Peu de philosophes antiques cités dans le dernier ouvrage de Thomas Nagel Mind and cosmos (2012), mais tentons tout de même d'approcher ce livre par ses quelques références dispersées aux philosophes anciens.
Bien qu'il ne soit pas répertorié dans l'index, Platon est cité une fois, mais cette mention est décisive car Nagel, se qualifiant d' "idéaliste objectif", se situe dans la tradition platonicienne :
" The view that rational intelligibility is at the root of the natural order makes me, in a broad sense, an idealist - not a subjective idealist, since it doesn't amount to the claim that all reality is ultimately appearance - but an objective idealist in the tradition of Plato and perhaps also of certain post-Kantians, such as Schelling and Hegel, who are usually called absolute idealists. " (p.17)
Par cet arrière-plan platonicien s'éclaire immédiatement le sous-titre de l'ouvrage : Why the materialist neo-darwinian conception of nature is almost certainly false. En effet, d'après Nagel, ce ne sont pas seulement des causes mécaniques, comme disait Leibniz, qui peuvent expliquer l'apparition dans le cosmos, de la vie, de l'esprit, de la connaissance objective, des valeurs.
Nagel va donc réhabiliter les causes finales; si le concept n'est jamais formulé, en revanche l'auteur est clair : il refuse autant l'explication théiste (il est athée) que l'explication mainstream physicaliste des quatre réalités présentées plus haut. Qualifiant son point de vue, il écrit :
" This a throwback to the Aristotelian conception of nature, banished from the scene at the birth of modern science " (p.66)
Mais Nagel n'est pas dogmatique, dans la conclusion, il précise :
" These teleogical speculations are offered merely as possibilities, without positive conviction." (p.124)
Il avait manifesté la même prudence dans sa deuxième et dernière référence à Aristote :
" I am not confident that this Aristotelian idea of teleology without intention makes sense, but I do not at the moment see why it doesn't " (p.93)
En effet que peut bien être une explication téléologique non théiste ?
On ne doit pas attendre de ce travail des faits nouveaux venant justifier cette tentative hétérodoxe de faire une science naturelle téléologique. Aux yeux de Nagel, les faits déjà connus suffisent à affaiblir l'explication causale par le rôle trop grand donné dans une telle explication à la répétition de l'improbable.
C'est dans la troisième partie, la seule un peu difficile dans un ouvrage de lecture aisée, que l'auteur envisage les trois types d'explication du cosmos, dont une seule devrait, selon lui, être plus explorée par des philosophes et des scientifiques imaginatifs et instruits. Chacune de ces explications pouvant être réductionniste (reductive) ou émergentiste (emergent), Nagel présente donc les limites de l'explication causale réductionniste (la vie, l'esprit, la connaissance objective, les valeurs seraient intégralement explicables par la physique) ou émergentiste (ces réalités émergeraient à un certain degré d'évolution de la matière et auraient leur lois propres). Mais on sent vite qu'il n'a guère de sympathie pour l'explication intentionnaliste (théiste), qu'elle soit émergentiste ou réductionniste. En revanche il essaye de rendre intelligible ce que pourrait être une explication téléologique (réductionniste ou émergentiste) de l'univers. Cela a alors un air de famille avec le néo-hegélianisme, entre autres quand on lit : " the process seems to be one of the universe gradually waking up " (p.117) ou bien : " each of our lives is a part of the lengthy process of the universe gradually waking up and becoming aware of itself " ( p.85) sans oublier dans les dernières pages : " The universe has become not only conscious and aware of itself but capable in some respects of choosing its path into the future - though all three, the consciousness, the knowledge, and the choice, are dispersed over a vast crowd of beings, acting both individually and collectively." (p.124)
C'est clair en tout cas que les spinozistes contemporains trouveront dans ce texte matière à objections !
Certes ce livre, aux présupposés métaphysiques lourds, a déjà dû être déjà récupéré par des partisans peu scrupuleux de l' Intelligent Design, surtout que Nagel recommande de lire ses meilleurs avocats :
" Even if one is not drawn to the alternative of an explanation by the actions of a designer, the problems that these iconoclasts pose for the orthodox scientific consensus should be taken seriously. They do not deserve the scorn with which they are commonly met. It is manifestly unfair. " (p.10)
Reste que Thomas Nagel est sans aucune ambiguïté. Il manque trop de sensus divinitatis (p.12) pour préférer le théisme au matérialisme néo-darwinien qu'il critique pourtant du début à la fin de son texte.
Ce qui laisse penser d'ailleurs que les options philosophiques se prennent sur un arrière-plan de préférences que la philosophie peinerait à pleinement justifier.