida es siempre imprevista. No nos han anunciado antes de entrar en ella - en su escenario, que es siempre uno concreto y determinado - no nos han preparado ( ... ) La vida nos es dada - mejor dicho, nos es arrojada o somos arrojados a ella, pero eso que nos es dado, la vida, es un problema que necesitamos resolver nosotros ( ... ) Por lo mismo que es en todo instante un problema, grande o pequeño, que hemos de resolver sin que quepa transferir la solución a otro ser, quiere decirse que no es nunca un problema resuelto, sino que en todo instante nos sentimos como forzados a elegir entre varias posibilidades. No es esto sorprendente ? Hemos sido arrojados en nuestra vida y, a la vez, eso en que hemos sido arrojados tenemos que hacerlo por nuestra cuenta, por decirlo asi, fabricarlo. O dicho de otro modo : nuestra vida es nuestro ser. Somos lo que ella sea y nada más _ pero ese ser no est predeterminado, resuelto de antemano, sino que necesitamos decidirlo nosotros, tenemos que decidir lo que vamos a ser."
" Nous vivons ici, maintenant - c'est-à-dire que nous nous trouvons dans un certain endroit du monde et il nous semble que nous sommes arrivés à cet endroit on ne peut plus librement. La vie, en effet, laisse une marge de possibilités à l'intérieur du monde mais nous ne sommes pas libres d'être ou non dans ce monde qui est celui de maintenant. C'est possible de renoncer à la vie, mais si on vit, ce n'est pas possible de choisir le monde dans lequel on vit. Ceci donne à notre existence une allure terriblement dramatique. Vivre n'est pas entrer pour le plaisir dans un endroit préalablement choisi selon nos convenances, comme on choisit le théâtre après le dîner - non, c'est se trouver tout d'un coup, et sans savoir comment, tombé, submergé, projeté dans un monde qu'on ne peut pas échanger, dans un cercle imposé. Nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes la vie, mais nous la trouvons justement en nous trouvant. Une comparaison éclairante serait le cas de quelqu'un qui, endormi, a été conduit dans les coulisses d'un théâtre et là, d'un coup qui le réveille, est lancé sur l'avant-scène devant le public. En se trouvant là, que trouve ce personnage ? Et bien il se trouve plongé dans une situation difficile sans savoir comment ni pourquoi, comme dans un coup de théâtre : la situation difficile consiste à arranger d'une manière honorable cette présence devant le public, qu'il n'a ni cherchée, ni préparée, ni prévue. Essentiellement, la vie est imprévisible. On ne nous a pas annoncés avant d'y entrer - avant d'entrer sur une scène, qui est toujours concrète et déterminée - on ne nous a pas préparés (...) La vie nous est donnée, elle nous est jetée ou nous sommes jetés en elle, mais ce qui nous est donné, la vie, est un problème que nous devons résoudre nous-mêmes (...) Pour la même raison que c'est à chaque instant un problème, grand ou petit, que nous devons résoudre sans qu'il soit possible d'attendre la solution d'un autre être, ce n'est jamais un problème résolu, mais à tout instant nous nous sentons comme forcés de choisir entre diverses possibilités. N'est-ce pas surprenant ? Nous avons été jetés dans notre vie et, en même temps, ce dans quoi nous avons été jetés, nous devons l'arranger pour notre propre compte, pour ainsi dire, nous devons le fabriquer. Ou dit autrement : notre vie est notre être. Nous sommes ce qu'elle est et rien de plus - mais cet être n'est pas prédéterminé, réglé d'avance, non, nous avons besoin d'en décider nous-mêmes, nous devons décider de ce que nous allons être."

lundi 10 février 2014

Ortega y Gasset : le fou comme zombie.

On a sans doute en tête ces lignes de la Première Méditation Métaphysique, où Descartes ne parvient pas à douter de la réalité de son corps :
" Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? "
Lui vient alors à l'esprit le souvenir des fous qui ne se perçoivent pas tels qu'ils sont :
" Si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. "
Suit la phrase qui instaure une séparation tranchée entre lui et ces insensés :
" Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples."
En 1970, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault disait :
" Depuis le fond du Moyen-Âge le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non venue, n'ayant ni vérité ni importance (...) C'était à travers ses paroles qu'on reconnaissait la folie du fou ; elles étaient bien le lieu où s'exerçait le partage ; mais elles n'étaient jamais recueillies ni écoutées. "
Puis le philosophe ajoute :
" On me dira que tout ceci est fini aujourd'hui ou en train de s'achever ; que la parole du fou n'est plus de l'autre côté du partage ; qu'elle n'est plus nulle et non avenue ; qu'elle nous met aux aguets au contraire ; que nous y cherchons un sens, ou l'esquisse ou les ruines d'une oeuvre ; et que nous sommes parvenus à la surprendre cette parole du fou, dans ce que nous articulons nous-mêmes, dans cet accroc minuscule par où ce que nous disons nous échappe."
Tout est fini, oui, quel philosophe du 20ème par exemple aurait pu reproduire le geste cartésien ? Et bien, Ortega y Gasset l'a fait dans sa neuvième conférence, du 14 Mai 1929. Le philosophie, arrivé presque au bout du parcours quasi initiatique qu'il a promis à son public, multiplie les métaphores les plus inattendues pour parvenir à cerner ce qu'est vivre, entendu dans un sens non biologique, non savant. À dire vrai, de manière attendue, il voit le propre du vivre dans la conscience de vivre. On s'attend alors à ce que le philosophe en fasse le propre de l'homme, de tout homme. C'est pour cette raison que l'on reçoit comme un coup de poing ce paragraphe que je cite d'abord en castillan :
" Este verse o sentirse, esta presencia de mi vida ante mí que me da posesión de ella, que la hace " mía " es la que falta al demente. La vida del loco no es suya, en rigor nos es ya vida. De aqui que sea el hecho más desazonador que existe ver a un loco. Porque en él aparece perfecta la fisonomía de una vida, pero sólo como una máscara tras de la cual falta una auténtica vida. Ante el demente, en efecto, nos sentimos como ante una máscara, es la máscara esencial, definitiva. El loco al no saberse a sí mismo no se pertenece, se ha expropiado, y expropiación, pasar a posesión ajena, es lo que significan los viejos nombres de la locura : enajenación, alienado, decimos - está fuera de si, está " ido ", se entiende de sí mismo ; es un poseído, se entiende poseído por otre. La vida es saberse - es evidencial. " ( ed Austral, p. 244-245 )
" Se voir ou se sentir, cette présence de ma vie devant moi qui me donne possession d'elle, qui la fait " mienne " est ce qui manque au dément. La vie du fou n'est pas la sienne , en toute rigueur, ce n'est plus la vie. C'est pour cela que le fait le plus dérangeant qui existe est de voir un fou, parce qu'en lui apparaît parfaitement la physionomie d'une vie, mais seulement comme un masque derrière laquelle manque une vie authentique. Devant le dément, en effet, nous nous sentons comme devant un masque : c'est le masque essentiel, définitif. Le fou, du fait de ne pas se connaître lui-même, ne s'appartient pas, il s'est exproprié, et l'expropriation , le passage en des mains étrangères, est ce que signifient les vieux noms de la folie : l'aliénation, aliéné, nous disons : il est hors de lui, il est " parti ", cela se comprend de soi-même ; c'est un possédé, on comprend : possédé par quelque chose d'autre. La vie, c'est se connaître : c'est évidentiel ( je traduis ainsi car le mot evidencial n'existe pas en espagnol et semble ici repris de l'anglais evidential )
S'il existait un bêtisier philosophique, ce passage n'y aurait-il pas une place ?
Cependant gardons à l'esprit que " grand philosophe qui a dit quelques bêtises " n'est pas un oxymore.
Sans oublier qu'un grand pays philosophique commencera quelques années après cette conférence à priver les fous de la vie, au sens non philosophique du terme, bien sûr.

Commentaires

1. Le mardi 11 février 2014, 21:10 par Please Glance
Mais ce que di Ortega ne me semble pas idiot . Reproduit il le soi-disant geste cartésien dont Foucault soutient ( à tort, voir l'article de JM Beyssade sur la querelle Foucault-Derrida autour de ce passage ) qu'il "exclut" le fou?
Non. Il dit simplement qu' 'il manque au fou la conscience de lui-même, et donc la vie - non pas biologique, mais mentale. Il n'exclut pas le fou, mais dit qu'il lui manque la conscience de soi. C'est contestable , mais il y a un sens dans lequel ce n'est pas absurde de dire cela. Après tout, la folie est une pathologie réelle, et non pas comme le soutenait Foucault, une sorte d'invention.
2. Le mardi 11 février 2014, 21:29 par Philalethe
Je vous accorde que la folie est une pathologie réelle et non une construction sociale mais allez-vous dire que c'est une pathologie qui prive de la conscience de soi et  que le fou n'a pas de vie mentale ? Ça ne suffirait pas de dire que la conscience du fou n'a pas la part de vérité qu'elle pourrait avoir, que sa conscience de soi n'est pas une connaissance de soi ? Et encore il faudrait voir de quels "fous" on parle. Mais de là à  supprimer la vie mentale et à réduire le fou à son masque, ça me semble un peu fort de café, non ? Et si dire que le fou n'est qu'un masque alors que les hommes sains d'esprit ont eux une intériorité, ce n'est pas l'exclure de l'humanité, alors que faut-il faire de plus pour le séparer radicalement des hommes normaux ?
Il me semble qu'on peut être choqué par la présentation  que fait Ortega du fou sans pour autant tomber dans une révision à la hausse délirante (sic) de la maladie mentale.
3. Le mercredi 12 février 2014, 18:40 par Please Glance
Allons donc ! Il dit que le fou est aliéné, étranger à soi. C'est bien vague , j'en conviens, mais cela ne lui interdit pas d'avoir la vie ou la vie mentale au sens des fonctions de la vie. Mais au sens où la vie mentale signifie la pleine responsabilité de ses actions, le fou ne l'a pas. Ortega ne dit pas plus, mais c'est vrai qu'il n dit pas moins
4. Le mercredi 12 février 2014, 18:59 par Philalèthe
Jarnicoton ! Vous avez quelquefois la dent si dure et ici vous faites  une lecture tellement généreuse de Don Ortega ! Il dit textuellement qu'il n'y a pas de vie de l'esprit chez le fou ! En plus, dans la suite de sa conférence, je crains qu'il ne se contredise car il ne définit plus la vie de l'esprit par la connaissance du vrai mais plutôt parce qu'on appellerait l'intentionnalité , ce qui reviendrait à dire que le fou est strictement vide, d'où mon allusion au zombie...
Merci quand même et ne croyez pas une seconde que mon insistance sur ce paragraphe ( qui prête donc à polémique ) traduise mon manque de respect pour l'auteur, qui, je pense, a infiniment à m'apprendre. Simplement le paragraphe me reste à travers de la gorge ; visiblement vous le digérez bien, mais bon vous enlevez les arêtes...
Si par hasard un lecteur systématique d'Ortega se perdait sur cette page, il pourrait nous éclairer sur tout ce que Don José a écrit sur les malades mentaux ! Et on aurait un arrière-plan ! Mais qui sait ? j'ai peut-être bien tort de supposer que vous n'êtes pas ce lecteur-là...

dimanche 9 février 2014

Aristote, fidèle à l'extériorité et Descartes, infidèle mais libéré ! Du réalisme à l'idéalisme via une comparaison souriante...

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais naît un problème : qu'est-ce qui a rendu possible l' introspection, si contre-nature ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " ( el "yo" ) tournant le dos à ce qui l'entoure ( al contorno ) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper ( despreocuparse ) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose ( vacar a otras cosas ). Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur ( la simple vacación de lo externo ) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " ( ed. Austral, p.193-194 )
Apparaît alors une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite par un philosophe de premier plan que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. La voici d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
Difficile à traduire en respectant la forme car l'opposition amouracher / désamouracher donnerait à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc l'attention féminisée, prise entre deux réalités masculinisées qui chacune la demande exclusivement : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre et ne pouvant pas conjuguer deux amours, l'attention doit laisser tomber le réel pour se tourner vers le monde intérieur, attractif. Ainsi Ortega nous glisse-t-il, en prime de l'esquisse de son système, une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour...
Cette métaphore est-elle au service de la pensée du philosophe ou bien l'esprit est-il pensé directement sur le modèle d'une femme inconstante en amour ?
En tout cas, cette femme infidèle représente plus profondément, plus historiquement René Descartes et quand elle était absorbée par son premier amour, c'étaient tous les philosophes antiques, et éminemment Aristote, dont elle était la plaisante image. Mais quand on élabore le sens historico-philosophique de cette comparaison, elle perd en réalité de son exactitude car Ortega fait du christianisme comme du scepticisme ancien les deux médiations qui ont rendu possible le passage de l'extérieur à l'intérieur ( plus précisément le scepticisme détache du monde en faisant douter de la possibilité de sa connaissance et le christianisme, à travers Saint- Augustin attache à l'intériorité, seul interlocutrice possible face à un Dieu nouveau car totalement extra-mondain ).
Je concluerai en mentionnant la description que le philosophe espagnol, poursuivant ce qu'il appelle lui-même (p. 200) ses "navigations passionnées" ( apasionadas navegaciones ) fait de l'amour de l'homme pour la femme :
" Si l'amour envers une femme naît de sa beauté, ce n'est pas le plaisir pris à cette beauté qui constitue l'amour, le fait d'aimer. Une fois éveillé et né, l'amour consiste à dégager ( emitir ) constamment comme une atmosphère favorable, comme une lumière fidèle, bienveillante, dans laquelle nous enveloppons l'être aimé - de sorte que les autres qualités et perfections qu'il y a en lui pourront se révéler, se manifester et que nous les reconnaîtrons (...) L'amour donc prépare les possibles perfections de l'aimé, y prédispose. Pour cela il nous enrichit en nous faisant voir ce que sans lui nous ne verrions pas. Surtout l'amour de l'homme envers la femme est comme une tentative de transmigration, d'aller au-delà de nous, il nous inspire des tendances migratoires."
Si on ne se fixe pas seulement sur l'opposition passablement sexiste entre la femme qui accueille et l'homme qui découvre, on note une conception réaliste de l'amour qui a au moins le mérite de ne pas s'imposer à nous aujourd'hui : contre l'idée lucrécienne d'un amour qui invente des propriétés imaginaires, Ortega défend un amour rendant sensible à des propriétés réelles.
Bien sûr, que se passera-t-il si la femme n'est pas dotée de cette espèce d'appeau qu'est ici la beauté ?

lundi 27 janvier 2014

Un exemple de belle infidélité : Ortega y Gasset, lecteur de Platon.

Dans le livre VII des Lois, Platon a écrit un passage qu'on pourrait qualifier d'anti-humaniste si on use d'un vocabulaire passé de mode et d'un emploi en plus tout à fait anachronique. C'est l'Étranger qui tient ce discours théo-centré :
" Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu'on s'en occupe, il est toutefois nécessaire de s'en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l'on me poserait à bon droit.
CLINIAS - Oui, absolument.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Je veux dire qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l'est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que
l'homme, comme je l'ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c'est véritablement ce qu'il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se confronter tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d'esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd'hui le leur.
CLINIAS - Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Aujourd'hui on s'imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux ; ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n'est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la peine d'être considérée par nous, puisqu'elle n'est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (notons en passant la distance qui sépare cette position de la conception de la guerre comme apprentissage, défendue dans La République). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer la vie en jouant, en s'adonnant à ces jeux en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre aux combats. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d'atteindre l'un et l'autre de ses objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu'il convenait d'emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
" Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton coeur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n'as pu, je pense,
Ni naître, ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux."
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas, ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu'ils ne sont pour l'essentiel que des marionnettes, même s'il leur arrive d'avoir part à la vérité.
MÉGILLE - Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Ne t'en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c'est parce que j'avais le regard fixé sur le dieu et l'esprit plein de lui que j'ai dit ce que je viens de dire. " ( éd. Brisson, 803b-804b )
Venons-en au philosophe castillan. Dans la cinquième de ses dix conférences regroupées sous le titre Qu'est-ce que la philosophie ?, donnée le 26 Avril 1929 à Madrid, Ortega clarifie ce qu'est la philosophie comme théorie de l'Univers. Par Univers, il entend " tout ce qu'il y a " ( "todo cuanto hay" ), l'ensemble de toutes les choses et son ontologie, semble inspirée de Meinong, tant elle est exubérante :
" Par choses nous entendrons non seulement les choses réelles physiques ou psychologiques mais aussi les irréelles, les idéales et les fantastiques, les transréelles s'il y en a " ( por cosas entenderemos no sólo las reales físicas o anímicas sino tambien las irreales, las ideales y fantásticas, las transreales si es que las hay) ( troisième conférence du 16 Avril)
Mais cette théorie à laquelle Ortega veut sensibiliser son auditoire, il la présente radicalement distincte des convictions viscérales qui vont avec la vie ordinaire ( on pense alors aux certitudes wittgensteiniennes ) :
" Quiero decir que el género de convicción con que creemos que el sol se pone sobre el horizonte o que los cuerpos que vemos están, en efecto, fuera de nosotros, es tan ciega, tan arraigada en los hábitos sobre que vivimos y forman parte de nosotros, que la convicción opuesta de la astronomía o de la filosofía idealista no podrá nunca comparársele en fuerza bruta psicológica."
Je traduis ainsi : " Je veux dire que le genre de conviction avec laquelle nous croyons que le soleil se couche à l'horizon ou que les corps que nous voyons sont bel et bien en dehors de nous, est si aveugle, si enracinée dans les habitudes avec lesquelles nous vivons et qui font partie de nous, que la conviction opposée de l'astronomie ou de la philosophie idéaliste ne pourra jamais lui être comparée en termes de force brute psychologique."
Celui que Ortega initie à la philosophie à travers ces conférences ne doit donc pas s'attendre à trouver dans la théorie philosophique des croyances qui l'emporteront :
" (...) yo prefiero que se acerque el curioso a la filosofía sin tomarla muy en serio, antes bien, con el temple de spiritu que lleva el ejercitar un deporte y ocuparse en un juego. Frente al radical vivir, la teoria es juego, no es cosa terrible, grave, formal."
" je préfère que celui qui est curieux s'approche de la philosophie sans la prendre trop au sérieux, au contraire, avec le calme de l'esprit qui va avec l'exercice d'un sport et la pratique d'un jeu. Face à ce que vivre a de radical, la théorie est jeu, elle n'est pas une chose terrible, grave, solennelle. "
C'est alors qu' Ortega cite le passage des Lois souligné plus haut. Puis, sans raison, à mes yeux du moins, il le transforme d'abord en aveu rare où Platon livrerait sa pensée intime :
" Es uno de los contados lugares en que Platón, oculto casi siempre detrás de su propio texto, entreabre las líneas luminosas de su escrito, como una cortina de hilos iridiscentes y nos deja ver su noble figura privada."
" C'est un des lieux peu communs où Platon, presque toujours caché derrière son propre texte, entrouvre les lignes lumineuses de son écrit comme un rideau de fils scintillants et nous laisse voir son noble visage secret."
L'essentiel de l'interprétation tient alors dans un contre-sens : alors que le texte platonicien associe le jeu à la soumission intéressée aux dieux, Ortega l'interprète comme détachement intellectuel en vue de s'approcher de la vérité sur l'Univers ( à ce propos je pense à ce que Bourdieu désigne sous le nom d'attitude scolastique ) :
" Se invita, pues, no más que a un juego rigoroso, ya que el hombre es en el juego donde es mas rigoroso. Este jovial rigor intelectual es la teoría y - como dije - la filosofía, que es una pobrecita cosa, no es más que teoría."
" On invite, donc, à rien de plus qu'à un jeu rigoureux, puisque c'est dans le jeu que l'homme est le plus rigoureux. Cette rigueur intellectuelle allègre, c'est la théorie et - comme je l'ai dit - la philosophie, qui est une pauvre petite chose, rien de plus que de la théorie."
On me comprendrait mal si on pensait que ce billet, pointilleux sur une lecture minuscule de Platon, vise secrètement à détourner des oeuvres d'Ortega. Je ne sais ce que valent les traductions françaises, mais en castillan en tout cas, Ortega a une langue puissante, métaphorique, drôle, crue, originale et mérite, ne serait-ce que pour cela, d'être lu. Je ne ne dis rien de sa valeur philosophique, qui, elle, en fait un penseur de premier plan.
Foin donc de son infidélité ponctuelle à Platon !