La condamnation de la sauvagerie artificielle des cyniques n’implique pas celle de la sauvagerie naturelle des bêtes. Ce n’est pas seulement que les bêtes suivent nécessairement la nature alors que les cyniques eux ne font que suivre la mode cynique ; c’est que les bêtes sont un modèle pour l’apprenti stoïcien. C’est sous ce jour que les animaux font leur entrée dans les Lettres à Lucilius, précisément à la fin de la lettre V :
« Ferae pericula, quae vident, fugiunt ; cum effugere, securae sunt : nos et venturo torquemur et praeterito. Multa bona nostra nobis nocent : timoris enim tormentum memoria reducit, providentia anticipat. Nemo tantum praesentibus miser est.” = les bêtes sauvages fuient les dangers qu’elles voient ; quand elles ont fui, elles sont tranquilles : nous, nous sommes tourmentés et par le temps à venir et par le temps écoulé. Beaucoup de nos biens nous nuisent : en effet la mémoire ramène le tourment de la crainte, la prévoyance l’anticipe. Personne n’est malheureux seulement à causes des choses présentes.
On comprend qu’il ne s’agit pas de supprimer l’humanité en soi, dans un effort vain de se débarrasser de la conscience du temps. Sénèque le dit explicitement :
« Providentia maximum bonum condicionis humanae » = la prévoyance est le bien suprême de la condition humaine.
Il s’agit donc de faire un usage bénéfique de la capacité humaine d’anticipation.
Comment donc anticiper l’avenir de manière à pouvoir être prêt pour le présent, adapté, disposé aux choses présentes (ad praesentia aptamur) ? Une telle disponibilité pour le présent est conditionnée par la disparition de quelque chose de double auquel Sénèque donne plusieurs noms.
Si l’on se tient au texte d’Hécaton qu’il cite (« notre Hécaton » : pour la première fois Sénèque se réfère à un stoïcien), c’est l’opposition entre craindre (timere) et espérer (sperare). Mais Sénèque n’utilise pas seulement timor et spes, noms de la même famille que les deux verbes mentionnés. Il associe metus à timor (ce qui se comprend car ce sont des synonymes) et cupiditas (le désir, la passion) à spes. Cette dernière association, plus intéressante, permet de comprendre que la fin de l’espérance n’est pas la suppression impossible de l’anticipation de l’avenir, mais l’absence d’une anticipation exprimant des désirs violents.
Pour faire comprendre à Lucilius que cette double chose ne forme qu’un tout et qu’on ne peut pas se débarrasser d’un des éléments sans se débarrasser du tout, il la compare au couple formé par le soldat (miles) et son prisonnier (custodia), tous deux unis (copulare) par une chaîne (catena) : ils marchent ensemble (pariter incedunt) mais la crainte suit l’espérance. Il est donc clair que la crainte de l’avenir n’est en rien l’anticipation prudente des dangers, c’est juste l’envers de l’attente passionnée. La métaphore militaire est reprise pour articuler ce qu’il en est de ce type d’attente :
« Cogitationes in longinqua praemittimus »
Dans la langue de César, praemittere c’est envoyer des soldats en avant-garde explorer des terres encore inconnues. Les soldats sont devenus ici les pensées (cogitationes) chargées d’identifier les temps lointains (longinqua). On devine donc qu’un élément de l’anticipation prudente est nécessairement de ne pas voir comme un ennemi le temps à venir.
Il va de soi qu’une telle transformation psychologique implique la conversion à une métaphysique providentialiste dont Sénèque n’a pas encore touché un mot à Lucilius.
Commentaires
A mon avis la question - même si elle est intéressante en soi - passe un peu à côté de la position de Pyrrhon qui cherche à se présenter comme une ascèse, un travail sur soi qui irait jusqu'à se déprendre de ses propres croyances, peurs, souffrances...