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dimanche 14 mai 2017

Le néo-stoïcisme ressuscite-t-il les esclaves ?

Dans l' Antiquité, s'il n'y avait eu que les esclaves au sens social du terme, cela aurait fait déjà beaucoup de monde. Mais voir aussi des esclaves dans ceux qui ne suivent pas les chemins de la philosophie était un lieu commun à toutes les écoles. La 47ème lettre à Lucilius de Sénèque en est un des nombreux exemples :
" "Il est esclave". Mais c'est peut-être une âme libre. " Il est esclave ". Lui en ferons-nous grief ? Montre-moi qui ne l'est pas. Tel est asservi à la débauche, tel autre à l'avarice, tel autre à l'ambition, tous sont esclaves de l'espérance, esclaves de la peur. Je te citerai un consulaire humble servant d'une vieille bonne femme, un riche soumis à une petite esclave ; je te ferai voir des jeunes gens de la première noblesse asservis à quelque danseur d'opéra. La plus sordide des servitudes est la servitude volontaire."
Nietzsche dans Le Gai savoir (I,18) interprète malignement cette distance que par là-même le philosophe met entre lui et les hommes libres :
Fierté antique. L'antique coloris de la distinction nous manque, parce que l'esclave antique manque à notre sentiment. Un Grec d'origine noble trouvait entre sa supériorité et cette ultime bassesse de si énormes échelons intermédiaires et un tel éloignement, qu'il pouvait à peine apercevoir distinctement l'esclave : Platon lui-même ne l'a plus vu tout à fait. Il en est autrement de nous, habitués comme nous le sommes, à la doctrine de l'égalité entre les hommes, si ce n'est à l'égalité elle-même. Un être qui n'aurait pas la libre disposition de soi et qui manquerait de loisirs, - à nos yeux, ce ne serait là nullement quelque chose de méprisable ; car ce genre de servilité adhère encore trop à chacun de nous, selon les conditions de notre ordre et de notre activité sociales, qui sont foncièrement différentes de celles des Anciens. - Le philosophe grec traversait la vie avec le sentiment intime qu'il y avait beaucoup plus d'esclaves qu'on se le figurait - c'est-à-dire que chacun était esclave pour peu qu'il ne fût point philosophe ; son orgueil débordait lorsqu'il considérait que même les plus puissants de la terre se trouvaient parmi ses esclaves. Cette fierté, elle aussi, est devenue, pour nous étrangère et impossible; pas même en symbole le mot "esclave" ne possède pour nous son intensité."
Faire revivre le stoïcisme aujourd'hui, serait-ce alors se distinguer fièrement en identifiant à des esclaves la plupart de nos concitoyens égaux en droits ? Mais cette interprétation ne rend pas justice à la modestie professée des efforts tendant vers l'incarnation contemporaine du stoicïsme. Comme la figure du sage est si loin dans l'horizon de l'apprenant stoïcien d'aujourd'hui , la distinction retrouvée ne serait-elle pas plutôt celle de l'affranchi au milieu des esclaves ?

dimanche 30 octobre 2016

Les balivernes antiques à notre secours ?

Dans un entretien en mai 2007 pour Philomag, Paul Veyne a dit :
"Un stoïcien à qui l’on fait mal souffre comme tout le monde. Tout ce qu’il peut faire, c’est mettre inutilement son point d’honneur à ne pas pousser des cris. Sénèque l’avoue lui-même : on n’y arrive jamais. Le stoïcisme est une énorme baliverne. Une faribole qui feint de croire que les pulsions, le corps n’existent pas. Même les saints craignent la mort ; on n’échappe pas à la condition humaine."

Commentaires

1. Le dimanche 30 octobre 2016, 18:22 par Elias
Dans son introduction aux oeuvres de Sénèque chez Bouquins, Paul Veyne n'utilisait peut-être pas le terme baliverne mais sur le fond il disait déjà la même chose.
2. Le samedi 26 novembre 2016, 03:01 par angela cleps
Il suffit d'être interviewé par un magazine pour perdre tout son latin

mercredi 4 novembre 2015

Dégonflement de métaphores ou le danger des galipettes verbales.

Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).

mercredi 21 octobre 2015

Sénèque (52), lettre 11 : le corps n'est pas le sujet de l'esprit.

La onzième lettre à Lucilius est réconfortante car elle traite des faiblesses naturelles et comme elle les présente irrémédiables, elle nous réconcilie avec ce qui en nous refusait à notre désespoir de se conformer au modèle stoïcien.
Voici, dans l'ordre de présentation de Sénèque, ces défauts, ces taches qui ne partent pas, quel que soit le degré de sagesse : le rougissement (rubor), la suée (sudor), le tremblement des genoux (tremunt genua), le claquement des dents (dentes colliduntur), la langue qui fourche (lingua titubat), le pincement des lèvres (labra concurrunt). Mais c'est sur le rougissement que la lettre est centrée : il touche autant le jeune ami de Lucilius, rencontré à l'improviste par Sénèque (subito deprehensus) que des grands hommes (gravissimis viris) comme Sylla, Pompée, Fabianus.
Ces défauts naturels (naturalia vitia) sont la manifestation du pouvoir de la nature (natura vim suam exercet) et avertissent des limites de la sagesse : la nature se rappelle ainsi, même aux plus vigoureux (illo vitio sui robustissimos admonet). Certes ils faiblissent avec le temps et avec le savoir-faire (ars) mais ne disparaissent jamais.
Si Sénèque privilégie le rougissement, c'est sans doute parce qu'il vérifie vraiment bien ce qu'il dit de toutes ces propriétés physiques constitutives, qu'aucun acteur ne peut les produire volontairement. Le sage stoïcien n'est donc pas un homme nouveau ; sans hubris, il se coltine avec un corps qui a sa logique à lui : la sagesse (sapientia) n'a pas d'empire (imperio) sur lui ; Noblot rend bien dans sa traduction les métaphores juridico-politiques qui font du corps une réalité ne pouvant pas être assujettie car elle a sa propre loi :
" sui juris sunt, injussa veniunt, injussa discedunt ", " ils sont autonomes et ce n'est pas sur intimation qu'ils se présentent, qu'ils se retirent."
En somme, " sage rougissant " n'est pas un oxymore. Et il est à remarquer que ces tares handicapent précisément dans la présentation publique de soi-même : suant, bafouillant, rougissant, le sage peut faire mauvaise figure. Sénèque ne croit pas au corps lisse et poli, corrélat de la communication réussie. Mais ces faiblesses ne sont-elles que physiques ?
Pas vraiment, elles manifestent plutôt des propriétés psychologiques : le jeune ami de Lucilius traduit par son rougissement sa verecundia (sa pudeur, son respect, sa modestie) ; Sylla est violentissime (violentissimus) quand il rougit mais Fabianus, lui, exprime par la rougeur de son visage, comme le jeune ami, sa pudor. En tout cas, réserve ou agressivité ne sont en rien des actions, elles sont de l'ordre du premier mouvement que le stoïcisme a toujours reconnu comme la réaction irrationnelle précèdant naturellement la reprise de soi. Nécessaires mais marginales chez le sage, elles font partie de cette part de l'esprit que le stoïcisme n'a jamais prétendu pouvoir supprimer mais sur lequel, après lui avoir laissé sa part, se construit la justesse de la représentation.
Bien sûr "certains ont le sang calme" (quidam lenti sanguinis sunt) mais ce hasard génétique n'est ni suffisant, ni nécessaire pour être stoïcien.
Le stoïcisme est finalement à la portée de tous les sangs.

dimanche 18 octobre 2015

Sénèque (51) lettre 10 : le maître, en Ami jugeant les amis possibles de son ami.


 " Fuge multitudinem " (Sénèque, lettre 10)
On peut lire Sénèque dévotement, ou universitairement. On peut aussi le lire avec amusement. La dixième lettre à Lucilius s'y prête.
Sénèque y reprend le conseil déjà donné dans la lettre 7 : il faut fuir la foule et se retirer en soi-même (recede in te ipse), en ajoutant cependant : " attache-toi à ceux qui te rendront meilleur, ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs." (trad. Noblot).
C'est par rapport à cette lettre, de peu antérieure, qu'est notable la radicalisation du conseil donné à Lucilius par Sénèque dès les premières lignes de cette dixième lettre :
" Fuge multitudinem, fuge paucitatem, fuge etiam unum."
Noblot a traduit ainsi : " fuis la foule, fuis les sociétés particulières, fuis même le tête-à tête " ; je préfère traduire, moins librement : " fuis la foule, fuis le petit nombre, fuis même un seul homme."
Sénèque donne alors la raison de cette exclusion de tout interlocuteur :
" Non habeo, cum quo te communicatum velim " ( " je ne connais personne avec qui j'aimerais à te voir en commerce " Noblot). Manifestement Sénèque se place dans la position de l'Ami, je désigne ainsi l'ami en mesure de choisir le meilleur ami possible pour son ami ; quelques lignes plus loin :
" non invenio, cum quo te malim esse quam tecum." ( Noblot : " je cherche en vain avec qui tu serais mieux, à mon gré, qu'avec toi-même ", traduction personnelle : " je ne trouve pas avec qui je préférerais que tu sois plutôt qu'avec toi-même " )
Mais cette élimination de toute relation possible avec un autre ( à part Sénèque, hors-champ, pour ainsi dire ) ne revient pas à instaurer explicitement une relation de dépendance de Lucilius par rapport à Sénèque, car c'est à lui-même, Lucilius, que Sénèque confie Lucilius !
Sénèque oppose alors deux solitudes : la mauvaise, qui enfonce dans leur vice l'ignorant (inprudens), le souffrant (lugens), l'inquiet (timens) et la bonne, qui délivre celui qui est sur la voie de l'amélioration, des défauts des autres, contagieux comme l'a expliqué la lettre 7 dans une réflexion sur les risques d'assister en spectateur à un combat de gladiateurs. Cette bonne solitude est réservé à qui a des potentialités (" je me rappelle les beaux mouvements passionnés - magno animo- qui t'ont inspiré certaines paroles, l'énergie dont elles débordaient - quaedam verba (...) quanti roboris plena -) mais Sénèque reste tout de même lucide et n'est pas assuré de leur actualisation ( " comprends donc quelles espérances je fonde sur toi (...) (l'espérance désigne un bien non assuré) ")
Mais alors Lucilius, seul, ne s'adressera donc à personne ? Si au dieu ! C'est au dieu (j'évite de traduire comme Noblot : " à Dieu ") que Lucilius demandera "bonam mentem" (que Noblot traduit par "sagesse"), "bonam valitudinem animi, deinde tunc corporis" (Noblot : "la santé de l'âme et seulement ensuite celle du corps"). D'un point de vue strictement académique, la liste des trois biens est passablement hétérogène, car les deux premiers dépendent de soi alors que le second est quelque chose que même nos efforts ne peuvent pas assurer, mais Lucilius est un novice et la prière adressée au dieu, à défaut d'être efficace objectivement, peut l'être subjectivement en renforçant le disciple dans sa détermination à devenir stoïcien (la lettre 41 évoquera "cette sagesse (bonam mentem) qu'il serait déraisonnable d'appeler par des voeux (quam stultum est optare), alors que (l'on) peu(t) l'obtenir de (s)oi-même (cum possis a te impetrare)" )
Sénèque finit cette courte lettre par une distinction entre deux types de voeux (vota) : les extrêmement honteux (turpissima) qu'on aimerait pouvoir dire dans "l'oreille de la statue" (''ad aurem simulacri")(lettre 41) et ceux qui sont dignes d'un apprenti, mais bien sûr, comme on vient de le voir, seulement d'un apprenti. Le sage stoïcien, lui, ne prie aucun dieu.

samedi 17 octobre 2015

Sénèque (50), lettre 9 (6) : se sentir heureux, est-ce être heureux ?


Nous nous émerveillons devant certains animaux qui passent indemnes au travers de la flamme. Le sage n'est-il pas une bien plus grande merveille ? Il passe au milieu des épées, des écroulements, des flammes, et il part sans dommage ni perte." (Sénèque, lettre 9)
Dans les dernières lignes de la longue neuvième lettre à Lucilius, consacrée à l'amitié, Sénèque soutient que la condition nécessaire et suffisante du bonheur est de se sentir heureux : " Non est beatus, esse se qui non putat " " n'est pas heureux celui qui ne pense pas l'être " (traduction personnelle)
Aucune situation (status) n'est une condition nécessaire du bonheur car toute situation peut apparaître mauvaise à celui qui s'y trouve.
Sénèque met alors dans la bouche de Lucilius l'objection suivante :
" S'il dit qu'il est heureux, ce possesseur d'une honteuse fortune (ille turpiter dives), ce maître de tant d'esclaves, esclave lui-même de plus de maîtres (ille multorum dominus sed plurium servus), en ferons-nous un heureux sur sa déclaration ? " (trad. Noblot)
Sénèque distingue alors dire (dicere) de penser (sentire, et non plus putare) : " Non quid dicat, sed quid sentiat, refert, nec quid uno die sentiat, sed quid assidue." que Noblot traduit ainsi : " Ce n'est pas ce qu'il peut dire qui importe, mais ce qu'il pense, et non pas la pensée d'un jour, mais celle de tous les instants."
Manifestement Sénèque prévient l'objection suivante qu'il ne formule pourtant pas : " mais le riche en question ne peut-il pas constamment se penser heureux ?". Si c'est possible, la conscience du bonheur n'est pas une condition suffisante du bonheur. À cette objection qui conduirait à reconnaître qu'un homme peut se sentir heureux alors qu'il ne se conduit pas raisonnablement, Sénèque répond :
" Au reste, n'appréhende point qu'un aussi précieux trésor (le latin est plus sobre : res tanta, une si grande chose) passe à un indigne. Le sage seul est satisfait de ce qu'il a. Tout ce qui n'est pas la sagesse est travaillé du dégoût de soi (omnis stultitia laborat fastidio sui)." (trad. Noblot
On note une certaine ressemblance entre cette position stoïcienne et la position que Kant exprime dans la Métaphysique des moeurs :
" (Tout homme) peut sans doute par des plaisirs et des distractions s'étourdir ou s'endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu'il perçoit la voix terrible (de la conscience). Il est bien possible à l'homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut éviter de l'entendre."
Le point commun aux deux philosophes est l'idée que, pour connaître sa valeur morale négative, on n'a besoin que de sa conscience, à condition de l'écouter sur la durée. Quant à la valeur morale positive, c'est une autre affaire, Kant jugeant impossible d'être constamment satisfait de soi moralement (" Qu'en est-il de la satisfaction pendant l'existence ? Elle est inaccessible sous le rapport moral (satisfaction de soi-même dans la bonne conduite" Anthropologie), identifiant donc une telle conscience à une illusion et à un obstacle à la moralité (elle-même condition nécessaire et suffisante d'un bonheur possible, à défaut d'être réel le temps de la vie).

vendredi 11 septembre 2015

Cosmologie et éthique.

Dans le De ira, Sénèque a écrit :
" Il n'est pas de plus sûr indice de grandeur (d'âme) que le fait qu'il ne puisse rien advenir qui t' irrite. La partie supérieure de l'univers, qui est plus réglée et plus proche des astres, ne se condense pas en nuée, ne s'ébranle pas en tempêtes, ne tourne pas en tourbillon : elle est exempte de tout trouble - c'est en dessous que cela foudroie. De la même façon, une âme sublime, toujours en repos et placée sur une assise sereine, enfonçant en elle-même tout ce qui excite la colère, est mesurée, vénérable, rangée." (III,6, 1, trad. Ilsetraut Hadot).
Dans la lettre 59 à Lucilius, Sénèque soutient identiquement que " l'âme du sage est à l'image de l'univers au-dessus de la lune." (16).
Or, le philosophe ne présente pas ici une simple analogie, consistant à établir entre l'âme du sage et le monde extérieur la même relation qu' entre la partie supra-lunaire et la partie sub-lunaire de l'Univers. En effet le stoïcisme est un système dont les trois domaines (l'éthique, le physique, la logique) sont solidaires et se justifient réciproquement. Or, la physique galiléenne a porté un coup fatal à cette division du Ciel en deux mondes radicalement distincts : les mêmes lois gouvernent l'Univers dans son entier.
Mais Ilsetraut Hadot le dit clairement dans son Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie , " le seul critère valable pour le Portique était la vérité, devant laquelle tout passait au second plan. " (p.252, Vrin, 2014).
Donc pas de vie heureuse sans connaissance vraie :
" Ce savoir, la scientia rerum, est absolument indispensable." (p.201).
Certes Sénèque a défendu qu'il faut non seulement connaître la vérité, mais aussi se pénétrer d'elle et s'entraîner à agir conformément à elle. Il a pensé aussi qu'il ne faut pas s'y prendre toujours de la même manière quand on cherche à conduire le disciple vers la sagesse ( de la même manière que le médecin ne donne pas la même traitement à tous ses malades) ; reste que la doctrine stoïcienne qu'il a élaborée doit avoir la fixité et la permanence de la vérité (de même que le savoir médical, s'il est vrai, ne varie pas d'un patient à l'autre) :
" Qu'il s'agisse de Sénèque ou des stoïciens en général, on doit distinguer entre les points de vue thérapeutiques et doctrinaux, et la méconnaissance de cette distinction est l'une des sources principales de tous les contresens herméneutiques." (p.237).
Ilsetraut Hadot est nette sur ce point :
" La philosophie, comme Sénèque la comprenait, réunissait donc donc deux aspects à présent complètement dissociés ; et si j'ai donné à ma thèse allemande le titre " Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung (Sénèque et la tradition gréco-romaine de la direction des âmes)", je l'ai fait pour souligner un côté essentiel de la philosophie antique, qui était alors presque complètement ignoré. Outre que j'avais bien défini le sens que je donnais à la notion de " direction spirituelle ", je n'avais eu de cesse, tout au long de mon livre, de souligner l'impact de la partie théorique sur la direction spirituelle de Sénèque, fait qui pourtant n'a pas empêché quelques critiques de faire comme si je n'utilisais la notion de " direction spirituelle " que dans un sens moderne restrictif et comme si je négligeais l'importance du facteur théorique pour cet auteur." (p.27)
Mais si la théorie stoïcienne est un bloc logico-éthico-physique, quelle vérité garde son éthique, vu qu'elle est solidaire d'une cosmologie intégralement fausse ?
Ne doit-on pas alors jeter le bébé avec l'eau du bain ?

Commentaires

1. Le vendredi 11 septembre 2015, 23:54 par Elias
Au cas où vous en ignoreriez l'existence je me permets de vous signaler le blog de Massimo Pigliucci consacré au stoïcisme :
2. Le samedi 12 septembre 2015, 08:10 par Philalethe
Merci beaucoup d'attirer mon attention sur un blog dont j''ignorais l'existence.

mercredi 27 mai 2015

Comment distinguer une action vicieuse d'une action symbolique ?

" Le fait de boire est à un moment un symbole et à un autre moment de l'ivrognerie " écrit Ludwig Wittgenstein en avril 1930.
À la lumière de cette phrase, on peut lire la fin du Banquet de Platon :
" Alors qu'Agathon se lève pour aller s'installer près de Socrate, soudain toute une bande constituant un komos arrive devant les portes, et, les ayant trouvées ouvertes - quelqu'un était en train de sortir -, ils entrent directement, viennent vers nous et s'installent sur les lits. Un tumulte générale emplit la salle : et sans aucune règle, on fut obligé de boire une grande quantité de vin.
Alors, racontait Aristodème, Éryximaque, Phèdre et quelques autres se levèrent et partirent. Lui-même, disait Aristodème, fut pris de sommeil, et il dormit très longtemps, car les nuits étaient longues. Il ne se réveilla qu'à l'approche du jour, alors que les coqs chantaient déjà.
Quand il fut réveillé, il vit que les autres dormaient ou s'en étaient allés, et que seuls Agathon, Aristophane et Socrate étaient encore éveillés et buvaient dans une grande coupe qu'ils se passaient de gauche à droite. Socrate discutait avec eux.
De cette discussion, Aristodème disait ne pas se souvenir, car il ne l'avait pas suivie depuis le début, et il avait la tête lourde. En gros cependant, Socrate les forçait de convenir que c'est au même homme qu'il sied de savoir composer des comédies et des tragédies, et que l'art qui fait le poète tragique est aussi celui qui fait le poète comique. Ils se trouvaient forcés de l'admettre, même s'ils ne suivaient pas très bien la discussion ; ils dodelinaient de la tête. Le premier à s'endormir fut Aristophane, puis ce fut le tour d'Agathon, alors qu'il faisait grand jour déjà.
Alors Socrate, après les avoir de la sorte endormis, se leva et partit. Aristodème le suivit comme à son habitude. Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre journée. À la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer." (Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 157-158)
On demandera de quoi ici boire est symbole : pour Socrate de maîtrise de soi, pour tous les participants de respect des usages du banquet.
Avant Wittgenstein, Sénèque a peut-être aussi dénoncé la confusion entre symbole et ivrognerie :
"On prétend que Solon et Arcésilas avaient un faible pour le vin.On a accusé Caton d'être un ivrogne, mais on aurait plutôt fait de réhabiliter l'ivrognerie que d'arriver à rabaisser un Caton !" (De la tranquillité de l'âme, Laffont, 1993, p. 370).
Reste que le fait de boire serait pour Sénèque moins symbole de maîtrise de l'esprit que de lucidité sur les limites de la maîtrise de l'esprit :
" Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l'effet d'un aliment réparateur (...) On peut même pousser à l'occasion jusqu'à l'ivresse, en lui demandant non pas l'abrutissement mais le calme : car elle dissipe les soucis, modifie totalement l'état de l'âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies (...) Il faut, par moments, arracher l'âme à elle-même, la rendre exultante et libre, et écarter quelque temps l'austère sobriété." (ibidem)
Socrate exemplifie l'impassibilité permanente, Sénèque fait de l'ivresse passagère une des conditions possibles de l'impassibilité durable. Dans le premier cas, le vin glisse sur Socrate, dans le second, il pénètre le sage mais avec son accord.
Les cyniques à leur manière paraissent avoir cultivé cette distinction entre symbole et vice.
Manger dans des endroits réservés au culte, péter ou faire l'amour en public etc., autant de vertus exemplifiées par eux et prises pour de l'intempérance et de l'impudeur par les non-cyniques.
Pour donner raison à ces chiens, il faut, bien sûr, maintenir ferme la différence entre être un vicieux victime du wishful thinking et être un vertueux dénonçant en fait le vice.

Commentaires

1. Le vendredi 29 mai 2015, 08:28 par dual informel
Ou encore apporter un coq déplumé et le montrer (sans un mot ?) aux platoniciens parvenus à la définition de l'homme comme bipède sans plumes, au terme de leur laborieuse méthode de la dichotomie.
Rien d'ordurier ni d'insultant, juste de la "provoc". A quoi imperturbablement, Platon aurait répliqué par la correction suivante : bipède sans plumes... à ongles plats. Mais ce n'est pas historiquement garanti !
2. Le mercredi 3 juin 2015, 08:23 par Philalethe
Montrer un coq déplumé est une action tout à fait distincte des actions mentionnées dans le billet puisque, si elle peut paraître énigmatique, elle ne court cependant en rien le risque d'être qualifiée de vicieuse.
3. Le jeudi 4 juin 2015, 13:23 par dual informel
Tout à fait d'accord, sauf aux yeux d'un platonicien étroitement dogmatique...
Maintenant, il faut noter que ce qui sauve un acte donné de son caractère censément "vicieux" est sans conteste le commentaire lapidaire et spirituel qui l'accompagne, comme le (trop?) célèbre : "Plût au ciel qu'il suffît de se frotter le ventre pour apaiser sa faim !" qui érige (si l'on peut dire) la masturbation en ethos philosophique...
4. Le samedi 6 juin 2015, 12:10 par Philalèthe
Tout à fait ! On peut donc vraiment douter qu'on puisse être muet et cynique. 
D'où un problème : quelles sont les pratiques philosophiques essentiellement liées à la parole ? 
Il me semble qu'un épicurien peut tomber dans le mutisme sans cesser pour cela d'être un épicurien authentique. Le mutisme (pathologique, s'entend) peut même redoubler l'aphasie sceptique, qui, dans un tel cas, est alors surdéterminée. Quant au stoïcien, tout dépend de sa fonction sociale : s'il est esclave, c'est compatible ; en revanche s'il est empereur... 
Enfin à part les cyniques, les trois autres représentants peuvent être des maîtres muets, à condition bien sûr que les disciples, eux, ne manquent pas de mots, moins pour éclairer les conduites que pour les diffuser en en donnant les raisons.

samedi 5 juillet 2014

Xenophantos et la perte bénigne de la maîtrise de soi.

Au fond je ne sais pas vraiment à qui je me réfère en mentionnant Xenophantos.
Certes, à près de 3 siècles de distance, Aristote dans l' Ethique à Nicomaque et Sénèque dans son traité sur la colère (De ira) mentionnent ce même nom mais associé à deux anecdotes distinctes (qui ont tout de même, on va le voir, quelque chose en commun).
Xenophantos, semble-t-il, n'est pas un être fictif. Dans le texte aristotélicien (1150 b 5-15), il est en effet nettement distingué de Philoctète et de Cercyon, à propos desquels Aristote précise qu'il s'agit de personnages créés par respectivement Théodecte et Carcinos. Quant à Sénèque, il présente clairement Xenophante dans le cadre d'une anecdote historique.
C'est dans l' analyse aristotélicienne distinguant l' acrasie (ακρασία) - l' intempérance dans la traduction de Jules Tricot - de la tempérance (σωφροσύνη), que Xenophantos exemplifie un type de comportement : celui de l'homme qui pouffe de rire après avoir tenté en vain de se retenir. La banalité de la situation jure d'ailleurs avec les deux autres exemples pris antérieurement par Aristote : en effet Philoctète échoue à supporter une morsure de vipère et, c'est bien pire, Cercyon se tue à l'idée qu'il est déshonoré par l'adultère de sa fille. Par rapport à eux, Xenophantos fait donc une entrée plate et quasi insignifiante dans le monde des exempla.
Mais que nous dit de lui le texte de Sénèque ? D'abord rien n' assure qu'il s'agit du même homme et pas d'un homonyme. C'est en tout cas du point de vue de Sénèque un contemporain d' Alexandre, ce dernier étant cette fois le personnage principal de l'anecdote : il représente, lui, quelque chose d'universellement humain, l'émotion (motus) immédiate et incontrôlable, commune à l'homme et à l'animal, ce que Sénèque appelle, dans la traduction de l'édition de Paul Veyne, "le prélude des passions" (principia proludentia adfectibus) :
" C'est ainsi qu'un vieux soldat, devenu civil, tressaille en pleine paix au son de la trompette et que les chevaux de troupe dressent la tête au bruit des armes." (p.128)
Sénèque ajoute alors un dernier exemple :
" On raconte qu'Alexandre, écoutant chanter Xenophante, mit la main à l'épée. "
On voit désormais le point commun aux deux anecdotes : il y est question de passivité irrésistible mais innocente moralement ; si dans le texte d'Aristote, c'est Xenophantos qui en est victime, dans le texte de Sénèque c'est lui qui la cause chez Alexandre.
Enfin c'est en dehors de tout enseignement philosophique que je trouve dans les textes anciens la dernière mention de ce nom, Xenophante. On la doit à Plutarque, 50 ans à peu près après Sénèque, dans sa vie de Démétrius. Plutarque y raconte dans la dernière page les funérailles grandioses de Démétrius Ier Poliorcète. Voici le texte dans la traduction d'Amyot :
" (...) Xenophante, le plus excellent musicien qui fût de ce temps-là, étant assis auprès sonnait de la flûte un chant très dévot et piteux, auquel se rapportant le mouvement des rames et de la vogue, le son venait avec quelque grâce à se rencontrer, comme en un convoi, où les lamentants se battent les poitrines à la cadence de chaque couplet de la chanson."
Ces funérailles ayant eu lieu en - 383, près de 30 ans avant la naissance d'Alexandre, on peut se demander si ce Xénophante-là, au demeurant aulète et non plus chanteur, est le même homme que celui qui produisit l'émotion colérique du fils de Philippe. De toute façon, qu'il soit le même ou non, il n'est plus question, dans ce dernier texte, de passivité inopportune. L'art de Xenophante, visant à engendrer pitié et respect, est en harmonie avec les lamentations rituelles. Ici la musique ne fait plus sortir quiconque de ses gonds.

vendredi 23 août 2013

L’esprit, demeure ordinaire du faux.

Dans la lettre 88 à Lucilius, Sénèque parle ainsi d’Homère :
« Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime que pour la force d’âme, abhorrant le plaisir et ne s’écartant pas de l’honnête au prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout cela n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces systèmes se trouvant incompatibles. » (éd. Veyne, p. 883-884)
C’est aussi ce que pense Ésope, tel que Fontenelle le fait parler, et précisément à Homère en personne :
« (…) Tous les savants de mon temps le disoient ; il n’y avoit rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à qui ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenoient que tous les secrets de la Théologie, de la Physique, de la Morale, et des Mathématiques même étoient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement, il y avoit quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvoit un physique : mais après cela, ils convenoient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenoit bien. » (Nouveaux dialogues des morts, dialogue V)
Homère proteste, il n’a pas écrit au second degré :
« Sans mentir, je m’étois bien douté que de certaines gens ne manqueroient point d’entendre finesse où je n’en avois point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’évènement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables, en attendant l’allégorie »
Ésope se réjouit que l’allégorie, bien que non intentionnelle, soit venue relever le texte homérique et d’en parler à peu près comme le Platon de La République :
« Quoi, ces Dieux qui s’estropient les uns le autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de Divinités, menace l’Auguste Junon de la battre ; ce Mars qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégories ? »
Alors Homère-Fontenelle, sans faire l’éloge du faux, lui donne la place qui lui revient dans la psychologie humaine :
« Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai, détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. »
Deux arguments empiriques à l’appui de la thèse, tous deux centrés sur le plaisir :
a) « Si vous avez la vérité, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus (…) Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain. » . On pense aux fables platoniciennes, aux allégories.
b) « Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité (…) le faux y (dans l’esprit humain) entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. »
Le premier argument ne conduit pas à désespérer qui voit dans la littérature, dans l’art en général des moyens d’augmenter notre connaissance de la réalité. Mais en revanche, du second, l’Homère fontenellisé tiré une conséquence dévastatrice :
« Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auroient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auroient laissé là l’allégorie ; et en effet, vous devez savoir que mes Dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules."
On comprend désormais ce que veut dire « l’esprit et le faux sympathisent extrêmement ». L’esprit n’aime pas le faux en tant que faux, il l’aime en tant qu’il le prend pour le vrai. On se serait réjoui d’un esprit qui prend plaisir à la fiction, on s’inquiète quand il prend pour réel l’imaginaire et l’inventé. D’où la peur d’ Ésope :
« Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes Apologues. »
Homère le rassure, en effet l’amour du faux est limité par l’amour-propre !
« Voilà une plaisante peur.
Esope : Hé quoi, si l’on a bien cru que les Dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?
Homère : Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les Dieux soient aussi fous qu’eux ; mais il ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages. »
Aujourd’hui, on n’en finit pas de philosopher contre l’amour-propre : les dieux déclinent, les bêtes montent à l’horizon.

mardi 5 mars 2013

Les morts préférables (1) : le suicide de Caton évalué par Sénèque et Fontenelle.

" Si ç'eust été à moi à le représenter en sa plus superbe assiete, c'eus esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plus tost que l'espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier."(Montaigne Essais, II, XIII)
C’est une typologie des morts maîtrisées que dresse Fontenelle dans le dialogue entre l’empereur Hadrien et Marguerite d’ Autriche.
Au plus bas, la fin que Sénèque dans toute son œuvre (et surtout dans sa correspondance avec Lucilius) a mise au plus haut : la mort du stoïcien Caton le Jeune ou d’Utique. C’est un exemple de mort didactique (les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce en sont remplies). Mais Fontenelle paraît avoir été enclin à désigner ce qu'un tel suicide montre du nom de bravache, tant son personnage, Hadrien, la dépeint comme mise en scène laborieusement, prétentieusement, hypocritement.
On lira les lignes qui suivent en gardant à l’esprit que, pour Sénèque, Caton exemplifie au mieux la maîtrise de soi et précisément le contrôle parfait des colères possibles, on y reviendra. En tout cas, ici, l’empereur Hadrien révise sérieusement à la baisse la valeur du républicain par excellence (mais comment un représentant de l’empire pourrait-il présenter positivement l’incarnation même de l’opposition à ce régime !) :
« Oh ! si vous examiniez de près cette mort-là, vous trouveriez bien des choses à redire. Premièrement, il y avait si longtemps qu’il s’y préparait, et il s’y était préparé avec des efforts si visibles, que personne dans Utique ne doutait que Caton ne se fut tué. Secondement, avant que de se donner le coup, il eut besoin de lire plusieurs fois le dialogue où Platon traite de l’immortalité de l’âme. Troisièmement, le dessein qu’il avait pris le rendait de si mauvaise humeur, que s’étant couché, et ne trouvant point son épée sous le chevet de son lit (car comme on devinait bien ce qu’il avait envie de faire,on l’avait ôtée de là), il appela pour la demander un de ses esclaves, et lui déchargea sur le visage un grand coup de poing, dont il lui cassa les dents : ce qui est si vrai, qu’il retira sa main tout ensanglantée (…) Vous ne sauriez croire quel bruit il fit sur cette épée ôtée, et combien il reprocha à son fils et à ses domestiques, qu’ils le voulaient livrer à César, pieds et poings liés. Enfin, il les gronda tous de telle sorte, qu’il fallut qu’ils sortissent de la chambre et le laissassent se tuer » (Nouveaux dialogues des morts)
Marguerite d’ Autriche tente de rétablir le mythe en évoquant le doux sommeil précédant le suicide mais Hadrien rétorque :
« Et le croyez-vous ? Il venait de quereller tout le monde et de battre ses valets : on ne dort pas si aisément après un tel exercice. De plus, la main dont il avait frappé l’esclave, lui faisait trop de mal pour lui permettre de s’endormir ; car il ne put supporter la douleur qu’il y sentait, et il se la fit bander par un médecin, quoiqu’il fût sur le point de se tuer. Enfin, depuis qu’on lui eut apporté son épée jusqu’à minuit, il lut deux fois le dialogue de Platon. Or, je prouverais bien, par un grand soupé qu’il donna le soir à tous ses amis, par une promenade qu’il fit ensuite, et par tout ce qui se passa, jusqu’à ce qu’on l’eût laissé seul dans sa chambre, que quand on lui apporta cette épée, il devait être fort tard : d’ailleurs le dialogue qu’il lut deux fois est très long ; et par conséquent, s’il ne dormit, il ne dormit guère. En vérité, je crains bien qu’il n’ait fait semblant de ronfler, pour en avoir l’honneur auprès de ceux qui écoutaient à la porte de sa chambre. »
Les uns verront dans ce récit une illustration du point de vue du valet (Hegel), les autres l’apprécieront comme un usage critique de l’histoire (Nietzsche). Ce qui est sûr est que Fontenelle tire quasi tout du récit de Plutarque mais il sait en faire un raccourci presque burlesque (notons tout de même que Plutarque, lui, ne met aucunement en doute la réalité du paisible sommeil pré-mortem).
Manifestement Fontenelle n’a pas su transformer en faiblesse le fait que Caton, blessé au ventre mais non tué par le coup d’épée qu’il se porta, parvint avec ses mains à élargir la plaie et, s'arrachant les entrailles, à la rendre fatale. Sénèque a su ,lui, faire de ce macabre raté l’occasion de manifester un courage héroïque :
« Je ne doute pas que les dieux n’aient vu avec une joie profonde ce grand homme, si ardent à son propre supplice, s’occuper du salut des autres et tout organiser pour leur fuite, consacrer sa nuit suprême à l’étude, plonger l’épée dans sa sainte poitrine, puis répandre ses entrailles et délivrer de sa main cette âme auguste, qu’aurait déshonorée la souillure du fer. Voilà sans doute pourquoi le coup mal assuré manqua d’abord son effet : les dieux immortels ne se contentèrent pas d’avoir vu Caton paraître une fois dans l’arène ; ils y retinrent, ils y rappelèrent son courage, afin de le contempler dans une épreuve plus difficile encore : car il faut moins d’héroïsme pour aller à la mort que pour la chercher à nouveau. Comment n’eussent-ils pas pris plaisir à voir leur nourrisson opérer une si belle et si glorieuse sortie ? La mort est une apothéose, lorsqu’elle force l’admiration de ceux mêmes qu’elle épouvante. » (De la providence, II, 11-12, éd. Veyne, p.296).
Paul Veyne interprète la répétition de cette référence à la mort voulue de Caton comme la naissance d’ « un culte des saints laïcs du stoïcisme » (ibid. p.659). Certes Sénèque cite dans la lettre 24 un passage de Lucilius où ce dernier exprime une lassitude manifeste face à un retour un peu obsessionnel du grand homme :
« Ces histoires-là, dis-tu, sont des rengaines rabâchées dans toutes les écoles. Quand on en sera au point suivant : le mépris de la mort, tu me conteras l’histoire de Caton. »
C’est bien sûr tout à fait exact de voir dans Caton le modèle par excellence de Sénèque (il partage cette fonction avec Socrate). Mais deux autres passages du philosophe sont à mettre en relation avec le fait de l’omniprésence de Caton. Le premier se trouve dans la lettre 7 :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblables, quitter leur principes. » (p.614)
Le sage n’est pas invincible, je l’ai déjà commenté. Le deuxième extrait qui nous intéresse est tiré de la lettre 70 :
« Ne juge pas qu’il n’y a que Caton pour accomplir un tel ouvrage, Caton qui arrache de sa main cette âme, qu’il n’a pu mettre hors d’un coup d’épée. Des hommes de la plus vile condition, par un magnifique effort, sont arrivés en lieu sûr. » (p. 783)
Suit la description de la mort abjecte que se donne un gladiateur anonyme afin d’échapper à une servitude humiliante :
« Récemment, lors d’un combat de bestiaires, un Germain, qui devait figurer au spectacle du matin, se retira dans les latrines, le seul endroit isolé où on le laissât sans surveillance. Là il s’empare du morceau de bois auquel tient l’éponge de propreté, le fourre tout entier dans sa gorge, s’obstrue l’œsophage et s’étouffe. C’était là bafouer la mort, oui, tout à fait, peu proprement, peu convenablement. Mais est-il pire sottise que de faire en mourant le dégoûté ? »
On peut conjecturer que Fontenelle n’aurait pas ironisé sur ce dernier suicide comme il le fit de la mort de Caton. C’est exactement ce qui le distingue de Sénèque qui identifie les deux suicides à un même type d’acte, seul le contexte les différenciant :
« Ah ! Le brave cœur, ah ! Comme il méritait de disposer de sa destinée ! Comme il aurait vaillamment manié l’épée ! Comme il se serait élancé intrépide dans le gouffre sans fond de la mer ou dans un abîme de rochers ! Privé de toute ressource, il sut ne devoir qu’à lui-même la mort et l’arme de mort. »

samedi 23 février 2013

Auguste (2) vu par Montaigne et Fontenelle.

Ayant lu les divers passages que Sénèque a consacrés à Auguste, on ne sait trop que penser de l'empereur. Montaigne, qui avait beaucoup lu Sénèque, en dresse aussi un portrait assez hétéroclite. Certes les premières lignes qu’il lui réserve sont dévastatrices pour le personnage, dont elle font un fou dévoré par la démesure :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de luy. En quoy il est encore moins excusable que les precedens, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant se teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute follie, d’autant que l’impiété y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. » (Livre I, III)
Mais l’intéressant est surtout que Montaigne a pris Auguste comme exemple même de l’homme qu’on échoue à connaître. Voici le contexte : dans le premier chapitre du deuxième livre des EssaisDe l’inconstance de nos actions, Montaigne explique que, confronté aux multiples aspects d'une personne, il semble justifié de relever les traits de caractère les plus ordinaires et d’en composer la personnalité de celui qui nous intéresse. Mais Montaigne accuse « les bons autheurs mesmes (…) de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture » et de nous taxer d’hypocrisie quand nous ne nous comportons pas conformément à la personnalité fabriquée, en réalité bien arbitrairement attribuée. Il y a cependant un homme dont les biographes n’ont jamais pu composer ainsi un caractère déterminé et fixe :
« Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cet homme une varieté d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie qu’il s’est faict lâcher, entier et indecis, aux plus hardis juges. »
Cette indétermination du caractère d’Auguste, on la retrouve de manière très latérale dans le premier des Nouveaux dialogues des morts où Fontenelle fait converser les anciens avec les modernes. Bien sûr l’ancien est Auguste et le moderne est Pierre Arétin. Au centre de cette rencontre, une interrogation sur l’éloge, plus précisément celui rendu par un écrivain au grand homme qui lui donne une pension. L’Arétin multiplie les arguments destinés à privilégier la satire par rapport à la louange. Un d’entre eux porte précisément sur l’impossibilité de faire l’éloge d’une personne tout entière quand précisément elle a des traits contradictoires : ainsi Auguste a été vengeur et clément à des moments différents de sa vie.
« Je gage, par exemple, que quand vous vous vengiez impitoyablement de vos ennemis, il n’ y avoit rien de plus glorieux, selon toute votre Cour, que de foudroyer tout ce qui avait la témérité de s’opposer à vous ; mais qu’aussitôt que vous aviez fait quelqu’action de douceur, les choses changeoient de face, et qu’on ne trouvoit plus dans la vengeance qu’une gloire barbare et inhumaine. On louoit une partie de votre vie aux dépens de l’autre. Pour moi, j’aurois craint que vous ne vous fussiez donné le divertissement de me prendre par mes propres paroles, et que vous ne m’eussiez dit : Choisissez de la sévérité ou de la clémence, pour en faire le vrai caractère d’un Héros ; mais après cela, tenez-vous-en-à-votre-choix. »
Tout se passe comme si l’Arétin, instruit par une précédente conversation aux Enfers avec Montaigne, ne voulait pas imiter ceux qui fabriquent artificiellement un caractère en prenant une partie pour le tout. Visiblement Pierre Arétin ne voit pas qu’une solution consisterait à faire l’éloge de la capacité d’adaptation de son héros aux circonstances (mais sa cécité est compréhensible, Machiavel ne hantant pas les Enfers…).
Auguste, en revanche, s’approche de la solution en répondant :
« Quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent manquer d’être loués ; et s’ils le sont sur des choses opposées, c’est qu’ils ont plus d’une sorte de mérite. »
Mais l’Arétin a bien d’autres critiques à faire aux louanges.
L’une est économique : la satire est davantage rémunératrice car tous les grands hommes agissant de travers, ils paieront pour ne pas être visés par elle. En revanche, vue l’hostilité régnant entre les grands hommes, l’éloge de tous ne plaît à personne et celui de quelques-uns rend ennemi de tous les autres.
L’autre critique est morale : l’éloge qui doit être appuyé pour tenter de plaire va avec le mépris de celui à qui il est destiné. Exemple : comment Virgile pouvait-il donc dire d’Auguste qu’on ignorait si, devenu dieu, il choisirait de régenter la mer, le ciel ou la terre?
Réponse d’Auguste, bon moraliste : le grand a trop d’amour-propre et de vanité pour ne pas croire justifié l’éloge même excessif, une fois qu’il l’a interprété de façon à le rendre crédible.
Commençant par une attaque en règle contre les panégyriques, le dialogue se termine finalement plutôt modérément car deux types d’éloge gardent leur valeur : celui qui est ratifié par la postérité et celui qui est adressé à quelqu’un dont on ne dépend pas.

Auguste (1) vu par Sénèque

Dans la Consolation à Polybe, première de ses œuvres où Sénèque mentionne longuement Auguste, l'empereur incarne exemplairement l'idéal stoïcien :
« Le divin Auguste perdit sa sœur Octavie, qu'il adorait, et la nature n'exempta même pas de la grande loi de souffrance cet homme qu'elle destinait au ciel. Que dis-je ? Accablé à la fois de tous les deuil possibles, il perdit le fils de sa sœur, dont il se préparait à faire son successeur, et vit enfin mourir, pour ne pas énumérer une à une toutes ses douleurs, ses gendres, ses enfants et ses petits-enfants ; jamais aucun mortel ne sentit davantage qu'il était homme pendant son passage parmi les hommes. Cependant tant de deuils si cruels n'excédèrent pas les forces de ce cœur tout-puissant (capacissimum ejus pectus), et le divin Auguste, qui dompta les nations étrangères, dompta pareillement la souffrance. » (éd.Veyne, XIV, 5).
Dans De la colère (XXIII, 4-8), Auguste est présenté comme un homme sur qui cette émotion n'avait aucun empire. Mais une autre référence dans ce même texte le fait voir sous un jour plus passionné :
« Un jour, le divin Auguste soupait chez Vedius Pollion. Un de ses esclaves avait cassé une coupe de cristal ; Vedius le fit saisir pour lui infliger une mort peu banale ; il devait être jeté aux énormes murènes qu'il entretenait dans un vivier. Qui ne supposerait qu'il les entretenait par luxe ? C'était par cruauté. L'esclave s'échappa des mains qui le tenaient et se réfugia aux pieds de l'empereur pour lui demander seulement de subir un autre genre de mort, de ne pas servir de pâture. L'empereur fut ému (motus) par cette étrange cruauté ; il fit relâcher l'esclave, briser devant lui toutes les coupes de cristal et combler le vivier. C'est ainsi que l'empereur devait châtier un ami ; il a bien usé de sa puissance(viribus suis) « Tu ordonnes que des hommes soient traînés hors d'une salle de banquet pour être déchirés par un supplice inouï. Si ta coupe a été brisée, les entrailles d'un homme seront dispersées. As-tu l'outrecuidance de faire conduire quelqu'un à la mort là où est l'empereur ? » (III, XL, 2-4)
Auguste ici est moins un sage que le détenteur d'une puissance souveraine placée au service d'une émotion légitime. Certes dans De la clémence, Sénèque expose longuement à Néron comment Auguste a fait preuve de clémence par rapport à Cinna qui avait tenté de l'assassiner et comment une telle conduite, plusieurs fois répétée à d'autres occasions, lui a assuré succès et gloire politique. Néanmoins Sénèque n'accorde aucune valeur morale à une telle clémence :
« Qu'il ait montré de la modération et de la clémence, soit. Mais ce fut après avoir rougi la mer d'Actium du sang romain, après avoir brisé en Sicile aussi bien ses flottes que celles de ses adversaires, après les sacrifices de Pérouse et les proscriptions. Moi je n'appelle pas clémence la cruauté lassée (lassam crudelitatem) ; la clémence véritable, ô princes, c'est celle dont tu fais preuve, qui n'a point inauguré une vie sans tache par le remords des violences commises, celle qui consiste à n'avoir jamais versé le sang des citoyens ; c'est, au comble de la puissance, la maîtrise absolue de soi (verissima animi temperantia) et l'amour véritable du genre humain, et ce n'est point essayer, sous l'influence pernicieuse d'une passion, ou de sa légèreté naturelle, ou des exemples de ses devanciers, jusqu'où vont en effet les droits que l'on a sur ses sujets, mais bien émousser le glaive impérial. » (I, XI, 1-2)
Néanmoins, quelques pages plus loin, c'est en « bon prince » que Sénèque fait le portrait d' Auguste : appelé par un père à un jugement de famille, il fait preuve de simplicité, de modération et de clémence encore. On pourrait être surpris et accuser Sénèque d'inconstance dans le jugement en lisant ces lignes :
« Oh ! Qu'il méritait d'être pris pour conseiller par les pères de famille ! Qu'il méritait d'être couché sur le même testament qu'un fils même sans reproche ! Voilà la clémence qui sied au prince ; qu'en tous lieux sa venue apporte la douceur. » (I, XVI, 1)
Mais ce que Sénèque défend ici à travers la clémence du souverain, c'est la prise en compte par Auguste de la valeur de la vie d'un sujet de l'empire, quel qu'il soit :
« Nul ne doit être si méprisable aux yeux du souverain que son trépas passe inaperçu de lui : quelle que soit sa qualité, il fait partie de l'Empire ! » (ibid.)
Dans La brièveté de la vie, Auguste incarne le désir de la retraite, du repos (otium), désir allant de pair avec la lucidité sur la valeur des biens matériels :
« Il savait par expérience ce que font couler de sueur ces biens qui brillent par toute la terre, ce qu'ils couvrent de tourments cachés (…) Tel était le vœu de celui qui pouvait combler tous les voeux » (IV, 5-6)
Sa pratique de la violence est décrite alors par Sénèque comme si elle était inhérente aux charges de la fonction :
« Forcé de s'armer contre ses concitoyens d'abord, puis contre ses collègues, enfin contre ses proches, il répandit le sang sur terre et sur mer. » (IV, 5)
Reste que l'aspiration à la retraite est moins présentée comme un désengagement libre que comme la conséquence nécessaire d'une sorte de pathologie politico-familiale :
« Il avait retranché ces ulcères (sa fille Julie, qu'il exila) avec ses membres mêmes : d'autres renaissaient par dessous ; comme en un corps trop sanguin, il se produisait toujours quelque hémorragie. » (IV, 6).
Dans Les Bienfaits, Auguste occupe encore une bonne place, mais du point de vue du bienfaiteur et non du point de vue de celui qui est tenu de manifester sa gratitude face à un bienfait. Sénèque loue alors sa générosité. Mais ce qui retiendra l'attention est l'ultime description que Sénèque donne de l'empereur, il n'en reparlera plus jamais, les Lettres à Lucilius ne le mentionnant qu'une seule fois et de manière non significative. Ces lignes s'opposent, on ne peut plus, radicalement aux premières que Sénèque avait consacrées à Auguste dans la Consolation à Polybe. En effet l'empereur, envahi par la colère et la honte, y est en plus impuissant. Ni maître de lui, ni maîtredu monde et vaincu par les excès de sa progéniture :
« L'empereur Auguste condamna à la rélégation sa fille, pour laquelle le mot d'impudicité serait trop faible, et livra les scandales de la maison impériale à la connaissance du public : les troupeaux d'amants qu'elle recevait, les bandes de fêtards noctambules qui erraient avec elle en pleine ville, le Forum même et les Rostres, d'où son père avait fait passer sa loi sur les adultères, choisis par la fille comme théâtre de ses débauches, les rendez-vous quotidiens en plein centre de Rome, quand cette femme, passant de l'adultère à la promiscuité, affirmait, sous les baisers d'amants qu'elle ne connaissait pas, son droit à tout essayer. Ces crimes qui exigeaient le silence du prince autant que ses sanctions (car il est de certaines hontes qui rejaillissent jusqu'à celui qui les châtie), trop peu maître de son courroux, il les avait rendus publics. Puis comme au bout de quelques jours la colère avait fait place à la honte, il gémissait de n'avoir pas su taire et refouler en lui ce qu'il avait ignoré jusqu'au moment où parler entraînait le déshonneur. » (VI, XXXII, 1-2)
L'empereur à la fin a déserté la figure du sage pour se retrouver victime politique d'une affaire familiale. Il avoue explicitement son absence d'indépendance en regrettant la disparition de ses conseillers :
« Alors souvent il s'écria : « De ces malheurs aucun ne me serait arrivé, si Agrippa ou Mécène avaient vécu ! » Tant un homme qui a des milliers et des milliers de sujets a de mal à en remplacer deux ! On a pu voir des légions massacrées remplacées aussitôt par de nouvelles levées, on a pu voir une flotte anéantie et, quelques jours après, une nouvelle flotte prendre la mer, on a pu voir des édifices publics détruits par des incendies et remplacés par d'autres monuments plus beaux : mais tant qu' Auguste a vécu, la place laissée vide par Agrippa et Mécène n'a pu être remplie. » (VI, XXXII, 2-3)
Les lignes qui suivent ont leur prix car Sénèque, faisant d'Auguste une représentant des rois, va lui attribuer une propriété lui enlevant radicalement toute aura philosophique : il ne voulait pas savoir la vérité sans pourtant être en mesure de le reconnaître. La réduction du grand homme à l'homme insensé est quasi complète :
«  Mais que faut-il en penser ? Qu'Auguste ne trouva pas leurs égaux pour les appeler auprès de lui ? Ou qu'il eut tort de n'en pas chercher et de se borner à déplorer leur perte ? Hélas, il n'y a pas lieu de croire qu' Agrippa et Mécène aient souvent pu lui dire la vérité ; et, s'ils avaient vécu plus longtemps, ils auraient été de ceux qui la lui déguisaient. C'est simplement un trait de caractère des rois que de louer le passé pour faire insulte au présent et d'attribuer le mérite de la sincérité à des hommes dont le franc-parler n'est plus à craindre. » (VI, XXXII,6)
Auguste ne sert plus alors à Sénèque qu'à mettre en valeur de manière passablement désespérée la fonction de conseiller qu'il occupe auprès de Néron.

samedi 26 janvier 2013

Anacréon, travesti en stoïcien, face à un « philosophe à bon marché », Aristote.

Sénèque ne s’est pas beaucoup intéressé au poète grec Anacréon. Une seule allusion : dans la lettre 88 à Lucilius, il mentionne la question de savoir « si la vie d’ Anacréon fut plutôt celle d’un débauché ou plutôt celle d’un ivrogne », comme un exemple de « fadaises qu’il faudrait désapprendre, si on les savait », telle, aussi bien, la question de savoir « qui était véritablement la mère d’Énée ».
En fait, une fois acceptée l’identification du narrateur à l’auteur, la question n’est pas tout à fait sans raison, car, à lire les Odes du poète, on ne sait trop, des jeunes filles ou du vin, lequel des deux biens est le plus important. Je dirais que le poète place le vin au premier plan pour l'avoir sous la main, alors que les jeunes filles ne semblent pas répondre facilement à ses avances. Néanmoins cela ne revient pas à qualifier Anacréon plus d' ivrogne que de débauché : ni l’un ni l’autre ! C’est un vieil homme voyant la mort arriver et cherchant le plaisir avant qu’il ne soit trop tard. Aujourd’hui il pourrait être objet d’exercice dans les écoles : « lire les Odes d’ Anacréon et se demander si le poète était épicurien avant Épicure ».
Pour revenir à la "fadaise", manifestement Montaigne n’a pas choisi ma solution. Dans le chapitre V du troisième livre des Essais, que Pierre Villey juge avoir été mutilé « dans les exemplaires des couvents », Montaigne fait l’éloge de l’ « occupation » amoureuse et donc paraît mettre l’accent sur les jeunes filles :
« Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacréon »
Retenez bien que Montaigne qualifie le poète de sage… Ceci dit, à mes yeux, Montaigne a une lecture des Odes qui en gomme la mélancolie. Mais peu importe !
La fin d’ Anacréon, en tout cas, a retenu son attention ; il la mentionne en passant dans une liste de morts idiotes, rien à voir avec les morts exemplaires de quelques antiques :
« L’autre (c’est précisément notre auteur) mourut d’un grein de raisin. » (I, XX)
Des vers d'Anacréon, Montaigne n’en mentionne que deux (en grec) mais ils nous intéressent :
Τί πλειάδεσσι κάμοί
Τι δ ʹάστράσι βοώτω
“ Que m’importent à moi les Pléiades, que m’importe la constellation du Bouvier ? » (XVII, 10)
Cette indifférence par rapport à la connaissance de la nature ( réaffirmée ici par Montaigne dans cet essai ), Anacréon, une fois mort, aux enfers fontenelliens, la brandit face à Aristote.
On l’aura deviné : le jeune Fontenelle joue Anacréon contre le Stagirite.
À l'ouverture du dialogue, Anacréon apparaît pourtant bien vantard, de se donner le titre que lui donnait Montaigne :
« Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe : mais moi, avec mes chansonnettes, je n’ai pas laissé d’être appelé la sage Anacréon ; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage »
On croit qu’en fait il a été juste chanceux :
« Je n’avais fait que boire, que chanter, qu’être amoureux ; et la merveille est qu’on m’a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu’on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien avez-vous passé de gros volumes sur des matières obscures, que vous n’entendiez peut-être pas bien vous-même ? »
Mais il ne s’agit pas de heureux hasard. La vie de plaisir est réellement d’accès plus ardu que la vie philosophique :
« Je vous soutiens qu’il est plus difficile de boire et de chanter, comme j’ai chanté et comme j’ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n’aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s’être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait : enfin il y aurait auparavant bien des petites choses à régler chez soi ; et quoiqu’il n’y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à venir à bout. »
C’est un lieu commun aussi vieux que la philosophie d’opposer la vie philosophique au discours philosophique ; le savoureux est de réussir la métamorphose du poète grec en stoïcien, certes passablement hétérodoxe. Si Sénèque, qui vit aussi dans les enfers fontenelliens, avait discuté non avec Scarron, comme il le fera, mais avec le poète grec, il se serait fait salement rosser aussi, lui et ses mille esclaves.
Quant à l’astronome, qui en prend aussi pour son grade (« La philosophie (il s’agit ici de la vraie !) n’a affaire qu’ aux hommes, et nullement au reste de l’Univers. L’astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. »), il prendra sa revanche dans les Entretiens sur la pluralité des mondes !