Affichage des articles dont le libellé est Épiménide. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Épiménide. Afficher tous les articles

dimanche 4 septembre 2005

Épiménide, plus qu'un homme et moins qu'un Dieu.

Tel un patriarche biblique, Epiménide a vécu 299 ans ou 157 ans ou 154 ans, rapporte sans ciller Diogène Laërce. Entre mortel et immortel en somme, ce que suggèrent aussi d’autres traits :
1) « Démétrios dit que certains rapportent qu’il reçut des Nymphes une nourriture particulière et qu’il la conserva dans un sabot de boeuf (chez les Grecs le boeuf est un animal sacré). En prenant de cette nourriture un tout petit peu à la fois, il ne rejetait aucun excrément et paraissait ne jamais manger » (I, 114)
Je lis à propos des Nymphes dans l’ Encyclopedia Universalis :
« Généralement associées aux notions de fécondité, de croissance, aux arbres comme à l’eau, elles n’étaient pas immortelles, mais douées toutefois d’une existence extrêmement longue ».
Ainsi Epiménide, nourri par les nymphes, leur ressemble. Mais il faut surtout ne pas le confondre avec un ascète : il ne fait pas l’effort de ne pas manger, il bénéficie juste d’un aliment divin qui le fait vivre en réduisant au maximum le processus: ingestion-digestion-excrétion.
2) « Certains disent que les Crétois lui offrent des sacrifices comme à un dieu. »
La raison en est sa capacité surhumaine à anticiper l’avenir :
« Lorsqu’il vit le port de Munichie à Athènes, il dit que les Athéniens ignoraient tous les maux que cet endroit allait leur causer, sinon ils le démantèleraient fût-ce avec leurs dents. Voilà ce qu’il disait bien des années avant les événements. »
Pas de doute ici : le sage est un voyant. A la différence d’un futurologue qui infère l’avenir à partir des signes du présent, Epiménide voit le futur dans le présent. Cette vie ne me servira donc pas non plus à mettre en garde les élèves contre certaines tendances fâcheusement irrationalistes de leur époque ! Ces sages ne sont décidément pas de purs raisonneurs.
3) « On dit aussi que dans une première vie il s’appelait Eaque – et qu’il prédit aux Lacédémoniens la prise (de leur cité) par les Arcadiens – et qu’il prétendait avoir souvent recommencé de nouvelles vies. »
Avant le Christ, Epiménide est dieu fait homme, si on me pardonne l’expression. En effet Eaque est fils de Zeus et juge aux Enfers avec Minos et Rhadamante Décidément cette vie baigne dans le merveilleux. D’ailleurs j’imagine qu’il y eut des relectures rationalistes d’une telle biographie. Le trait suivant me paraît en porter la trace :
« Ils s’en trouvent qui prétendent qu’il ne s’est pas endormi, mais qu’il s’est éloigné pendant un certain temps pour étudier la cueillette des racines » (112)
Cet Epiménide aux pieds sur terre, absorbé par ce qui monte d'elle, me paraît l’antithèse exacte de celui dont Diogène fait généralement le portrait et qui est tourné vers le ciel :
« Théopompe, dans ses Récits merveilleux, (dit qu’) alors qu’il construisait le sanctuaire des Nymphes, une voix surgit du ciel (disant) : « Epiménide, (ne construis) pas (de sanctuaire) pour les Nymphes, mais pour Zeus » » (115)
Vaut-il donc mieux honorer son père que sa nourrice ?

Épiménide l'inclassable.

Epiménide n’est ni un philosophe, ni un prêtre, ni un théologien, ni un littérateur, ni un politique : il est tout cela à la fois. Aucun de ces qualificatifs ne désigne une aptitude sur laquelle les autres seraient fondées. Il est expression, et non, à l'image entre autres de Socrate, contestation de la culture grecque de son époque. Voyez ce que nous appelons aujourd’hui la mythologie : il y baigne et la commente à la fois. Entouré et inspiré par les dieux, il en traite aussi dans ses ouvrages. Comme Hésiode, il écrit une Théogonie, c’est-à-dire une généalogie des dieux. Il consacre des milliers de vers à l’ Origine des Courètes (les courètes sont « les compagnons guerriers des dieux » si j’en crois Festugière) et des Corybantes (prêtres de Cybèle) et à La construction du vaisseau Argos et la traversée de Jason vers la Colchide. Comme illustration de l’identité ambiguë d’Epiménide, je lis dans les dernières lignes que lui consacre Diogène :
« Myronianus cependant, dans ses Similitudes, dit que les Crétois l’appelaient Courète » (I, 115)
Si je prenais au sérieux le titre de l’ouvrage de cet auteur, connu seulement pour les quelques références qu’y fait Diogène, je dirais donc que si Epiménide n’était pas divinisé par certains de ses contemporains, ils établissaient entre lui et les dieux une similitude. "Comme un dieu parmi les hommes" pour reprendre l’expression employée par Epicure et lui servant à désigner le sage à la fin de la Lettre à Ménécée. Epiménide, ce théologien qui a quelques apparences des êtres dont il traite, est aussi un fondateur, voire le premier fondateur :
« Il fonda aussi à Athènes le sanctuaire des Déesses Augustes, comme le dit Lobôn d’Argos dans son traité Sur les poètes. On dit encore qu’il fut le premier à purifier les maisons et les champs et à fonder des sanctuaires. » (112)
Epiménide ne participe pas seulement à une culture qu’il ne critique pas, il semble même à travers ce que ces lignes suggèrent l’instituer, comme le confirme son oeuvre politique. Non seulement il écrit (en prose cette fois) sur la Constitution de la Crète mais paraît même l’avoir établie :
« Circule de lui aussi une lettre adressée à Solon le législateur, qui contient la constitution que Minos établit pour les Crétois. »
Minos, légendaire législateur, avait donc un nègre : il s’appelait Epiménide.

samedi 3 septembre 2005

Épiménide en purificateur.

Paradoxalement Epiménide est donc renommé non pour des efforts herculéens mais pour une longue absence de 57 ans. Célèbre même jusqu’à Athènes, qui, suivant un oracle de la Pythie, fait appel à lui pour se purifier de la peste. Je ne mentionnerai donc pas Epiménide dans mes cours si je dois illustrer par un exemple mémorable ce que certains historiens ont désigné du nom de « miracle grec », c’est-à-dire la rupture avec le religieux et l’émergence du rationnel, en somme lui aussi purifié de toute croyance suspecte à l’entendement ! En revanche Epiménide me permettrait de parler « philosophiquement » des ovins, sous la forme non plus d’un mouton égaré et égarant, mais sous celle de multiples brebis, noires et blanches. Si je ne suis pas assez savant pour commenter le choix de ces deux couleurs, néanmoins je relève qu’elles sont aussi du genre divaguant, à une différence près par rapport au mouton inaugural, c’est qu’Epiménide les fait errer, mais pas n’importe où, dans un lieu prestigieux d’Athénes, l’Aéropage :
« Et là il les laissa aller où elles voulaient, après avoir ordonné à ses assistants d’offrir, là où chacune d’elles se coucherait, un sacrifice au dieu du voisinage. » (I, 110)
De ce texte Richard Goulet donne une variante :
« de les sacrifier, là où chacune d’elles se coucherait, au dieu du voisinage »
Cette deuxième version présente un sacrifice aléatoire franchement plus économique puisque l’animal non seulement en indique le lieu mais aussi en fournit la matière ! Je pense donc à des moutons non moutonniers, mais fort individualistes, qui, en se dispersant, multiplient par la diversité des endroits, donc des dieux, les chances de succès du rite de purification.
« Et c’est ainsi que le mal cessa. »
Je suis porté à penser que pour la réussite du tout il n’a même pas été nécessaire d’identifier « le dieu du voisinage » (et d’ailleurs qu’est-ce au juste qu’un dieu du voisinage ? A ma connaissance, les dieux, loin d’être fixés ici ou là , ont une identité mobile et multiple. Sans doute s'agit-il du temple du voisinage). En effet, Diogène Laërce, en archéologue-guide de l’Athènes dont il est le contemporain, ajoute :
« C’est pourquoi encore aujourd’hui il est possible de découvrir dans les dèmes d’Athènes (le dème est une circonscription électorale ; Claude Mossé fait l’hypothèse qu’il y en avait une centaine à l’origine : les brebis se sont donc largement éparpillées...) des autels anonymes, en souvenir de la propitiation qui fut alors célébrée. »
Mais il y a une autre version du sacrifice, plus sombre, où Epiménide utilise son intelligence non pour inventer un dispositif hasardeux mais pour identifier la source du mal:
« D’autres rapportent qu’il aurait dit que la cause de la peste était la souillure liée à l’affaire de Cylon et qu’il aurait indiqué la façon de s’en débarrasser. Et pour cette raison on aurait fait mourir deux jeunes gens, Cratinos et Ctésibios, et le fléau aurait été dissipé ».
Je ne m’attendais pas à trouver un sage grec en sacrificateur de jeunes gens (en effet le coupable de l’affaire est l’archonte Mégaclès, accusé d’avoir massacré, alors qu’ils s’étaient réfugiés sous la protection d’Athéna, les partisans de Cylon, candidat à la tyrannie ; les deux jeunes hommes, auxquels Diogène ne fait plus jamais référence, ne sont donc que de vulgaires boucs émissaires ou autrement dit des victimes propitiatoires). Il y a donc deux Epiménide : l’un en sacrificateur qui fait tuer (Diogène précise qu’il a des assistants) en aveugle des animaux et l’autre qui fait assassiner en connaissance de cause des hommes. Cependant, la conclusion de l’histoire me replace en terrain familier : il refuse l’argent que les Athéniens veulent lui donner et préfère en bon politique une alliance entre Athènes et la Crète. Voyons dans ce dernier trait autant le mépris des richesses que l’amour du bien public. Cet homme aimé sans raison des Dieux mérite finalement son auréole.

jeudi 1 septembre 2005

Épiménide : être un sage, ce n'est pas forcément être éveillé.

La vie d'Epiménide ne ressemble à aucune des vies précédentes. Certes les premières lignes donnent le change: comme souvent, Diogène Laërce fait sa généalogie en présentant des alternatives; dans son cas, on ne sait pas en fait de qui il est le fils. Ceci dit, j'ai bientôt l'impression gênante de lire le début d'une histoire fantastique:
" Envoyé un jour par son père dans la campagne pour rechercher un mouton (ce sage semble donc avoir été d'abord un berger, du moins un paysan), il dévia de son chemin à midi (il se perd donc à l'heure où il fait le plus clair) et il s'endormit dans une grotte pour cinquante-sept ans. En se réveillant après tout ce temps, il cherchait le mouton, croyant avoir dormi peu de temps (voilà bien une illustration hyperbolique du caractère trompeur de la conscience humaine ! ). Comme il ne le retrouvait pas, il vint dans le champ: découvrant que tout avait changé et appartenait à quelqu'un d'autre, il revint vers la ville, tout perplexe. Et là, entrant dans sa maison il rencontra des gens qui lui demandèrent qui il était, jusqu'à ce qu' il trouve son plus jeune frère, maintenant déjà âgé (est-il devenu, le temps passant, le tout petit frère de son pourtant jeune frère ?) et apprenne de lui toute la vérité. Quand on l'eut reconnu, il fut considéré chez les Grecs comme l'homme le plus aimé des Dieux (pour avoir dormi cinquante-sept ans ? Etrange ! Subir passivement pendant une si longue durée le passage du temps, n'avoir donc aucune action à mettre à son compte et néanmoins être le favori des dieux ! A moins que la faveur divine ne se traduise par le maintien d'une apparence juvénile ?) (I, 109)
Je ne sais que penser de cette histoire: dois-je en tirer l'idée qu'est sage celui qui reste le même alors que tout change autour de lui ? Ce long endormissement à l'abri de tout serait-il une allégorie paradoxale ? En sorte que je pourrais faire de cet enfant immobilisé par le sommeil l'illustration de l'éveil vigilant du stoïcien par exemple, enfermé dans sa citadelle intérieure ? Comment ne pas penser aussi à la Caverne platonicienne, d'où il faut s'enfuir au plus tôt si on veut découvrir la réalité ensoleillée du monde intelligible ? Bizarre Epiménide qui fait ici l'inverse, en s'enfonçant dans une grotte pour presque toute une vie alors que le soleil est à son acmé !
Ajout du 04/09/12 :
Dans Timon ou le Misanthrope de Lucien, Timon reproche à Zeus de ne pas se manifester et mentionne à cette occasion le sommeil de 57 ans d' Épiménide :
" Alors, décide-toi maintenant enfin fils de Cronos et de Rhéa, secoue ton profond et doux sommeil - tu as déjà battu le record d' Épiménide ! -, ranime la flamme de ton foudre et rallume-le à l'Etna, fais-nous un grand feu d'artifice et nous montre une colère de Zeus vaillant et impétueux, à moins qu'il n'y ait du vrai dans les histoires que racontent les Crétois sur toi et le tombeau que tu aurais dans leur île."
Avant la grande nouvelle diffusée par Nietzsche que Dieu est mort, Lucien discrètement évoque la possibilité de la mort de Zeus.