Dans la pensée 41 (éd. Le Guern), Pascal fait de la perception du visage d'autrui la cause d'une fâcheuse distraction :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur."
On note ici deux effets de l'imagination : d'abord elle fait croire, sur la base du statut et de l'apparence, à la totale rationalité du magistrat ; ensuite elle détourne ce dernier de l'écoute attentive du prédicateur. On pourrait imaginer une suite : voyant l'inattention du magistrat, le prédicateur croirait dans la médiocrité de sa parole et en perdrait l'aptitude à la délivrer selon les formes.
Pour être franc, j'ai pensé bien plus vaguement à ce texte quand j'ai lu un passage d' Être sans destin(1975) de Imre Kertész où l'imagination a l'effet inverse, d'empêcher de voir, tel qu'il est, le visage des autres. Le narrateur, Juif hongrois, arrive au camp de Buchenwald, où il a été déporté : alors que la gendarmerie hongroise a encadré les déportés pour les enfermer dans les wagons, ce sont les soldats allemands qui désormais surveillent et accompagnent la marche des prisonniers :
" Je ne pouvais qu'admirer la rapidité, la précision régulière avec lesquelles tout se déroulait. Quelques cris brefs :: "Alle raus !" - "Los !" - "Fünferreihen !" - "Bewegt euch !" - quelques détonations, quelques claquements, un ou deux mouvements de bottes, quelques coups de crosse, de rares gémissements - et déjà notre colonne se formait, s'ébranlait, comme tirée par une corde, et au bout du quai un soldat s'y joignait de chaque côté en effectuant toujours le même demi-tour, toutes les cinq rangées de cinq, remarquai-je - c'est-à-dire qu'il y en avait deux pour vingt-cinq hommes en habit rayé -, à environ un mètre de distance et, sans détourner un seul instant le regard, ils marquaient la direction et le rythme simplement avec leurs pas, maintenaient en vie cette colonnne qui bougeait et ondulait sans cesse, qui ressemblait un peu à la chenille qu'enfant je faisais entrer dans une boîte d'allumettes à l'aide de morceaux de papier et d'aiguillons ; tout cela m'étourdissait quelque peu et me fascinait totalement, d'une certaine manière. Je souris même, car je m'étais rappelé brusquement l'escorte indolente, pour ainsi dire pudique, du fameux jour où nous étions allés à la gendarmerie. Mais même tous les excès des gendarmes, reconnus-je, n'étaient qu'une sorte de fanfaronnade criarde comparée à cette compétence professionnelle silencieuse dont tous les éléments s'articulaient parfaitement. Et j'avais beau voir, par exemple, leur visage, leurs yeux ou la couleur de leurs cheveux, l'un ou l'autre trait particulier voire défaut, un bouton sur leur peau, j'étais totalement incapable de m'accrocher à quelque chose, j'étais à deux doigts de douter, effectivement, si ceux qui marchaient à côté de nous étaient en dépit de tous nos semblables, si, en définitive, ils étaient de la même substance que nous, au fond. Mais il me vint à l'esprit que ma façon de voir pouvait être erronée, puisque c'est moi qui n'étais pas de la même substance, naturellement." (éd.Babel, p.166-167)
Les visages ici ont beau être humains, trop humains, l'impeccabilité du rite militaire détourne le narrateur non de la perception de la médiocrité des visages mais de celle des porteurs de visages. Qui sait ? si la propagande antisémite avait eu toute son efficace, ces spécialistes auraient été imaginés comme des surhommes, mais, son effet n'étant que moyen, c'est le narrateur qui juge être un sous-homme.
Pascal a aussi établi une relation entre les soldats et l'imagination mais elle diffère de celle présentée dans le texte de Kertész :
" (...) Nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n'ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires."
Les soldats pascaliens exhibent la force, qui, faisant peur, motive l'imagination à attribuer une surnature aux rois. En revanche la soldatesque nazie n'a pas ici la force, mais, pardonnez, la forme. C'est la structure en mouvement qui donne l'illusion de la supériorité ; le narrateur comprend cette dernière dans le sens le moins excessif mais le plus humiliant pour lui-même.