On peut lire Sénèque dévotement, ou universitairement. On peut aussi le lire avec amusement. La dixième lettre à Lucilius s'y prête.
Sénèque y reprend le conseil déjà donné dans
la lettre 7 : il faut fuir la foule et se retirer en soi-même (
recede in te ipse), en ajoutant cependant : " attache-toi à ceux qui te rendront meilleur, ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs." (trad. Noblot).
C'est par rapport à cette lettre, de peu antérieure, qu'est notable la radicalisation du conseil donné à Lucilius par Sénèque dès les premières lignes de cette dixième lettre :
Noblot a traduit ainsi : " fuis la foule, fuis les sociétés particulières, fuis même le tête-à tête " ; je préfère traduire, moins librement : " fuis la foule, fuis le petit nombre, fuis même un seul homme."
Sénèque donne alors la raison de cette exclusion de tout interlocuteur :
" Non habeo, cum quo te communicatum velim " ( " je ne connais personne avec qui j'aimerais à te voir en commerce " Noblot). Manifestement Sénèque se place dans la position de l'Ami, je désigne ainsi l'ami en mesure de choisir le meilleur ami possible pour son ami ; quelques lignes plus loin :
" non invenio, cum quo te malim esse quam tecum." ( Noblot : " je cherche en vain avec qui tu serais mieux, à mon gré, qu'avec toi-même ", traduction personnelle : " je ne trouve pas avec qui je préférerais que tu sois plutôt qu'avec toi-même " )
Mais cette élimination de toute relation possible avec un autre ( à part Sénèque, hors-champ, pour ainsi dire ) ne revient pas à instaurer explicitement une relation de dépendance de Lucilius par rapport à Sénèque, car c'est à lui-même, Lucilius, que Sénèque confie Lucilius !
Sénèque oppose alors deux solitudes : la mauvaise, qui enfonce dans leur vice l'ignorant (
inprudens), le souffrant (
lugens), l'inquiet (
timens) et la bonne, qui délivre celui qui est sur la voie de l'amélioration, des défauts des autres, contagieux comme l'a expliqué la lettre 7 dans une
réflexion sur les risques d'assister en spectateur à un combat de gladiateurs. Cette bonne solitude est réservé à qui a des potentialités (" je me rappelle les beaux mouvements passionnés -
magno animo- qui t'ont inspiré certaines paroles, l'énergie dont elles débordaient -
quaedam verba (...) quanti roboris plena -) mais Sénèque reste tout de même lucide et n'est pas assuré de leur actualisation ( " comprends donc quelles espérances je fonde sur toi (...) (l'espérance désigne un bien non assuré) ")
Mais alors Lucilius, seul, ne s'adressera donc à personne ? Si au dieu ! C'est au dieu (j'évite de traduire comme Noblot : " à Dieu ") que Lucilius demandera "
bonam mentem" (que Noblot traduit par "sagesse"), "
bonam valitudinem animi, deinde tunc corporis" (Noblot : "la santé de l'âme et seulement ensuite celle du corps"). D'un point de vue strictement académique, la liste des trois biens est passablement hétérogène, car les deux premiers dépendent de soi alors que le second est quelque chose que même nos efforts ne peuvent pas assurer, mais Lucilius est un novice et la prière adressée au dieu, à défaut d'être efficace objectivement, peut l'être subjectivement en renforçant le disciple dans sa détermination à devenir stoïcien (la lettre 41 évoquera "cette sagesse (
bonam mentem) qu'il serait déraisonnable d'appeler par des voeux (
quam stultum est optare), alors que (l'on) peu(t) l'obtenir de (s)oi-même (
cum possis a te impetrare)" )
Sénèque finit cette courte lettre par une distinction entre deux types de voeux (
vota) : les extrêmement honteux (
turpissima) qu'on aimerait pouvoir dire dans "l'oreille de la statue" (''ad aurem simulacri")(lettre 41) et ceux qui sont dignes d'un apprenti, mais bien sûr, comme on vient de le voir, seulement d'un apprenti. Le sage stoïcien, lui, ne prie aucun dieu.
Commentaires
Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
Ils virent qu'c'était un' belle âme,
Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
Âme,
Dors, belle âme !
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Quand on est mort, c'est pour de bon,
Digue dondaine, digue dondon !
Voir le chapitre 14 de mon livre "La conscience a-t-elle une origine?"
Je m'interroge d'abord sur la possibilité de généraliser à l'homme en train de mourir l'état que nous connaissons seulement à partir des quelques témoignages, nécessairement rares, dont nous disposons.
On pourrait faire l'hypothèse que le sentiment dont vous parlez est spécifique au patient sur le point de mourir et qui par chance n'est pas mort, la récupération d'une certaine normalité jouant alors un rôle causal dans l'expérience du sentiment.
Bien sûr, un tel sentiment ne peut en aucune manière apporter un soutien aux croyances religieuses, on peut aussi se demander s'il est vécu dans toutes les cultures ou s'il est déterminé par l'appartenance à une culture qui développe des idées d'éternité, de totalité, etc.
Enfin, et c'est le coeur de notre échange, même si tout homme vivait ses derniers instants en ressentant ce sentiment, ce fait psychologique n'affaiblirait pas l'argument épicurien qui consiste seulement à soutenir qu'il n'y a pas d'expérience de l'après-mort (cet argument repose aussi, c'est vrai, sur l'idée que le passage de la sensibilité à l'insensibilité est instantané). Qu'il y ait un ressenti dans les derniers instants de la vie devait faire partie des croyances d'Épicure, car c'est une idée commune, ne serait-ce que par l'observation de la souffrance des agonisants. Or cette référence au sentiment dont vous parlez n'est qu'une précision certes inattendue et un peu paradoxale, qu'on apporte à la croyance selon laquelle tant qu'on n'est pas mort, on ressent quelque chose.
Plus, le fait que ce sentiment d'éternité n'est pas associé à de la douleur renforcerait la thèse épicurienne que la mort n'est pas à craindre en doublant l'idée qu'on ne vit pas sa mort de celle que ce qu'on vit avant sa mort n'est pas subjectivement effrayant, tout au contraire.
En tout cas cet échange me donne envie de lire votre ouvrage. Je vous remercie encore une fois de votre participation.