Par acquit de conscience, je consulte le Dictionnaire universel du 19ème siècle, précisément le 4ème volume (1869) pour savoir ce qu’écrit Pierre Larousse sur Cléobule et sa fille. Et surprise ! Si l’article sur le père est convenu, en revanche les lignes consacrées à la fille sont très personnelles et deux fois plus nombreuses. Qu’on n'en conclue pas que Cléobuline a les faveurs de Larousse, c’est tout le contraire : elle ne serait pas à la hauteur de son père. Jugez vous-même :
« CLEOBULINE, femme poète et philosophe, née à Lindos dans l’île de Rhodes, vers le milieu du 6ème siècle av. J-C. Elle était fille de Cléobule, un des sept sages de la Grèce, et est restée célèbre par sa beauté (Diogène n’en dit rien mais souligne en revanche celle de son père) et par... (notez les points de suspension qui seraient inimaginables dans un Larousse de 2005) ses griphes (je ne trouve pas le mot dans mon petit Larousse de 1998 mais son ancêtre de 1872 me renseigne : « Antiq. Sorte d’énigme que les anciens avaient l’habitude de se proposer mutuellement pendant les repas), ses logogriphes (de la même source, je tire : « Littér. Sorte d’énigme dans laquelle on compose, avec les lettres d’un mot, divers autres mots, qu’il faut deviner, aussi bien que le mot principal : Les logogriphes ne valent pas la peine qu’on prend à les deviner (Acad.) ». Cette définition me paraît un peu... énigmatique) et ses énigmes ; c’est une singularité curieuse de l’histoire que la fille d’un homme qui toute sa vie s’occupa de politique et de morale (Diogène Laërce : « Cléoboulos composa des chants et des énigmes qui atteignent trois mille vers », ce que d’ailleurs l’auteur de la notice consacrée à Cléobule reprend !), que la fille d’un penseur, d’un philosophe, d’un sage, sans cesse à la recherche de la vérité, soit passée à la postérité avec des jeux d’esprit. Une autre remarque à faire, c’est que près de deux siècles encore s’écouleront avant que Périclès fasse des loisirs aux Grecs et qu’il leur permette de chercher, allongés sur leur lit de pourpre et entre deux coupes de vin de Corcyre ou de Mendé, la solution de quelque gai problème (je connaissais le gai savoir, je découvre le gai problème !), de se surprendre, de s’embarrasser les uns les autres par quelque question douteuse et amphibologique. Cléobuline vivait au lendemain du départ d’Epiménide (j’étudierai ce sage en son temps), qui, pour prix des services qu’il avait rendus aux Athéniens, ne demanda qu’un rameau d’olivier et pour Gnosse, sa patrie, l’amitié d’Athènes ; on était en plein siècle de Solon. Qu’en conclure ? C’est que les Grecs étaient déjà, avaient été de tout temps ce qu’ils seront au temps du chien d’Alcibiade (Pierre, comme diraient les Espagnols, perd son sang-froid) spirituels et frivoles. Frivoles ! Nous le sommes en vérité autant que les Grecs, et la preuve, c’est que tout le monde connaît l’énigme suivante, et que personne de nous ne sait qu’elle appartient à la fille de Cléobule (je tire donc de ces lignes un remède contre la frivolité : apprendre le Larousse...) : « Une mère (un père selon Diogène) eut douze enfants, et chaque enfant trente fils blancs et trente filles noires (ce ne sont que des filles pour Diogène mais il n’est guère étrange que Larousse ait identifié le féminin à l’obscurité et le masculin à la clarté...), lesquels sont immortels, quoiqu’on les voie mourir tous les jours. »
Comme rasséréné par son acting out, Larousse va à la ligne et retrouve une certaine objectivité :
« On a deviné déjà qu’il s’agit de l’année se composant de douze mois, lesquels à leur tour se divisent en trente jours et trente nuits. Disons en terminant qu’on vante le savoir et l’enseignement moral que Cléobuline avait le talent de mettre en vers, à l’exemple de son père (visiblement ce n’est pas le poétique que condamne Larousse mais l’obscur : c’est un républicain), ce qui était un moyen employé assez souvent par les sages de l’antiquité pour fixer leurs doctrines et aider leurs disciples à les retenir. Les énigmes de Cléobuline ont joui chez les Grecs d’une grande renommée. »
En somme, en nommant sa fille Cléobuline, Cléobule n’est tout de même pas parvenu, aux yeux de Larousse du moins, à en faire un double de lui-même...