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samedi 25 juin 2022

Montaigne, juge des interprétations et, à son tour, interprète.

Montaigne n'a pas repris à son compte l'atomisme épicurien, mais il s'est servi, une fois dans les Essais, de l'infinité des atomes comme d' une image de l'infinité des interprétations. Dans le dernier chapitre du troisième livre, De l'expérience, partant de l'ambiguïté du langage juridique, il évoque rapidement celle de ce que nous appellerions aujourd'hui le langage philosophique, à travers l'exemple de celui d' Aristote :

" Aristote a escrit pour estre entendu ; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile et un tiers que celui qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere et l'espandons en la destrempant ; d'un subject nous en faisons mille, et retombons en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d' Epicurus." (éd. Villey, p. 1067)

La référence à la matière est plus intelligible si on rappelle ce qui est écrit plus haut :

" En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est esmiée et profondément remuée."

De l'émiettement de la terre à l'atome, il n'y a en fait pas de solution de continuité (à noter le paradoxe de la métaphore agricole associant la positivité des semailles, fructification, foisonnement, fertilité à la négativité de la multiplicité infinie des interprétations - " il se sent par experience que tant d'interprétations dissipent la vérité et la rompent " -). 

À cette ambiguïté manifestement malheureuse d' Aristote, à laquelle ne mettra jamais fin la succession inachevable des interprétations, il semble qu' Épicure, lui,  ait échappé. La clarté de son langage est mise en relief :

" Aristophanes le grammairien n'y entendait rien, de reprendre en Epicurus la simplicité et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement." (I, 26, p. 172)

Certes la netteté de la langue épicurienne n'a pas empêché les détournements de sa pensée (le détournement se distingue de l'interprétation par la mauvaise foi de qui ne veut pas accepter  l'évidence d'une pensée déterminée) :

" (...) ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, lui font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs (...) " (II, 11, p. 422)

Bien sûr l'opinion que Montaigne a de l'univocité du texte d'Épicure perd de sa force à lire ces lignes de l' Apologie de Raymond Sebond où l'exception épicurienne disparaît :

" Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et descharné ? Clitomachus affirmait n'avoir jamais sçeu par les escrits des Carneades entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus la facilité et Heraclytus en a été surnommé σκοτεινὸς." (II, 12, p. 508)

Les lecteurs désormais ne semblent même plus pouvoir se servir du texte obscur pour produire de multiples interprétations. L'espérance que donne le " paistre " est vite douchée par le " ronger ", acte stérile sur objet vide... Mais si le message épicurien était aussi vide, pensera-t-on, Montaigne n'aurait pu attribuer à Épicure la doctrine atomiste. À vrai dire, Montaigne n'attribue pas vraiment à Épicure les croyances atomistes que véhiculent ses textes. Interprète à l'extrême soupçon, le philosophe de Bordeaux fait d' Épicure un penseur trop éclairé, trop sceptique en fait, pour ne pas avancer masqué :

" Je ne me persuade pas aysement qu' Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idees et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages  s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence : pourveu que, toute fausse, elle se peut maintenir contre les oppositions contraires : " unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi." (ibid. p. 511) - j'ai dans un billet antérieur rapproché ce texte d'un passage des Pensées de Pascal -

En fait, ce que Montaigne met à distance chez Épicure et ainsi ce dont il encourage le lecteur des Essais à douter, c'est  l'ontologie épicurienne (reste qu'elle est tout de même " image de lumière "). Il n'en va pas de même de la morale. Voyons ce qu'écrit Montaigne par exemple de la gloire. Manifestement il reprend à son compte le conseil épicurien de ne pas du tout la rechercher :

" C'estoit aussi des principaux dogmes d' Epicurus : car ce precepte de sa secte : CACHE TA VIE, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n'avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il a Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l'opinion ou reputation commune, si ce n'est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des  hommes luy pourrait apporter." (II, 16, p. 619)

Mais sur ce point Montaigne va jouer finement, ce qui ne veut pas dire qu' Epicure en sortira perdant. D'abord Montaigne oppose la vérité de la croyance et sa sincérité d'une part à la duplicité essentielle, constitutive, naturelle de l'esprit humain :

" Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne scay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons."

Autrement dit, il y a des croyances vraies que nous tenons pour vraies mais pas au point que nous agissons seulement en fonction d'elles. Une sorte d'acrasie conduit le philosophe à ne pas agir selon la vérité qu'il reconnaît. Ensuite, cette affirmation tout à fait générale, Montaigne l'appuie par l' interprétation d'un " document ", le testament d' Épicure qu'il lit aussi soigneusement que sa dernière lettre - le " document " permettant l'analyse fine du concept de plaisir :

" Voyons les dernieres paroles d'Epicurus, et qu'il dict en mourant  : elles sont grandes et dignes d'un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il avait décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu'il dicta un peu avant son dernier soupir :

EPICURUS A HERMACHUS, SALUT:

Ce pendant que je passois l'heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j'escrivois ceci, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu'apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or, toy, comme requiert l'affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfants de Metrodorus.
Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpréter que ce plaisir qu'il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu'il en esperoit  acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour les despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. " (II, 16, p. 620)

Concluons : l'interprétation que Montaigne fait ici d' Épicure est sans doute un atome dans l'infinité des interprétations et elle se prête à son tour à une infinité d'interprétations. Mais à mes yeux du moins, elle a sa cohérence interne : Épicure est comme Lucrèce un homme ordinaire, il ne lui suffit pas de vouloir ne pas rechercher la gloire pour y arriver ; c'est aussi un chercheur, un sceptique : son ontologie et sa cosmologie ne sont que vraisemblables ; elles ont au moins la force de pouvoir répondre aux critiques. Voilà une position que ne désavoueraient pas certains philosophes contemporains : certes ils ne peuvent pas prouver la vérité de leurs thèses mais ils peuvent répondre victorieusement aux objections, défenseurs d'une citadelle jamais capitale, mais jamais prise non plus ! Les meilleurs d'entre eux sachant même transformer en armes personnelles celles de leurs adversaires...

samedi 18 juin 2022

En défense de Pierre Villey !

 Lisant l'article consacré à Épicure et à l'épicurisme dans le Dictionnaire Montaigne (dir. Philippe Desan, Classiques Jaunes, Garnier, Paris, 2018), je suis surpris par une accusation portée contre Pierre Villey :

" La présence de la philosophie épicurienne est bien plus importante dans les Essais qu'on ne l'imagine en consultant l'apparat critique de P. Villey qui oublie de relever nombre d'emprunts (II, 12, 507, 525, 545, 573 ; III, 4 ; III, 9, 924 ; III, 13, 1066)."

Comme j'admire l'oeuvre de Pierre Villey, je vais jeter un oeil dans l'édition en question et je réalise que l'auteur de l'article se trompe complètement. Les mentions à Épicure, prétendument oubliées, se trouvent bel et bien dans l'index. 
En plus l'apparat critique discuté mentionne :
- outre ces références à Épicure, des dizaines d'autres (en tout, 48)
- plus 16 références aux Épicuriens et 113 à Lucrèce.
Dans ces conditions, sauf à avoir l'imagination lente à démarrer, le lecteur voit immédiatement l'importance d'Épicure, de Lucrèce et des Épicuriens dans les Essais.


jeudi 9 septembre 2021

La densité du mal : Bayle / Épicure.

 On connaît, on admire peut-être, la  lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir  :

" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)

Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :

" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)

Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :

" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).

Pierre Bayle avait précisé antérieurement que " les corps rares contiennent peu de matière sous beaucoup d'étendue ; et que les corps denses contiennent beaucoup de matière sous peu d'étendue." (p. 174). Cette analyse du bien et du mal complique singulièrement la tâche de calculer les plaisirs et les peines, comptabilité au coeur de tous les utilitarismes. Si une maladie de quinze jours vaut une santé de quinze ans (l'exemple est de l'auteur), l'égalité de la durée des biens et des maux n'est pas un critère sérieux mais comment s'entendre objectivement sur la densité de la douleur de chacun ?


mardi 19 juin 2018

Aperçu inattendu sur l'amitié dans l'épicurisme.

Par l'intermédiaire d'un article de Maureen Sie dans Neuroexistentialism. Meaning, Morals, and Purpose in the Age of Neuroscience (éd. Gregg D. Caruso et Owen Flanagan, Oxford Press, 2018), je découvre un ouvrage de C.S. Lewis intitulé The Four Loves (1960) :
Se centrant sur l'amitié, Maureen Sie écrit :
" According to Lewis, friendship needs commonalities, a common focus on the world, a focus or interest that, prior to the friendship, felt as something quite unique to each individual involved in the friendship (...) Friendship is more than companionship ; it is a " meeting of minds ", where each individual can be himself or herself and feels reassured of his or her view on things by discovering that the other (others) shares (share) it. Friends come to know one another and one another's minds by sharing experiences and discovering their common outlook and way of responding to the world.
In Lewis's description, friendship is an energizing and empowering relationship; it connects like-minded individuals and combines their strengths to pursue a common goal and effect change. It is also the relationship that makes people feel good about themselves as " rational " individuals, with all kinds of ideas about the world that do not necessarily align exactly with those of others (their caregivers, educators, and those current in their culture). " (pp. 44-45)
Maureen Sie juge cette description " out of vogue ", en accord, ajoute-t-elle, avec Lewis lui-même. Sans doute. En revanche les mots de C.S. Lewis décrivent particulièrement bien à mes yeux la relation des amis dans le cadre de l'épicurisme. Y compris dans la présentation des défauts possibles de l'amitié, C.S. Lewis caractérise en termes justes mais sans le savoir, j'imagine, le groupe des amis épicuriens :
" At the core of friendship is a withdrawal from the larger community, an affirmation of each individual involved in the friendship. This can create strength and enable a group to start something new and to change something for the better (...) Furthermore, Lewis points out that friendship in itself is a selective, undemocratic, and arrogant relationship by nature. Due to mutual admiration, friendship strengthens the individuals involved, but the downside is that this makes them inclined to seek each other's opinions (...) which may easily lead to general deafness and arrogance with respect to the opinion of the broader world." (p.49)
On reconnaît ici l'apolitisme épicurien et sa défiance par rapport aux foules.
L'amitié est donc possiblement mauvaise humainement. Du point de vue de Lewis, c'est la charité chrétienne qui doit la contrôler pour la maintenir dans ses bonnes limites, comme elle doit encadrer eros ("romantic love" selon Maureen See) ou l'affection. Sans la charité, ces trois amours pourraient développer leurs mauvaises virtualités. Maureen Sie donne de la valeur à l'analyse mais déchristianise agape, en la rebaptisant du nom de kindness, soit gentillesse. Cherchant à naturaliser la morale, l'auteure voit dans ses quatre amours les quatre sources possibles de la moralité humaine. Peut-être. Mais je ne retiendrai qu'une idée vraie : les épicuriens n'étaient pas gentils avec la foule des non-épicuriens. En revanche leur amour pour leurs amis était sans limite : " Et il pourra arriver qu'il meure pour un ami " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes antiques, X.121)

Commentaires

1. Le vendredi 22 juin 2018, 16:16 par gerardgrig
Les travaux de Maureen Sie posent le problème de l'encadrement de la philosophie par la psychologie cognitive et comportementale.
Et aussi celui du mixte étonnant de la philosophie et de la psychologie.
Ses travaux présentent l'intérêt de citer C.S. Lewis, qui osait avoir une philosophie naïve, proche du monde de l'enfance, dans l'univers analytique d'Oxford.
2. Le samedi 23 juin 2018, 12:43 par Philalèthe
La question de savoir si les connaissances scientifiques doivent être d'abord philosophiquement fondées avant d'être utilisées avec confiance par les philosophes ou si on peut avoir confiance en elles sans les fonder philosophiquement divise en effet les philosophes. La même question se pose pour les connaissances triviales comme "je sais que je suis en train de vous répondre". Une chose est sûre : la philosophie n'est pas parvenue à fonder la connaissance scientifique ou autrement dit, le projet cartésien de fonder la connaissance scientifique de la réalité sur des vérités indiscutables a échoué. Le projet sceptique de justifier l'impossibilité essentielle d'une telle fondation est lui-même objet de doutes sceptiques. Les philosophes analytiques en général prennent les connaissances scientifiques au sérieux et donc argumentent philosophiquement de manière au minimum à ne pas être en contradiction avec elles. 

dimanche 13 mai 2018

Qui ferait mieux aujourd'hui que le précepteur d'Épicure ?

Dans L'histoire naturelle de la religion, David Hume raconte l'anecdote suivante :
" Sextus Empiricus rapporte que dans son enfance Épicure lut avec son précepteur les vers suivants d' Hésiode :
" D'abord naquit le chaos, le plus ancien des êtres,
Puis la terre aux vastes étendues, siège de toute chose."
Le jeune étudiant manifesta pour la premiière fois son génie inquisiteur en demandant : et d'où naquit le chaos ? Mais son précepteur lui répondit qu'il devait s'adresser aux philosophes, pour obtenir une réponse à de telles questions." (traduction de Michel Malherbe, Vrin, 2016, p.105)
Certes les hypothèses de l'astrophysique ont remplacé le texte d'Hésiode, mais d'abord le rapport que beaucoup de nos contemporains ont avec elles ressemble à celui que maints Grecs ont eu avec le texte de la Cosmogonie, et puis la question d' Épicure réitérée par les moins scientistes des esprits scientifiques est renvoyée toujours aux philosophes, qui malgré le colossal héritage que leur offre leur discipline continuent de n'en pouvoir mais.

Commentaires

1. Le mardi 15 mai 2018, 15:45 par gerardgrig
Il faudrait remarquer d'abord qu'à l'époque d'Epicure, même un précepteur ne parlerait pas de philosophie à la place des philosophes. Si chacun a peu ou prou une philosophie, plus ou moins clairement énoncée, tout le monde n'est pas philosophe. À l'époque moderne, on franchit impunément cette limite, mais le précepteur d'Epicure ne cherchait pas non plus à se défausser facilement sur les philosophes.
À ce type de questions métaphysiques de l'élève, si les philosophes seraient seuls à pouvoir répondre, c'est précisément parce qu'ils apprennent au moins à questionner les questions.
Pour le mystère de l'origine du monde, qui ne peut aboutir qu'à une forme paresseuse de déisme rudimentaire, les philosophes nous invitent à nous questionner sur notre point de vue. L'insecte sur le ballon de cuir, que les Anciens pratiquaient déjà, que pense-t-il de la naissance du chaos ? La méditation indienne de base apprend à se concentrer sur une goutte d'eau de l'océan, ou bien sur une fève. Est-il insensé de se concentrer sur l'insecte posé sur le gros ballon ?
La science moderne a formulé la théorie du Big Bang, qui n'a ni début, ni fin, ce qui pose un problème insurmontable au novice. Les philosophes lui diront que ce n'est qu'une hypothèse très riche, qui a permis de faire avancer les sciences, et qu'il importe de rester critique en permanence.
Si l'on se posait la question de savoir comment Stephen Hawking avait réussi à rester athée jusqu'à la fin, les philosophes répondraient qu'il y a une hiérarchie ou une urgence des questions. À la question "Comment peut-il y avoir un Big Bang sans Dieu ?", le génial physicien préférait sans doute se demander : "S'il y a un Dieu, pourquoi m'a-t-il infligé cette vie transhumaine ?".

mercredi 2 mai 2018

L'envers de l'ami épicurien.

On sait que l'épicurien voit dans l'ami une condition nécessaire de la sagesse.
En effet chaque ami aide l'autre à s'approprier la vérité, c'est-à-dire à la comprendre à fond et à l'appliquer dans les conduites. Garde-fou, modèle, pédagogue, moi idéal fait homme, l'ami montre en clair ce que lui-même et son alter ego doivent penser et faire.
Épicure oppose cet ami à la foule, qui fait honte de ce qui n'est pas honteux et félicite à propos de ce qui n'est pas matière à éloges. Quand celle-ci perd de son flou et prend une identité individuelle, c'est le personnage du flatteur qui la représente, avatar dangereusement proche de la plèbe maléfique.
Mais je n'ai pas trouvé dans les textes épicuriens l'envers strict de l'ami, c'est-à-dire celui qui donnerait chair au mauvais moi, au pire du moi, sans doute parce que par définition, dans le sage réussi, le pire est absent. Cet être indésirable serait donc le compagnon néfaste de l'apprenant, de qui, sans être encore épicurien, tend à l'être. De cet autre qui actualise les plus mauvaises des potentialités de l'apprenti-sage, Ernst Jünger donne une approximation dans un texte du 4 Juin 1943 :
" Dans notre vie, certains hommes jouent le rôle de verres grossissants, ou plutôt de verres épaississants ; en quoi ils ils nous font tort. Ces natures incarnent nos tendances, nos passions, peut-être aussi nos vices secrets, qui se manifestent en leur compagnie. En revanche, nos vertus leur manquent. Certains s'accrochent à leurs héros, comme un mauvais miroir, un miroir déformant. Aussi, les écrivains donnent-ils volontiers à de tels personnages le rôle de serviteurs, par exemple : les personnages principaux en sont mieux éclairés. Falstaff, entre autres, est entouré de compagnons de beuverie de basse classe, de parents sensuels et sans dons spirituels. En conséquence, ils vivent à ses crochets.
Une telle compagnie nous est donnée comme épreuve, comme moyen de nous connaître. Elle vante tout ce qu'il y a de criard, de "toc" dans notre équipement d'intelligence et de sens, et elle nous encourage à persévérer dans cette voie. La plupart du temps, ce n'est pas la conscience que nous en avons qui nous délivre, mais quelque aventure peu glorieuse à laquelle notre association nous expose immanquablement. Nous nous séparons alors de notre mauvais génie." (La Pléiade, p. 529)
Ernst Jünger pensait-il alors aux Lémures ? Les voyait-il comme la mise en relief bien trop réelle de ses propres platitudes ?

Commentaires

1. Le vendredi 11 mai 2018, 16:19 par gerardgrig
Le passage du Journal de Jünger du 4 juin 1943 tente une projection dans l'après-guerre, selon l'optique de la très probable défaite allemande, avec l'excuse d'un Hitler mauvais génie de l'Allemagne. Tel sera l'enjeu des débats, après 1945. Néanmoins, avec Hitler, Jünger ne se fait pas l'avocat du diable, à l'inverse de l'école psychanalytique française. À l'aube de son ascension, Hitler se définissait comme le Tambour (die Trommel) de l'Allemagne, et Jünger ne lui concèdera que cela, en choisissant plutôt le symbolisme de l'optique et du verre grossissant qui fait voir les défauts d'un objet. Pour Jünger, le peuple allemand aura été dévoyé par un homme de troupe qu'il avait porté au pouvoir. En cela, il ressemble à Falstaff, mais Jünger oublie que Falstaff est aussi lui-même le mauvais génie du Prince de Galles, et que celui-ci bannit ce père imaginaire de débauche lors de son couronnement.
L'école psychanalytique française, qui se fera renvoyer à ses chères études, tentera de sublimer l'échec psychosocial d'Hitler, en faisant de lui un avatar de Bonaparte, tant est séduisante la comparaison entre l'empire napoléonien et l'empire nazi. Mais le destin de Napoléon fut unique. À Sainte-Hélène, Napoléon n'oubliera pas la leçon de Hegel et il se déclinera de toutes les manières comme une ruse de l'Histoire, devant son mémorialiste Las Cases. Il évoluera même vers une dimension christique, en endossant les péchés du peuple français, pour assurer la rédemption de celui-ci, en même temps que la sienne propre.
2. Le dimanche 13 mai 2018, 17:51 par gerardgrig
Quelle aura été l'utilité d’Hitler, à part supprimer l’alphabet gothique ? En offrant charitablement une utilité à Hitler, Jünger pose indirectement la question du posthégélianisme. Faut-il à tout prix trouver un emploi pour une négativité qui n' en a pas ? À la fin de la Guerre, André Malraux proposera, malgré tout, une sorte de casting, avec Hitler dans le rôle du Colonel Lawrence. Il est vrai que comme Lawrence d’Arabie, il avait affaibli un grand empire conquérant aux frontières de l’Europe, et permis à l’Empire britannique de survivre assez longtemps pour décider lui-même de sa propre fin, et dans les meilleures conditions.
En analysant Laclos, Malraux, expert en collage, comparera même le couple psychopathe des « Liaisons dangereuses » à Hitler et Staline, qui finissent par s'entredéchirer et par se neutraliser réciproquement.
3. Le lundi 14 mai 2018, 14:23 par Philalèthe
Je suis réticent à l'idée de poser la question de l'utilité de Hitler... Plus neutrement parlons des effets intentionnels ou non de ses actions, alors dans ce cadre il a eu plus d'effet que la suppression de l'écriture gothique. Ainsi les pires "négativités" n'ont aucun emploi mais des effets. Ce qui dissocie complètement la réflexion sur les effets de toute logique hegélienne. Certes on comprend que les agents de l'histoire, comme Napoléon, préfèrent se penser en termes hegéliens. Mais que leurs raisons ne soient plus vues comme des manifestations de la

jeudi 22 octobre 2015

Épicure et les expériences de mort imminente

Dans une interview accordée par Michel Bitbol au Journal du CNRS nº 275 en rapport avec son livre La conscience a-t-elle une origine ? (2014), je lis :
" Il semble absurde de prétendre vivre sa propre mort, car, comme l'écrit Épicure, "quand la mort est là, nous ne sommes plus." Mais les expériences de mort imminente manifestent des états d'amplification des ressentis, et de distension extrême du temps vécu, qui invitent à critiquer la chronologie épicurienne, purement extérieure."
Or, je ne comprends pas du tout en quoi l'existence de telles expériences fragilise l'argument épicurien ; au contraire du seul fait qu'on se réfère à des expériences, on consolide l'argument d'Épicure ! En effet, le patient qui, au sortir d'un coma, fait état d'une expérience de mort imminente, n'est par définition pas mort ; après avoir vécu une situation où, comme on dit "le pronostic vital est engagé", il fait un récit rapportant des souvenirs d'images oniriques. Il a failli mourir, n'est pas mort et dit ce qu'il croit avoir vécu ou a vécu dans le moment où il a failli mourir. Il a donc bel et bien eu une expérience de vivant, même si cette expérience est centrée sur l'idée de sa mort (ou plus prudemment, même s'il dit avoir eu une expérience centrée sur l'idée de sa mort). Or, qu'a dit Épicure sinon que la mort est la limite entre la possibilité et l'impossibilité de l'expérience ? Loin d'être extérieure, la chronologie épicurienne est intérieure et donne comme condition nécessaire de la vie intérieure la sensibilité à l'expérience extérieure.
Reprenons : le patient n'est pas mort et n'a pas ressuscité. Il vit ses souvenirs de coma comme des souvenirs d'entrée dans l'autre monde mais soyons voltairiens : il ne suffit pas qu'on croie entrer dans l'autre monde, ou quitter son corps etc. pour que réellement ces choses aient lieu.

Commentaires

1. Le dimanche 25 octobre 2015, 20:31 par escape lang
l'éminent physicien confond en effet l'expérience de la mort et la mort.
" Quand les croq'morts vinrent chez lui,
Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
Ils virent qu'c'était un' belle âme,
Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
Âme,
Dors, belle âme !
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondon !
(Laforgue)
2. Le mercredi 28 octobre 2015, 18:16 par Elias
En effet, ce n'est pas sur l'opposition intérieur / extérieur que Bitbol devrait jouer pour critiquer Epicure mais plutôt sur une opposition entre la mort comme événement et la mort comme processus. Tout le problème étant alors de distinguer ce processus de celui de la vie.
3. Le jeudi 29 octobre 2015, 19:53 par Philalethe
à escape lang : merci pour les vers de Laforgue !
à elias : il semble que la phase de l'agonie correspond à ce processus et est donc déterminable mais qu'il y ait des qualia de l'agonisant n'est en rien nouveau et ne réfute pas plus Épicure. Si on découvrait qu'une personne cliniquement morte a encore des qualia par exemple à cause d'états cérébraux corrélatifs et toujours associés à des expériences vécues, on modifierait la définition de la mort et on déclarerait rétrospectivement que la personne en question n'était en fait pas encore morte. Vu qu'Épicure a défini la mort comme un état matériel ne rendant plus possible l'expérience, il va de soi que par définition on ne peut pas prendre comme objet sa mort...
4. Le vendredi 30 octobre 2015, 18:58 par escape llang
Vous sous estestimez Laforgue. I refute l'idéalislme quantique, sans le savoir.
5. Le vendredi 30 octobre 2015, 19:08 par Philalèthe
Ah le chat !
6. Le samedi 7 novembre 2015, 13:55 par Michel Bitbol
L’argument d’Epicure est correct, mais son sens est plus limité qu’on ne le pense habituellement. Je maintiens qu’il ne vaut qu’à condition d’adopter un point de vue extérieur à l’être qui meurt. De ce point de vue extérieur, on voit un corps qui ne bouge plus, et on essaie de se figurer « ce que c’est d’être » cette entité immobile et inexpressive ; on conclut évidemment qu’il n’a pas d’expérience d’être-mort, qu’il n’y a pas de « qualia » associés à un tel état. Mais si l’on adopte par la pensée le point de vue de la personne qui est en train de mourir (d’un arrêt cardiaque, par exemple), les choses sont bien différentes : cette personne vit un flux d’expérience qui, d’après un certain nombre de récits, aboutit souvent à un sentiment d’uni-totalité et d’éternité. La dernière expérience de la personne est donc, dans ce cas, une expérience de coextensivité avec un temps sans fin. Qu’elle n’ait plus du tout d’expérience ensuite n’a aucune importance, car il n’y a même pas d’«ensuite» de son point de vue. La personne qui se vit unie et éternelle dans ce que nous (de notre point de vue extérieur) considérons comme ses derniers instants, n’a même pas le temps d’examiner de façon critique ce vécu. Elle n’a plus suffisamment de futur objectif devant elle pour évaluer la crédibilité (ou le caractère illusoire) de sa remarquable expérience. Et donc, pour elle, tout se passe comme si elle avait devant elle un horizon illimité, qui n’est autre que la perspective ouverte par son ultime présent.
Voir le chapitre 14 de mon livre "La conscience a-t-elle une origine?"
7. Le dimanche 8 novembre 2015, 10:06 par Philalethe
Merci beaucoup de venir en personne clarifier votre position.
Je m'interroge d'abord sur la possibilité de généraliser à l'homme en train de mourir l'état que nous connaissons seulement à partir des quelques témoignages, nécessairement rares, dont nous disposons.
On pourrait faire l'hypothèse que le sentiment dont vous parlez est spécifique au patient sur le point de mourir et qui par chance n'est pas mort, la récupération d'une certaine normalité jouant alors un rôle causal dans l'expérience du sentiment.
Bien sûr, un tel sentiment ne peut en aucune manière apporter un soutien aux croyances religieuses, on peut aussi se demander s'il est vécu dans toutes les cultures ou s'il est déterminé par l'appartenance à une culture qui développe des idées d'éternité, de totalité, etc.
Enfin, et c'est le coeur de notre échange, même si tout homme vivait ses derniers instants en ressentant ce sentiment, ce fait psychologique n'affaiblirait pas l'argument épicurien qui consiste seulement à soutenir qu'il n'y a pas d'expérience de l'après-mort (cet argument repose aussi, c'est vrai, sur l'idée que le passage de la sensibilité à l'insensibilité est instantané). Qu'il y ait un ressenti dans les derniers instants de la vie devait faire partie des croyances d'Épicure, car c'est une idée commune, ne serait-ce que par l'observation de la souffrance des agonisants. Or cette référence au sentiment dont vous parlez n'est qu'une précision certes inattendue et un peu paradoxale, qu'on apporte à la croyance selon laquelle tant qu'on n'est pas mort, on ressent quelque chose.
Plus, le fait que ce sentiment d'éternité n'est pas associé à de la douleur renforcerait la thèse épicurienne que la mort n'est pas à craindre en doublant l'idée qu'on ne vit pas sa mort de celle que ce qu'on vit avant sa mort n'est pas subjectivement effrayant, tout au contraire.
En tout cas cet échange me donne envie de lire votre ouvrage. Je vous remercie encore une fois de votre participation.

jeudi 14 mai 2015

Épicure jugé par un psychanalyste.

Dans En marge des nuits (2010), Jean-Bertrand Pontalis, qui a alors 86 ans, intitule son cinquième chapitre
Désaccord avec Épicure. Je ne crois pas qu'un épicurien serait troublé par cette critique, mais, quand l'épicurien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, je crains pour lui, s'il n'est plus jeune, qu'en homme ordinaire, sans l'avouer peut-être, il ne reconnaisse la part de vérité des lignes suivantes :
" "L'homme et la mort ne se rencontrent jamais car, quand il vit, elle n'est pas là et, quand elle survient, c'est lui qui n'est plus." Mon ami Jean P. me citait souvent ce propos d'Épicure alors que, j'en avais mille preuves, il ne cessait, guettant l'annonce des morts de ses congénères, de penser à sa propre mort et redoutait d'être  quand elle viendrait le saisir.
Fausse évidence d'Épicure. D'abord parce que, tout au long de la vie et depuis l'enfance, chacun a pu rencontrer la mort de ses proches, qui anticipe la sienne. Ensuite parce que la mort est en nous sous différents masques : affaiblissement ou extinction de tout désir, temps morts, pans entiers de notre existence qui s'effacent, perception angoissante du temps qui passe et alors l'éphémère cesse d'être l'instant de bonheur qu'il lui arrive d'être, il inscrit la fin dans le commencement. Enfin, si je ne puis me représenter mort - contradiction dans les termes -, je peux craindre la maladie incurable, je peux être saisi d'effroi devant la perspective d'une agonie, ce combat perdu d'avance. je n'oublierai jamais celle de N.: ses halètements précipités, sa recherche désespérée du souffle, ce regard vide qui ne voyait plus rien ni personne.
Jean P. avait-il lu La mort d'Ivan Illitch ? Le Doulou de Daudet ? Et Épicure, l'apôtre du plaisir, a-t-il pris plaisir à mourir ? A-t-il connu la douleur d'aimer ?
Notre existence : entre la vie et la mort. Ou, mieux - est-ce ce que voulait dire Lacan ? -, "entre deux morts", le néant d'avant, le néant d'après.
Notre naissance : un accident, un minuscule accident, une intempestive apparition dans l'infini défilé des morts.
Il existe un travail interne de la mort comme il existe un travail, interne, lui aussi des rêves. ils sont antinomiques. Car le rêve est mémoire, résurrection, par bribes, du passé, il nie l'effacement, l'irréversibilité du temps, conjure l'oubli des morts. La mort en nous, elle, effectue un travail de sape, insidieusement destructeur, comme un cancer longtemps silencieux. Elle morcelle, fragmente, délie ce qui, tant bien que mal, formait un ensemble."

Commentaires

1. Le jeudi 25 juin 2015, 12:36 par Maël Goarzin
Cette critique du rapport d’Epicure à la mort est intéressante en ce qu’elle met en évidence deux positions totalement différentes, qui s’éclairent d’autant plus lorsque l’on y confronte la position stoïcienne.
Pour Epicure, dont l’objectif est la tranquillité de l’âme, l’ataraxie ou l’absence de troubles, propose à travers son quadruple remède (tetrapharmakon) de considérer la mort d’un point de vue physique, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire cessation de toute sensation, afin de ne plus craindre la mort. Il répond à une crainte en essayant de la supprimer. On voit toute la contradiction avec la démarche psychanalytique, qui, au contraire, fait tous les efforts possibles pour éviter de refouler ce type de craintes. On voit bien dans ce passage, fort intéressant, de Jean-Bertrand Pontalis, qu’il y a une nette volonté de prendre en charge le caractère destructeur et angoissant de la mort.
La position épicurienne et le travail de réflexion sur la sensation et la mort comme privation de sensation pourrait de prime abord ressembler à la réflexion stoïcienne concernant la mort: il faut accepter la mort (la nôtre comme celle des autres) comme quelque chose d’indifférent, qui ne dépend pas de nous, et qui n’est donc ni un bien ni un mal moral. C’est une façon, comme pour Epicure, de mettre la mort à distance pour évacuer la crainte de la mort qui trouble la sérénité de l’âme.
Et pourtant, le stoïcisme ne se contente pas de ce rapport à la mort. La méditation de la mort, qui permet à celui qui pratique cet exercice d’accepter le destin, ou la Providence divine, n’a pas pour but d’évacuer la mort, mais de l’accepter comme un fait, et d’y consentir, peu importe quand et où elle survient.
On a donc trois attitudes très différentes face à la mort, et si ce texte met bien en évidence l’opposition entre épicurisme et psychanalyse, la lecture des textes stoïciens (Epictète et Marc Aurèle par exemple) révèle une troisième attitude possible, qui prend à la fois en compte la crainte de la mort (comme la psychanalyse), mais ne tente pas de l'évacuer (comme l'épicurisme), mais de l'accepter pleinement.
2. Le vendredi 26 juin 2015, 22:00 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette intéressante typologie des attitudes possibles face à la mort.
Elle me permet aussi de réaliser qu'un stoïcien n'est pas troublé par la critique de Pontalis mais je crains que, quand le stoïcien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, il ne reconnaisse la vérité des lignes du psychanalyste !
Plaisanterie à part, la croyance selon laquelle la mort n'est pas un mal mais un indifférent est-elle plus et au mieux qu'une croyance tenue pour vraie, voire vraie ? Est-il psychologiquement possible de parvenir à se confronter à la mort dans l'apathie par la médiation de la philosophie et de ses exercices ? Autrement dit, peut-on agir conformément à la croyance en jeu, vraie ou tenue pour vraie ?
Il y a au moins un doute, nourri par exemple par le récit de Montaigne, expliquant que son effort continuel pour devenir indifférent face à sa mort s'avère sans efficacité à l'occasion d'un accident dangereux dont il est victime (une chute de cheval,je crois) ; ce qui le conduit à ne plus méditer sur la mort à venir, jugeant vain un tel effort.
On peut néanmoins éclairer cette situation de manière un peu plus généreuse par la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle la philosophie peut quelque chose contre les maux passés et à venir mais rien contre les maux présents. Ce qui reviendrait dans ce cas à reconnaître que le stoïcien pourrait supporter mieux qu'un autre la mort passée des gens auxquels il tenait ou la mort quand elle n'est que lointaine. Mais il échouerait alors face à la situation par rapport à laquelle précisément la croyance dans l'indífférence est jugée indispensable, l'expérience de la mort proche, la sienne ou celle d'autrui.
3. Le samedi 27 juin 2015, 15:11 par Philalèthe
Vous apprécierez peut-être ces lignes de Jean- Bertrand Pontalis tirées de Elles (2007) :
" Il y a quelque temps, j'assistai à une représentation de Phèdre à la Comédie-Française. Un vers de Racine m'est resté en mémoire : " Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Ces mots-là, j'aimerais les prononcer à mon tour le jour où... Ce serait ma manière de décevoir la mort, d'amoindrir sa victoire, son triomphe : tu te crois la plus forte, tu crois que tu m'infliges une défaite qui me rend fou de douleur, tu te réjouis d'avance de plonger dans le chagrin ceux que j'aime et qui m'aimaient, et, moi, je te déclare : tu te trompes, tu n'es rien, et, même si je n'y crois qu'à demi et, à dire vrai, pas du tout, je te murmure ces mots, et tu les entends, je le sais : "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Mais tant qu'on vit, ne veut-on pas lui résister ? 
En revanche, résistance ou pas, est-on jamais un seul instant,  quand il s'agit de notre mort, face à son triomphe ? N'est-ce pas aussi le sens de la leçon épicurienne : personne n'est jamais en face de sa mort. 
Vouloir regarder la mort sans baisser les yeux est vain. 
La mort, contrairement à la leçon de  la maxime de La Rochefoucauld, n'est pas le soleil.

samedi 17 mai 2014

Êtes-vous épicurien ou névrosé (au sens ordinaire ou à la façon wittgensteinienne) ?

" Imagine that one has a seat booked in economy class on a forthcoming flight. It turns out on arrival at the airport that there are spare seats in business class. (Let us for present purposes regard business class as a luxurious way to travel, and economy as at least allowing the satisfaction of basic needs.) The airline generously offers to upgrade a randomly selected group of passengers at no extra charge. A follower of Wittgenstein, shunning luxury as corrupting, will refuse the offer. The Epicurean, it seems to me, will accept. The Epicurean had no desire for or expectation of an upgrade, is perfectly content without one, and would remain so if unselected. Nonetheless, business class offers more opportunities for pleasure than economy, and the offer is therefore to be accepted. The good Epicurean will take these opportunities, but without any expectation or desire that they will come along again in the future, perfectly content, going forward, with economy class flights.
Consider now a third case, of someone who regards it as an ordeal to travel economy but who has booked an economy ticket in the erroneous belief that business class on this and other suitable flights was full (or perhaps it was simply too expensive). Our traveller arrives full of dread at the prospect of economy travel, is beset by anxious expectation at the possibility of an upgrade, and awash with relief at being one of those selected - but would have had despondency intensified if the offer had gone to others. Evidently this person has entirely the wrong attitude towards the situation from the point of view of maintaining equanimity in a properly Epicurean fashion ; but what determines this is not the fact that the upgrade will be accepted if offered, since (I have suggested) the Epicurean will make the same choice. Luxury is not itself corrupting, but one's beliefs about its value may be, beliefs that Epicurus will term "empty". The Epicurean, one might think, strikes rather an attractive mean between the respective puritanism and fastidiousness, equally neurotic in their own way, of the other two characters in our scenario." ( Raphael Woolf, Pleasure and desire, in The Cambridge Companion to Epicureanism, J.Warren (éd.), Cambridge University Press, 2009, p. 160-161)

dimanche 30 mars 2014

Hannah Arendt sur l'hédonisme épicurien.

Dans La condition de l'homme moderne (1958), Arendt présente d'abord fidèlement ce que vise l'épicurien :
" Le bonheur que l'on atteint dans l'isolement et dont on jouit confiné dans l'existence privée ne sera jamais que la fameuse " absence de douleur ", définition sur laquelle s'accordent obligatoirement toutes les variantes d'un sensualisme cohérent. L'hédonisme, pour lequel les sensations du corps sont réelles, n'est que la forme la plus radicale d'un mode de vie apolitique, totalement privé, véritable mise en pratique de la devise d'Épicure : lathe biôsas kai mè politeuesthai ( " vivre caché et ne point se soucier du monde " ). " ( Quarto Gallimard, p.149 )
Ensuite elle consacre un paragraphe perspicace à pointer ce qu'elle juge être une erreur psychologique au sein de l'épicurisme, la confusion entre l'absence de douleur et le plaisir du soulagement. Mais elle commence par donner une bonne raison de voir l'ataraxie comme un moyen au service de la découverte de la vérité et non comme le Souverain Bien :
" Normalement l'absence de douleur n'est rien de plus que la condition corporelle nécessaire pour connaître le monde ; il faut que le corps ne soit pas irrité, que par l'irritation il ne soit pas rejeté sur soi, pour que les sens puissent fonctionner normalement, recevoir ce qui leur est donné. L'absence de douleur n'est habituellement " ressentie "que dans le bref intervalle entre la souffrance et la non-souffrance, et la sensation qui correspond au concept sensualiste du bonheur est le soulagement plutôt que l'absence de peine. L'intensité de cette sensation ne fait aucun doute ; en fait elle n'a d'égale que la sensation de douleur elle-même. L'effort mental que requièrent les philosophies qui, pour diverses raisons, veulent nous " libérer " du monde est toujours un acte d'imagination dans lequel la simple absence de souffrance s'éprouve et s'actualise comme sensation de soulagement." ( ibidem )
La note accompagnant ce paragraphe mérite aussi d'être reproduite in extenso :
" Il me semble que certaines formes bénignes et assez fréquentes d'addiction aux stupéfiants, attribuées d'ordinaire à l'accoutumance que provoquent les drogues, pourraient être dues au plaisir de répéter un plaisir de soulagement accompagné d'une intense euphorie. Le phénomène était bien connu dans l'Antiquité, mais dans la littérature moderne je ne trouve pour étayer mon hypothèse. qu'une page d' Isak Dinesen ( " Converse at NIght in Copenhagen " Last Tales, 1957, p.338 et suiv. ) où elle cite la " cessation de la souffrance " parmi les " trois sortes de parfait bonheur " . Platon réfute déjà ceux qui " lorsqu'ils sont arrachés à la souffrance croient fermement avoir atteint le but du plaisir " ( La République, 585 a ), mais concède que les " plaisirs mêlés " qui suivent la peine ou la privation sont plus intenses que les plaisirs purs, tels que respirer un parfum exquis ou de contempler des figures géométriques. Chose curieuse, ce sont les hédonistes qui embrouillèrent la question en refusant d'admettre que le plaisir du soulagement est plus intense que le " plaisir pur " pour ne rien dire de la simple absence de peine. C'est ainsi que Cicéron accusait Épicure d'avoir confondu l'absence de douleur avec soulagement ( cf Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Alcan, 1912, p.252 et suiv. ). Et Lucrèce s'écriait : " Ne vois-tu pas que la nature ne réclame que deux choses, un corps sans souffrance, un esprit sans souci et sans crainte ... ? " ( De rerum natura, II, 16 )."
Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) avait émis implicitement la même critique vis-à-vis de l'hédonisme :
" Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe de plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très peu." ( trad. Odier )
Résumons : l'erreur d' Épicure aurait donc été de mettre le plaisir impur au-dessous du plaisir pur du point de vue de l'expérience du bonheur.
Reste à expliquer dans un autre billet pourquoi l'interprétation qu' Arendt donne du passage de La République sur les plaisirs ne prend pas en compte tout le texte platonicien.

lundi 24 mars 2014

L'échange entre deux épicuriens : qu'ont donc à se dire des êtres identiques ?

Dans le Vocabulaire de l'épicurisme, placé à la fin du volume de la Pléiade consacré à cette philosophie, on lit sous le titre Échange philosophique :
" La conversation philosophique (est un) dialogue amical considéré comme l'occasion d'une remémoration et d'un approfondissement de la doctrine. Dans ce type d'échange, il ne s'agit pas de débattre en vue de faire émerger une vérité, mais plutôt de méditer à deux voix sur les thèses d'Épicure, en les considérant comme déjà validées. " ( p.1440-1441 )
Pierre Bayard dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lus ? ( 2007 ) écrit :
" Dire sans arrêt à l' Autre les mots qu'il souhaite entendre, être exactement celui qu'il attend, c'est paradoxalement le nier comme Autre, puisque c'est cesser d'être un sujet, fragile et incertain, face à lui." ( p. 102 )
Dans le cadre de l'épicurisme, l'autre est l'ami et les mots qu'il souhaite entendre sont les paroles d'Épicure lui-même. En effet " Fais tout comme si Épicure te regardait " est une des règles de cette sagesse. Donc, dans le cercle des sages, quand il y a une conversation philosophique, l'ami porte la parole d'Épicure et son interlocuteur lui répond comme Épicure le ferait. Dit autrement, quand deux épicuriens parlent philosophie, c'est idéalement le maître qui monologue.
L'ami est donc exactement ce que son interlocuteur attend et en effet, si on définit le sujet comme étant essentiellement incapable de savoir au sens strict qui est devant lui, l'épicurien n'est pas alors un sujet. Il ne le serait d'ailleurs pas plus s'il se trouvait face à un non-ami, à un représentant de la foule. Il ne dirait certes pas ce que cet homme non éclairé par Épicure tient pour vrai mais il croirait savoir fort bien ce qu'il devrait dire pour le contenter.
Cependant n'arrive-t-il pas qu'un épicurien entende d'un autre ce qu'il ne souhaite pas entendre ?
Si, semble-t-il, car entre épicuriens le franc-parler, la franchise a cours :
" Au sein du Jardin est présente aussi une pratique discursive moins paisible, la parrhèsia, destinée à réformer et à rééduquer l'esprit des élèves égarés ou récalcitrants. Le point commun avec le dialogismos est là encore l'existence d'une vérité préétablie, considérée comme acquise : l'enjeu du franc-parler n'est pas dogmatique ( établir une thèse ) mais pédagogique ( aider l'élève à la comprendre et à la faire sienne, y compris dans ses actions, et dissiper les erreurs hamartiai )." ( ibidem )
C'est clair : seul l'apprenti entend ce qu'il ne souhaite pas entendre. Reste qu'il souhaitera l'avoir entendu, une fois les paroles bien comprises.
Concluons : mon ami dans l'épicurisme est bien un alter ego, un autre moi-même. Certes il n'a pas la même histoire, il mourra avant ou après moi : mais il a comme moi les croyances et les désirs d'Épicure, celui auprès de qui tous, avant d'apprendre de lui la vérité, ont été, au sens où on l'a ici défini, des sujets.
" Chercheur épicurien ", c'est bel et bien un oxymore !

mardi 21 janvier 2014

Les Épicuriens : d'antiques représentants de l'autisme grégaire ?

Dans le vocabulaire de l'épicurisme qui clôt la Pléiade consacrée à cette philosophie, on lit :
" L'homme est (...) amené à vivre avec ses semblables, en constituant non pas une res publica, mais de petits cercles d'intimes - le lieu idéal étant toujours le " privé " (idios) par opposition au " public " (koinos), d'où la recommandation attribuée à Épicure du lathe biôsas, "vis caché" (...) Les réunions d'amis sont la société la meilleure, régulée à la foi par les règles (générales) de la politesse et les liens (particuliers) de l'amitié. Dans ces petites thébaïdes se rencontrent les conditions idéales de la recherche de la vérité, indispensables au bonheur. La scène publique, en revanche, ne présente aucun intérêt, ni en termes de sécurité, ni en termes de sagesse." (p. 1430)
Sans se référer explicitement ou implicitement aux Épicuriens, le philosophe orwellien Jean-Claude Michéa écrit dans Impasse Adam Smith (2006) :
" Remarquons, dès maintenant, qu'il n'y a de communauté ou de société, au sens strict du terme, que là où il nous est donné de vivre avec des êtres que nous n'avons pas choisis et pour lesquels, par conséquent, nous n'éprouvons pas forcément une sympathie particulière. C'est seulement dans de telles conditions que peut se forger la civilité ( de la simple politesse aux différents codes du voisinage et de l'hospitalité ) comme capacité morale de s'accorder avec tous ceux dont nous devons partager l'existence, y compris lorsqu'ils ne nous ressemblent pas. Un des signes les plus évidents de la "sécession des élites" ( selon la formule de Christopher Lasch ) est, au contraire, la tendance de plus en plus marquée de ces dernières à privilégier désormais l'organisation en réseau, c'est-à-dire un cadre de vie fondé sur la seule dimension affinitaire ( voire intéressée ) : cela peut aller des bunker-cities de la nouvelle bourgeoisie américaine à ces " tribus " maffesoliennes, destinées aux multiples troupeaux, également pathétiques, de raversskaterscrashersrollersotakusteufeurs, et autres invraisemblables figures modernes de l'autisme grégaire. Il est clair que cette forme d'endogamie sociale ou d'apartheid volontaire, en atrophiant toute capacité de vivre avec ceux qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous n'avons pas d'affinité spéciale, contient en elle-même le principe de toute décomposition sociale future et l'abolition de la common decency." ( p.113 )
J'avais déjà remarqué que les lycéens en général éprouvent plus de sympathie pour les Épicuriens que pour les Stoïciens.

vendredi 18 janvier 2013

Marie Stuart donne raison à Jon Elster.

Les états essentiellement secondaires sont entre autres, comme l'écrit Jon Elster, des "états purement psychiques ou individuels qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" (L'irrationnalité, Traité critique de l'homme économique II, p.93, 2010, Seuil).
Elster en donne de nombreux exemples, dont "vouloir être heureux" :
" Selon un proverbe, "le bonheur fuit celui qui le cherche". Selon un autre proverbe, "si tu fuis le bonheur, il te poursuit ; si tu le cherches, il te fuit"." (ibid.)
Si l'argument est vrai, l'épicurisme mais aussi l'utilitarisme reposent sur une base fausse : en effet ces deux philosophies tiennent pour vrai que le bonheur est un but accessible par des moyens volontaires et rationnels.
Épicure identifie dans la Lettre à Ménécée le bonheur de chacun à "la santé de son âme" et commande de "faire de ce qui produit le bonheur l'objet de ses soins" (Les Épicuriens, p.45 La Pléiade).
Marie Stuart, morte, avait encore toute sa tête quand, dialoguant avec David Riccio ( mort aussi pour avoir été son possible amant ), elle lui dit :
" Laisse-là le jargon et les chimères des Philosophes. Lorsque rien ne contribue à nous rendre heureux, sommes-nous d'humeur à prendre la peine de l'être par notre raison ?"
Riccio, fidèle à la philosophie eudémoniste, proteste :
" Le bonheur mériterait pourtant bien qu'on prît cette peine-là."
C'est alors que, sans le savoir, la reine d'Écosse soutient plus ou moins la thèse du bonheur comme état essentiellement secondaire :
" On la prendrait inutilement ; il ne sauroit s'accorder avec elle : on cesse d'être heureux, sitôt que l'on sent l'effort que l'on fait pour l'être. Si quelqu'un sentoit les parties de son corps travailler pour s'entretenir dans une bonne disposition, croiriez-vous qu'il se portât bien ? Moi, je tiendrais qu'il serait malade. Le bonheur est comme la santé : il faut qu'il soit dans les hommes, sans qu'ils l'y mettent ; et s'il y a un bonheur que la raison produise, il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent qu'à force de remèdes, et qui sont toujours très faibles et très incertaines."
C'est avec ces lignes que Fontenelle termine le troisième dialogue de ses dialogues des morts modernes. On peut penser qu'il présente ainsi ce qu'il tient pour vrai.
En toute rigueur, ce n'est pas exactement la position de Jon Elster car Fontenelle fait seulement du bonheur complet un état essentiellement secondaire, sans juger fausse l'idée qu'un bonheur médiocre puisse être atteint par un effort le visant directement.
Le quadruple remède épicurien ne serait pas aux yeux de Fontenelle un remède absolument inefficace, mais une médecine ne pouvant pas causer ce qu'elle promet.
Si le bonheur est comme la bonne santé, il est donc largement une affaire de chance. Les calculs philosophiques en vue de l'atteindre sont des ersatz laborieux et décevants, les sagesses, des inventions de malheureux surévaluant le pouvoir de leurs raisonnements.
En tout cas, si Jon Elster a raison, le bonheur ne peut pas être identifié au plaisir : en effet, c'est à juste titre qu'on dit "se donner du plaisir", "prendre du plaisir", "se faire plaisir" etc. Le plaisir en général n'est pas un état essentiellement secondaire, même si certains désirs de plaisir peuvent être tels qu'ils n'obtiennent pas leur objet.

vendredi 8 juin 2012

L'immanence des mystiques.

" Les mystiques ont des visions tout à fait semblables aux tableaux des peintres ou aux miniatures des enlumineurs " écrit Émile Mâle en 1908 dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (Colin, 1925, p. 152).
Tels les Épicuriens, pensant voir, dans leurs rêves, les dieux tels qu'ils sont.

lundi 23 avril 2012

Le nom d' Épicure ou quand l'homme d'argent moque l'homme d'or.

Lisant l'excellent Cambridge Companion to Epicureanism (2009), je découvre un détail jamais su (ou alors vraiment oublié) : que le nom d' Épicure, Έπίκουρος est identique à έπίκουρος, adjectif signifiant : qui vient au secours de, qui défend ou protège contre quelque chose, et venant de έπίκουρέω (secourir, venir en aide, seconder). Le nom propre du philosophe donnera naissance au verbe έπίκουριζω : épicuriser dont les occurrences semblent bien rares.
Comme me l'apprend Diskin Clay dans The Athenian Garden, les epikouroi sont dans la République les auxiliaires armés qui viendront au secours de la cité :
" Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il (le dieu) a mêlé de l'argent " (415 a, trad. Brisson, p.1578)
Sachant cela, on apprécie un peu mieux ce que rapporte Diogène Laërce (X, 8), que, surnommant grossièrement les autres philosophes, Épicure ait choisi d'appeler Platon précisément "doré" .
On mesure aussi la révision à la hausse de son statut quand Lucrèce dans le De Natura Rerum (V, 7) le sort du rang second auquel l'avait destiné son nom pour non simplement le hisser à la première place mais plus radicalement l'extraire du genre humain :
" C'est un dieu, un dieu, dis-je, illustre Memmius,
qui le premier a découvert un principe de vie
qu'on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art,
a sorti, de si grands flots et de si grandes ténèbres, la vie,
pour la placer dans une si grande paix et une lumière si claire." (trad. Jackie Pigeaud, La Pléiade, 2010)
On goûtera peut-être davantage la traduction plus ancienne de Bernard Pautrat (2002) :
" Il faut le dire : oui, illustre Memmius,
ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva
cette règle de vie à présent dénommée
la sagesse, et qui eut l'art de tirer la vie
de flots si agités et de tant de ténèbres
pour la mettre en si claire et si calme lumière." (Classiques de poche, p.465)

lundi 24 octobre 2011

Une critique de l'argument d' Épicure sur la mort.

Dans Just the arguments : 100 of the most important arguments in Western philosophy(ed. Michael Bruce et Steven Barbone, Wiley-Blackwell, 2011), Steven Luper présente l'argument célèbre d' Épicure destiné à supprimer la peur de la mort (pour rappel, le voici dans la traduction de Jean Brun : "celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus"). Puis il le critique en ces termes :
" Unfortunately, it is not clear that this argument accomplishes what Epicurus wanted it to do. The problem is that the term "death" might mean at least two different things. First, it might signify an event : our ceasing to live. Call this "dying". Second, il might signify a state of affairs : the state of affairs we are in result of our ceasing to live. Call this "death". Both dying and death appear to harm us, and hence both threaten our equanimity. But Epicurus' argument shows, at best, that death is nothing to us." (p.99-100)
Je traduis : " Malheureusement, il n'est pas clair que l'argument réalise ce qu' Épicure voulait qu'il fît. Le problème est que le terme "mort" peut signifier au moins deux choses différentes. En premier, il peut signifier un évènement : le fait que nous sommes en train de cesser de vivre. Appelons-le "le fait d' être en train de mourir". En second, il peut signifier un état de choses : l'état de choses dans lequel nous sommes comme résultat du fait que nous avons cessé de vivre. Appelons-le "la mort". À la fois "le fait d'être en train de mourir" et "la mort" semblent bien nous nuire et par conséquent les deux mettent en danger notre sérénité. Mais l'argument d' Épicure montre, au mieux, que la mort n'est rien pour nous."
Il me semble que la critique ne porte pas car, tant que l’évènement n'a pas eu lieu, on est vivant comme on l'a toujours été. Épicure paraît concevoir en effet la mort comme un évènement instantané et donc personne n'est jamais en train de mourir. Certes cette conception instantanéiste de la mort n'est pas en accord avec les manières de parler : "on met du temps à mourir", "on est entre la vie et la mort" etc. mais on peut retraduire toutes ces expressions dans un idiome épicurien (par exemple, pour la première, on peut dire que les souffrances qui précèdent la mort n'en finissent pas). Certes ce que Steven Luper appelle le fait que nous cessions de vivre est bel et bien l'expérience de souffrances mais il ne faut plus aller chercher un remède dans l' argument examiné mais dans l'argument selon lequel la souffrance physique n'est pas à craindre car soit elle est terrible et courte soit elle dure mais est supportable (certes cet argument empirique, a posteriori n'est guère en accord avec l'expérience : lui est donc faible en revanche). Sur cette question, on peut se rapporter à l'un ou l'autre de mes anciens billets

mercredi 8 septembre 2010

Faut-il philosopher tôt ?

On connaît la première phrase de la Lettre à Ménécée, écrite par Épicure :
" Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme." (trad. Marcel Conche)
On connaît moins le conseil adressé au jeune homme Lucien Leuwen, pressé de trouver le bon chemin de la vie, conseil que Stendhal met dans la bouche d' un sage :
" Avancez un peu plus dans la vie, vous verrez alors d'autres aspects des choses ; contentez-vous, pour le moment de la manière vulgaire de ne nuire méchamment à personne. Réellement, vous avez trop vu de la vie pour juger de ces grandes questions ; attendez et buvez frais." (Lucien Leuwen p.98 Folio)
On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce. Mais il ne faisait pas tant confiance à la vie et ne conseillait pas de boire frais. Si le jeune devait attendre, c'était pour être préparé, sans même qu'il s'en doutât, à la philosophie, ce qui le conduisait quelquefois à avaler d'amères potions.

Commentaires

1. Le vendredi 17 septembre 2010, 09:26 par elias
"On se souvient aussi que Platon était hostile à un enseignement philosophique précoce."
Est-ce que cette position n'est pas liée à la perspective propre à la République qui fait de la formation philosophique le couronnement de la formatin de l'élite dirigeante?
La question de l'âge auquel philosopher serait, de ce point de vue, solidaire de la question de savoir qui doit philosopher.
2. Le vendredi 17 septembre 2010, 16:53 par Philalèthe
Vous avez raison. Je me référais implicitement à la République. Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes. L'idée platonicienne est que la philosophie en dissolvant dans un premier temps les opinions encourage chez les jeunes encore bien fougueux un scepticisme nihiliste. J'ai en tête le texte suivant :
" Je pense que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent aux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres.
- C'est tout à fait vrai, dit-il
- Pour sa part, un homme plus âgé, dis-je, ne consentira pas à participer à pareil délire." (VII 539b-c)
3. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:01 par elias
"Notez cependant que même les bonnes natures, celles qu'on pourra instruire jusqu'à leur donner la connaissance du Bien, ne sont pas plus aptes que les autres à philosopher jeunes."
En effet, mais ce que je voulais suggérer c'est que derrière la sélection des naturels philosophes comme derrière la fixation tardive (30 ans je crois) de l'age pour commencer à philosopher , il y a l'idée que, si certains ne font jamais de philosophie, ce n'est pas un problème (ce qui se conçoit parfaitement dans la perspective politique de la République mais qui paraitrait plus problématique dans la perspective éthique dont témoignent les dialogues socratiques).
La question de l'âge pour philosopher est aussi évoquée dans le Gorgias, mais le problème est inverse, puisque le propos de Callicles est de dire que la philosophie ne convient justement qu'à la jeunesse et est indigne d'un homme mûr.
4. Le vendredi 17 septembre 2010, 18:41 par Philalèthe
Merci pour ce rappel opportun relatif au Gorgias. Mais l'usage de la philosophie que préconise Calliclès n'a-t-il pas été de fait institutionnalisé ? C 'est de manière paradimagtique la philosophie en classe prépa commerciale, par exemple, la fréquentation des philosophies donnant à la fin un joli vernis - mieux, une rouerie conceptuelle - qui fait briller dans le monde (ce qui ne veut pas dire que les profs de philo ont cette fin en tête...). Et combien pensent, des profs de philo entourés de leurs élèves adolescents, ce que Calliclès pensait de Socrate ? Tant qu'eux-mêmes parviennent à ne pas se voir sous ce jour...
Permettez-moi de rappeler pour tous (sic) ce texte si percutant mis dans la bouche de Calliclès par Platon dans le Gorgias:
" Or, c'est exactement la même chose que j'éprouve en face de gens qui philosophaillent. Quand je vois un jeune, un adolescent qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre. Et, au contraire, le jeune homme qui ne fait pas de philosophe, pour moi, n'est pas de condition libre et ne sera jamais digne d'aucune belle et noble entreprise. Mais, si c'est un homme d'un certain âge que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme-là ne mérite plus que les coups. C'est ce que je disais tout à l'heure : cet homme, aussi doué soit-il, ne pourra jamais être autre chose qu'un sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la cité, la place des débats publics, "là, où dit le poète, les hommes se rendent remarquables". Oui, un homme comme cela s'en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu'il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace." (485 c-d)