Après avoir présenté l’orthodoxie cyrénaïque (dont on ne sait trop si elle remonte à Aristippe ou non), Diogène Laërce consacre quelques pages aux « philosophes dits Hégésiaques », disciples donc d’Hégésias, disciple lui-même d’Antipatros, à son tour disciple d’Aristippe. Mais de la vie d’Hégésias, Laërce ne dit rien, de sa mort non plus : il le désigne seulement sous le nom d’ « apologète du suicide », ce qui étonne vu le goût de vivre du Maître. Il est vrai que la doctrine révise à la baisse radicalement les prétentions de la philosophie :
« Le bonheur est chose absolument impossible, car le corps est accablé de nombreuses souffrances, l’âme qui participe à ces souffrances du corps en est aussi troublée, enfin la Fortune empêche la réalisation de bon nombre de nos espoirs, si bien que pour ces raisons le bonheur n’a pas d’existence réelle » (II, 94)
Philosophie de malade découragé qui n’a pas eu encore la chance de tomber sur un manuel de stoïcisme ! Plaisir en même temps de lire pour une fois un texte qui avoue l’expérience ordinaire : les douleurs physiques ne sont pas des douleurs du corps mais de la personne tout entière. De cette reconnaissance de l’omniprésence de la souffrance découlent deux possibilités ; l’une est le choix de la mort :
« La vie comme la mort peuvent être choisies autant l’une que l’autre » (ibid.)
Cette option semble avoir eu du succès si l’on en croit la note de Marie-Odile Goulet-Cazé selon laquelle le maître de Cyrène, Ptolémée I, général d’Alexandre, interdit tous les livres d’Hégésias vue l’épidémie de suicides que son enseignement avait déchaîné ! L’autre possibilité est la fuite dans ce qui vaut alors le mieux, les choses étant ce qu’elles sont, je veux dire, l’absence de peine et de chagrin. L’état neutre devient en effet le meilleur des états quand le plaisir est jugé difficile à atteindre. La conscience de la fatalité de l’échec entraîne dans le même mouvement la dévalorisation des biens ordinaires des Grecs et la réhabilitation de la condition des misérables. Si l’homme en général ne peut pas jouir de grand-chose, l’homme de rien a tout autant que le riche, le bien né, le célèbre :
« Pauvreté et richesse ne comptent pour rien dans le plaisir, car il n’y a pas de différence dans la façon dont les riches et les pauvres éprouvent du plaisir. L’esclavage, à égalité avec la liberté, est indifférent quand il s’agit de mesurer le plaisir, de même la noblesse de naissance à égalité avec la basse naissance et la bonne réputation avec la mauvaise. » (II, 94)
Rien d’étonnant non plus si cette entreprise de démystification générale emporte avec elle le prix de l’amitié. Quand celle-ci est réduite à un moyen, s’il s’avère que le moyen n’atteint aucun but, il est lucide de réduire sa valeur à zéro :
« La reconnaissance, l’amitié, la bienfaisance n’étaient rien à leurs yeux puisque nous ne les choisissons par pour elles-mêmes, mais à cause des avantages qu’elles procurent et que, si ces avantages disparaissent, celles-ci ne subsistent plus. » (II, 93)
Hégésias a voulu ainsi dessiller les yeux de ses contemporains. Ce dont on attend la satisfaction ne l’apporte pas. Mais il n’avait pas à leur proposer une compensation, un substitut : il n’y a rien à mettre à la place du médiocre ! A ce pessimisme moral s’ajoute un pessimisme gnoséologique ; l’expérience du plaisir n’est pas une connaissance :
« Ils supposaient que par nature rien n’est plaisant ni déplaisant. C’est à cause du manque, de la nouveauté ou de la satiété que les uns éprouvent du plaisir et les autres du déplaisir. » (II, 94)
Et quand ils ne font pas jouir, les sens ne font pas pour autant connaître le monde :
« Ils rejetaient aussi les sensations, parce qu’elles ne produisent pas une connaissance exacte » (II, 95).
Là non plus pas de référence à quelque chose comme une raison, susceptible de produire tout de même une conception vraie de la réalité. Sur ce fond d’indifférentisme se détache paradoxalement la valeur que le sage accorde à lui-même, comme si la dévaluation de l’altruisme impliquait logiquement la valeur de l’égoïsme :
« Le sage fera tout en vue de soi-même, car il pense qu’aucun autre n’est aussi estimable que lui. En effet, même s’il paraît recevoir les plus grands avantages, ceux-ci ne se comparent pas à ce que lui-même apporte. » (Ibid.)
Même si le sage n’apprend pas à sortir de la caverne ni à ouvrir les yeux sur le Bien, son enseignement minimaliste a la fonction la plus haute : il aide à vivre le moins mal possible. Les insensés, ceux pour qui « vivre est avantageux », semblent être vus par lui d’assez haut, comme si leur aveuglement les menait nécessairement à ne pas agir raisonnablement :
« Les fautes doivent être pardonnées, disaient-ils, car on ne les commet pas volontairement, mais sous la contrainte de quelque passion. Ils disaient qu’il ne faut pas éprouver de haine, mais bien plutôt convertir en enseignant. » (II, 95)
Cette dernière phrase pourrait être d’un quelconque stoïcien, mais ce qu’apprend le philosophe hégésiaque, ce n’est pas la nécessité de l’ordre mais l’inévitabilité du malheur. Etrange et paradoxal enseignement qui prétend apporter au naïf en lui apprenant que vivre n’est pas avantageux ! Mais Cioran bien plus tard ne verra-t-il pas dans la reconnaissance de la valeur du suicide le plus sûr moyen de supporter la vie ?
« Dans ma jeunesse, j’ai vécu chaque jour avec cette idée, l’idée du suicide. Plus tard aussi, et jusqu’ à maintenant, mais peut-être pas avec la même intensité. Et si je suis encore en vie, c’est grâce à cette idée. Je n’ai pu endurer la vie que grâce à elle, elle était mon soutien. « Tu es maître de ta vie, tu peux te tuer quand tu veux », et toutes mes folies, et tous mes excès, c’est ainsi que j’ai pu les supporter. Et peu à peu cette idée a commencé a devenir quelque chose comme Dieu pour un chrétien, un appui ; j’avais un point fixe dans la vie. » (Oeuvres complètes Quarto p. 1786)