A la date du 8 Juin 1943, Claude Mauriac écrit dans son journal:
"Dernier concert de la Pléiade, galerie Charpentier, hier. Arthur Honegger, Paul Eluard, tout le "beau monde" habituel. D'un programme inégal je retiens l'étonnant Socrate d'Erik Satie, où je reconnais avec émotion des pages du Banquet, de Phèdre, et surtout le récit de la mort de Socrate du Phédon, d'une belle noblesse:
"Puis il but le breuvage avec une tranquillité et une douceur admirables. Jusque-là nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais en le voyant boire et après qu'il eut bu nous n'en fûmes plus les maîtres; malgré moi, malgré tous mes efforts, mes larmes coulèrent avec tant d'abondance que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même, car ce n'était pas sur Socrate que je pleurais, mais sur mon malheur, en songeant à l'ami que j'allais perdre..."
La belle voix de Suzanne Balguerie, la discrétion de la musique de Satie, s'effaçaient devant le texte mais lui ajoutaient le pouvoir de leur magie incantatoire. Mon père (François Mauriac, donc) disait que ce qui le troublait dans ce drame symphonique, c'était Platon, non Satie; et dans Platon, Socrate; et dans Socrate, sa mort; et dans cette mort, celle du Christ. Tout y était déjà, et la Cène elle-même, et la douleur des disciples, et la sérénité du supplicié divin. J'ajoutai que j'avais été frappé par le son historique que rendait ce récit. Cette dette à Eusculape, que Socrate rappelle avant de mourir, c'est là un détail qui n'a pu être inventé par Platon. Les choses ont bien dû se passer ainsi. Et je songeai que Socrate avait existé, qu'il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme, son ignorance, sa lâcheté, sa misère d'homme. Divin, pourtant. Sachant qu'on reconnaîtrait en lui un messager des dieux. Mais croyant vraiment être initié au surnaturel ? Ou faisant semblant d'être dupe ?" (Le temps immobile I p.90-91)
Bel exemple de lecture réductionniste et triplement: réduction d'une oeuvre d'art à son thème (de Socrate à Socrate), de ce thème au personnage historique homonyme (de Socrate à Socrate en somme), de ce dernier (qui cesse d'être ce qu'il est au fond dans le texte pour le narrateur, son ami) à un autre personnage historique (de Socrate au Christ), l'apparente historicité des deux ne devant pas tromper sur leur rôle en tant que signes du Transcendant (seule la dernière phrase, sur laquelle je reviendrai, donne à Socrate un relief spécifique qui l'empêche d'être une imitation de Jésus-Christ).
Donc négation de l'Antiquité païenne, transformée ainsi en annonciation. Par là même, idée d'une autre lecture, inversée simplement: le Christ comme répétition dégradée de la passion originaire, celle de Socrate. Entre les deux, non plus un gain mais une perte sévère (dois-je citer ici Nietzsche dans l'avant-propos (1885) de Par-delà le bien et le mal:"le christianisme est un platonisme pour le "peuple"" ?).
Dans les deux cas une idée douteuse peut-être, en ce que la relation Socrate/Jésus est toujours pensée dans le cadre de la relation entre le modèle et la copie.
Certes l'interprétation chrétienne du phénomène socratique a ses lettres de noblesse: au-delà de Pascal ( "Platon pour disposer au christianisme" Pensée 519 Ed. Le Guern), elle paraît remonter au Traité de la véritable religion de Saint-Augustin. On trouve d'ailleurs dans ce livre quelques lignes permettant de formuler d'une autre manière le doute exprimé par Claude Mauriac dans la dernière phrase:
"Le peuple, aussi bien que les prêtres , connaissait cette variété d'opinions sur la nature des dieux; car chacun de ces philosophes produisait au grand jour ses enseignements et cherchait par tous les moyens à les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous ensemble, avec leurs disciples également animés de sentiments opposés, assistaient aux mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple à des actes religieux bien différents de ce qu'ils disaient à ce même peuple dans leurs enseignements particuliers." (Oeuvres complètes T.III 1843 trad. de l'abbé Joyeux)
Claude Mauriac, me semble-t-il, suggérait (contre l'interprétation de son père ?) que Socrate (tel le législateur dans le Contrat Social de Rousseau ?) avait peut-être habillé de polythéisme une pensée toute humaine et simplement rationnelle absolument. Saint-Augustin, lui, pointe la contradiction entre deux allégeances religieuses, l'une aux faux dieux, traduite par la pratique unanime des rites païens (le coq d'Esculape), l'autre au vrai dieu, explicite dans le discours philosophique.
Qui détient la vérité ? Reste qu'il est difficile de faire abstraction de la référence aux dieux dans les paroles de Socrate, au point que c'est toujours forcé de le présenter en incarnation de la raison pure ("le miracle grec").