Ayant déterminé la différence entre les compétences techniques et la compétence politico-morale, Protagoras en cherche une nouvelle preuve dans les conditions de distribution du blâme.
On blâme celui qui prétend disposer d’une compétence technique qu’en fait il ne possède pas ; c’est son manque de sincérité qu’on condamne alors.
Un tel raisonnement laisse penser que, si un homme injuste reconnaît son absence de justice, le blâme ne pourra concerner que son absence de justice et non sa sincérité.
Pourtant Protagoras condamne comme fou l’aveu par l’injuste de son état. Ce qui est objet de la condamnation ici est non l’injustice (il va de soi qu’elle est condamnable) mais la reconnaissance publique de celle-ci. Mais pourquoi donc ?
On blâme celui qui prétend disposer d’une compétence technique qu’en fait il ne possède pas ; c’est son manque de sincérité qu’on condamne alors.
Un tel raisonnement laisse penser que, si un homme injuste reconnaît son absence de justice, le blâme ne pourra concerner que son absence de justice et non sa sincérité.
Pourtant Protagoras condamne comme fou l’aveu par l’injuste de son état. Ce qui est objet de la condamnation ici est non l’injustice (il va de soi qu’elle est condamnable) mais la reconnaissance publique de celle-ci. Mais pourquoi donc ?
« Tout le monde, déclarent-ils, doit se déclarer juste, qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas ; c’est être fou que de ne pas simuler la justice, pour cette raison, pensent-ils, qu’il n’y a personne qui n’en participe, sans quoi il n’appartiendrait pas à l’humanité. » (323 bc trad. Robin)
Ces lignes sont embarrassantes.
Protagoras semble recommander une attitude machiavélienne : il faut prétendre avoir ce qu’on n’a pas quand les hommes s’accordent sur la reconnaissance de l’universalité et de la valeur de la chose en question.
Or, de deux choses l’une : ou bien tous les hommes ont effectivement dans leurs propriétés la justice et dans ce cas, l’injuste n’a pas à la simuler; ou bien quelques hommes ne l' ont pas (ce que suggère 322 d où l’homme qui « n’est pas capable de participer au sentiment de l’honneur et à celui du droit » est comparé à une maladie de la cité) et dans ce cas la raison donnée pour justifier la simulation est fausse.
En somme l’identité de l’homme injuste est floue: est-il un homme dénaturé ou qui n’agit pas conformément à une de ses propriétés ?
L’anthropologie que nous a livrée Protagoras reste jusqu’à présent trop indéterminée pour permettre de clarifier ce point. La suite du texte apportera cependant une distinction éclairante.
Protagoras semble recommander une attitude machiavélienne : il faut prétendre avoir ce qu’on n’a pas quand les hommes s’accordent sur la reconnaissance de l’universalité et de la valeur de la chose en question.
Or, de deux choses l’une : ou bien tous les hommes ont effectivement dans leurs propriétés la justice et dans ce cas, l’injuste n’a pas à la simuler; ou bien quelques hommes ne l' ont pas (ce que suggère 322 d où l’homme qui « n’est pas capable de participer au sentiment de l’honneur et à celui du droit » est comparé à une maladie de la cité) et dans ce cas la raison donnée pour justifier la simulation est fausse.
En somme l’identité de l’homme injuste est floue: est-il un homme dénaturé ou qui n’agit pas conformément à une de ses propriétés ?
L’anthropologie que nous a livrée Protagoras reste jusqu’à présent trop indéterminée pour permettre de clarifier ce point. La suite du texte apportera cependant une distinction éclairante.
Quoi qu’il en soit, Protagoras surprend encore davantage en se proposant ensuite de défendre une thèse à première vue inverse de celle qu’il vient de soutenir par la médiation du mythe : les qualités requises pour être un bon citoyen s’apprennent.
L’argument pourrait être qualifié de « grammatical » : à la différence des qualités comme l’aspect esthétique, la taille ou la force, dont l’absence est objet de pitié, le défaut de qualités politico-morales est objet de réprobation. Dans la même logique, Protagoras met en évidence la fonction dissuasive du châtiment et ce qu’elle implique : la responsabilité concernant les actes injustes (on notera qu’il juge que le châtiment a une telle fin chez les hommes en général, à l’exception de ceux qui ne se comportent pas comme des bêtes en se vengeant de manière irréfléchie : en effet, Protagoras défend que l’anti-modèle est ici non les Barbares ou d’autres Grecs que les Athéniens mais les animaux ; en ressort, contre tout ethnocentrisme, l’idée que les Athéniens sont au fond des hommes comme les autres).
L’argument pourrait être qualifié de « grammatical » : à la différence des qualités comme l’aspect esthétique, la taille ou la force, dont l’absence est objet de pitié, le défaut de qualités politico-morales est objet de réprobation. Dans la même logique, Protagoras met en évidence la fonction dissuasive du châtiment et ce qu’elle implique : la responsabilité concernant les actes injustes (on notera qu’il juge que le châtiment a une telle fin chez les hommes en général, à l’exception de ceux qui ne se comportent pas comme des bêtes en se vengeant de manière irréfléchie : en effet, Protagoras défend que l’anti-modèle est ici non les Barbares ou d’autres Grecs que les Athéniens mais les animaux ; en ressort, contre tout ethnocentrisme, l’idée que les Athéniens sont au fond des hommes comme les autres).
Protagoras ne voit pas la contradiction qu’il y a à première vue à soutenir à la fois sur le même point, après une thèse naturaliste, une thèse culturaliste.
Mais y a-t-il en fin de compte contradiction ? Rien de moins sûr.
En effet, pour répondre à l’objection socratique selon laquelle l’échec des hommes justes, tels Périclès, à transmettre leurs qualités à leurs fils prouve que la justice ne s’enseigne pas, Protagoras fait une distinction entre la prédisposition naturelle et l’aptitude qui nécessite certes une éducation mais est conditionnée par la prédisposition en question (il en conclut que les enfants en question ne sont pas aussi doués par nature que leurs pères).
On pourrait ainsi supprimer la contradiction : d’une part le mythe met en évidence une prédisposition naturelle et humaine à la justice ; d’autre part l’éducation est requise pour l’actualiser par l’exercice. Hermès aurait donc distribué bel et bien à tous les hommes des qualités politico-morales mais 1) virtuelles et 2) à des degrés différents. Que l’actualisation de ces qualités prenne du temps et demande une éducation continue, Protagoras le met en évidence par le tableau précis des étapes de l’éducation en question : viennent en premier lieu « sa nourrice, sa mère, son précepteur, son père en personne » (325 c trad. Robin), puis le grammatiste qui lui apprend à écrire et à lire, troisièmement le maître de cithare et enfin le maître de gymnastique (on notera que comme Socrate dans La République, Protagoras subordonne l’apprentissage de la poésie à la moralité – le critère du bon poète est sa capacité par ses vers à développer la moralité du lecteur; de même il assigne une fin éthique au développement des qualités physiques – point que les cyniques reprendront -). Protagoras est sensible aussi au fait que la moralité est transmise à travers les relations avec autrui mais en dehors de tout enseignement explicite, ce qui peut expliquer selon lui l’affirmation socratique selon laquelle il n’y a pas de maîtres ès moralités :
Mais y a-t-il en fin de compte contradiction ? Rien de moins sûr.
En effet, pour répondre à l’objection socratique selon laquelle l’échec des hommes justes, tels Périclès, à transmettre leurs qualités à leurs fils prouve que la justice ne s’enseigne pas, Protagoras fait une distinction entre la prédisposition naturelle et l’aptitude qui nécessite certes une éducation mais est conditionnée par la prédisposition en question (il en conclut que les enfants en question ne sont pas aussi doués par nature que leurs pères).
On pourrait ainsi supprimer la contradiction : d’une part le mythe met en évidence une prédisposition naturelle et humaine à la justice ; d’autre part l’éducation est requise pour l’actualiser par l’exercice. Hermès aurait donc distribué bel et bien à tous les hommes des qualités politico-morales mais 1) virtuelles et 2) à des degrés différents. Que l’actualisation de ces qualités prenne du temps et demande une éducation continue, Protagoras le met en évidence par le tableau précis des étapes de l’éducation en question : viennent en premier lieu « sa nourrice, sa mère, son précepteur, son père en personne » (325 c trad. Robin), puis le grammatiste qui lui apprend à écrire et à lire, troisièmement le maître de cithare et enfin le maître de gymnastique (on notera que comme Socrate dans La République, Protagoras subordonne l’apprentissage de la poésie à la moralité – le critère du bon poète est sa capacité par ses vers à développer la moralité du lecteur; de même il assigne une fin éthique au développement des qualités physiques – point que les cyniques reprendront -). Protagoras est sensible aussi au fait que la moralité est transmise à travers les relations avec autrui mais en dehors de tout enseignement explicite, ce qui peut expliquer selon lui l’affirmation socratique selon laquelle il n’y a pas de maîtres ès moralités :
« Si maintenant Socrate, tu fais le difficile, c’est que la moralité est enseignée par tout le monde, par chacun dans la mesure où il en est capable, et que tu n’en aperçois aucun maître ! C’est comme si, par exemple, tu cherchais quelqu’un pour nous apprendre à parler grec, tu n’en verrais non plus aucun maître ! » (327 e – 328 a).
Là non plus, pas de contradiction entre la thèse selon laquelle la moralité est enseignée « scolairement » et celle selon laquelle elle est enseignée indirectement par la vie en commun. Les deux transmissions sont complémentaires et Protagoras présente seulement son propre enseignement comme pouvant faire avancer en moralité les jeunes hommes qui l’écouteront.
Tout au long de cette description, Protagoras insiste sur la valeur de la correction dans l’apprentissage, le châtiment légal étant d’ailleurs identifié à une correction du même type que celle infligée par les maîtres, la mise à mort ou le bannissement devenant les ultimes recours face à des hommes insensibles aux corrections.
On reste tout de même face à une difficulté concernant le coupable « incurable » (325 b) : n’a-t-il aucune prédisposition à la justice ou bien à un degré si faible qu’aucun forme d’apprentissage ne peut être efficace ? C’est toute la question de l’humanité du criminel qui est ici en jeu.
Ceci dit, à bien lire le texte de Protagoras, il n’y a pas à choisir entre la nature et la culture car celle-ci ne produit des changements en l’homme qu’à partir de celle-là.
La nature, en tout cas, ne suffit pas à expliquer que les hommes soient justes. Protagoras, se référant à une pièce comique de Phérécrate, intitulée Les sauvages, imagine un état de nature (« des hommes chez lesquels il n’existe ni éducation, ni tribunaux, ni lois, ni absolument aucune contrainte par laquelle ils soient, en tout état de cause, contraints de se soucier de moralité » 327 d) et affirme que les plus mauvais des hommes civilisés sont encore préférables aux hommes à l’état de nature, ce qui semble revenir à dire que ceux que Protagoras présentait plus haut comme une maladie de la polis ont tout de même une méchanceté affaiblie par l’éducation, même si cette dernière ne va pas jusqu’à en faire des hommes respectueux de la justice.
La nature, en tout cas, ne suffit pas à expliquer que les hommes soient justes. Protagoras, se référant à une pièce comique de Phérécrate, intitulée Les sauvages, imagine un état de nature (« des hommes chez lesquels il n’existe ni éducation, ni tribunaux, ni lois, ni absolument aucune contrainte par laquelle ils soient, en tout état de cause, contraints de se soucier de moralité » 327 d) et affirme que les plus mauvais des hommes civilisés sont encore préférables aux hommes à l’état de nature, ce qui semble revenir à dire que ceux que Protagoras présentait plus haut comme une maladie de la polis ont tout de même une méchanceté affaiblie par l’éducation, même si cette dernière ne va pas jusqu’à en faire des hommes respectueux de la justice.
Ajoutons que rétrospectivement la distinction don naturel / capacité acquise par l’éducation permet d’éclairer un peu le passage sur la folie de l’aveu par l’injuste de son injustice : ce dernier doit simuler non la disposition à être juste (il l’a bel et bien), mais le comportement juste (la raison de cette hypocrisie est sans doute dans le risque qu’il prend à se reconnaître publiquement comme n’ayant pas quelque chose 1) de proprement humain et 2) de dépendant de sa responsabilité).
Pour conclure, disons que si Léon Robin présentait ce discours inaugural comme étant peut-être un pastiche du style de Protagoras, j’ai plutôt essayé de le prendre au sérieux. En tout cas, Platon, en faisant parler Protagoras, ne l’a pas ridiculisé. Protagoras a l’art de concilier des thèses qui avec trop de systématisme pourraient s’exclure.