MOI : - J'ai lu qu'on peut douter de l'existence du monde extérieur. Ça doit vous plaire, à vous la sceptique ?
ELLE : - Ah non, ce doute, je ne le partage pas !
MOI : - Pourtant on ne peut pas prouver par un raisonnement que le monde extérieur existe. Qu'est-ce qui nous assure donc que la seule chose qui existe, ce n'est pas mon esprit, ma conscience ?
ELLE : - C'est vrai que, si on suit le chemin de Descartes en doutant de tout sauf du fait que soi-même on pense, alors on ne peut pas se prouver à soi-même grâce à une perception ou à un argument rationnel que le monde extérieur existe, parce que, d'une part, la perception peut être interprétée comme une image venant de mon esprit et parce que, d'autre part, l'argument, aussi rationnel soit-il, peut toujours être mis en doute, au besoin en invoquant un dieu trompeur qui nous fait croire à tort que l'argument en question est tout à fait rationnel !
MOI : - Vous ne suivez donc pas le chemin de Descartes ?
ELLE : - En effet, je pars de la réalité du monde, donc de celle de moi-même, en tant qu' homme.
MOI : - Pourquoi dites-vous " homme " et pas " esprit " ou " conscience ", comme on le dit ordinairement ? On utilise aussi, je crois, le terme de " subjectivité ", qui semble un synonyme.
ELLE : - Parce que dire de l'homme qu'il est esprit avant tout, c'est le mutiler ! On le prive du corps et de tout le monde physique environnant.
MOI : - Le monde de la nature ?
ELLE : - Je pense plutôt à tous les objets qui dans l'espace entrent en contact avec notre corps, qu'il s'agisse du soleil ou de vous en train de me parler. Ce n'est donc pas le monde de la nature au sens où on l'oppose au monde de la culture. Les deux s'y mêlent toujours : par exemple, si les rayons du soleil nous touchent comme ils nous touchent en ce moment, c'est bien sûr à cause de la position du soleil dans le ciel, ce que vous appellerez sans doute naturel, mais c'est aussi à cause de l' architecture du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, à cause des positions que nous avons prises, l'un et l'autre, dans ce bureau (par politesse, je vous ai laissé le meilleur siège, celui où vous ne risquez pas d'être éblouie par la lumière du soleil), c'est donc par un ensemble de causes que vous appellerez, cette fois, culturelles, n'est-ce pas ?
MOI : - Oui, en effet. Mais n'est-ce pas terriblement réducteur d'envisager notre relation humaine comme une relation entre deux corps, alors que précisément nous parlons de philosophie ?
ELLE : - En effet, nous n'avons par une relation qu'on appelle physique ! Mais, quand nous nous parlons et nous nous comprenons, ce sont des ondes physiques que nous émettons et qui font vibrer nos tympans !
MOI : - Oui, mais le sens de ce que nous disons n'est pas physique, lui !
ELLE : - C'est un fait, mais pouvez-vous concevoir un sens qui serait indépendant d'un support physique, matériel, perceptible par un ou plusieurs sens ?
MOI : - Ça doit bien exister, pour que soit possible l'immortalité de l'esprit, sans présence du corps !
ELLE : - C'est précisément parce que je ne doute pas du fait que tout sens a comme condition quelque chose de physique qui le véhicule, que je ne crois pas dans l'immortalité de l'esprit. C'est aussi une des raisons pour lesquelles ça me hérisse de voir souvent l'être humain transformé en esprit ou subjectivité, comme vous avez dit.
MOI : - Ça vous plairait plus qu'on dise cerveau au lieu d'esprit ?
ELLE : - Réfléchissez un peu ! Dire des hommes que ce sont des cerveaux serait une autre manière, symétrique, si on peut dire, de les défigurer. Car, en réduisant les hommes à leur corps et précisément à un organe de leur corps, on mettrait au second plan tous les phénomènes mentaux et on cesserait de pouvoir expliquer des foules de choses.
MOI : - Comme par exemple ?
ELLE : - Comme par exemple le fait que nous sommes dans ce bureau.
MOI : - ?
ELLE : - Et oui, nous sommes ici parce que vous avez voulu vous entretenir avec moi, en vue de publier cet entretien dans votre revue, n'est-ce pas ?
MOI : - En effet !
ELLE : - Or, si on ne disposait que de la connaissance de nos deux cerveaux, on serait bien en peine de donner cette explication, qui pourtant est la bonne pour rendre compte de notre présence commune ici, ce matin.
MOI : - Mais vous venez de dire que notre réunion est un contact entre nos corps, c'est donc aussi un contact entre nos cerveaux !
ELLE : - Oui, mais l'explication qui convient pour rendre compte de notre réunion n'est pas neurologique, elle est, disons, sociale et psychologique.
MOI : - Mais à vous entendre, le social et le psychologique ont aussi une dimension physique, puisque nous sommes toujours des corps en relation les uns avec les autres.
ELLE : - Bien sûr, mais de même que je n'explique pas le sens du mot âme en énumérant les sons qui le composent, je n'explique pas le sens de notre rencontre en décrivant le corps ou le cerveau qui nous constituent. Pour en revenir à notre sujet, je ne doute pas de la réalité du monde extérieur, parce que, dès que je me dis intérieurement que seul mon esprit existe, j'ai immédiatement conscience que je le dis grâce à des mots que j'ai en tête parce que d'autres me les ont dits en faisant vibrer mes tympans un certain jour, à un certain endroit, d'une certaine manière. Autrement dit, j'ai toujours conscience de la matérialité de mes outils les plus spirituels !
MOI : - Et aussi de leur dimension sociale !
ELLE : - Vous me comprenez mieux : en effet, cette langue française, qui est, pour nous deux, notre langue maternelle, est certes ancrée au coeur de notre esprit mais elle est d'abord un fait social ! Et donc il y a quelque chose de ridicule quand on pense, dans les mots de cette langue, être le seul au monde !
Commentaires
Si Descartes a appris de ses précepteurs les vertus du doute et par suite l'exigence de certitude, c'est sans doute bien malgré eux !
C'est comme remercier ses maîtres d'avoir été à ce point médiocres qu'on s'est trouvé contraint de se mettre résolument soi-même à l'étude...
En Hollande, il y eut néanmoins des universitaires de talent, comme les expatriés français Scaliger et Saumaise. Il faudrait également citer le cartésien flamand Arnold Geulincx.
Dans l'Université française déclinante et sclérosée, il y avait tout de même un personnage sympathique. C'était Armand-Jean de Mauvillain, l'ami de Molière, qui venait jouer les Diafoirus dans ses Dîners de cons. Molière disait au Roi qu'il demandait des remèdes à Mauvillain, pour savoir ce qu'il ne devait surtout pas prendre, s'il voulait guérir !
Je doute qu'en cartésien, on puisse s'écrier "mon corps, c'est moi !". Cette pensée même apprend à un cartésien qu'elle est fausse (auto-réfutante). Mais "mon esprit, ce n'est pas plus moi !" Pour vous donner raison, "moi, c'est mon âme et mon corps unis !". Mais c'est une union où l'un des deux paye toujours les frais de l'action de l'autre... Certes je peux aller de l'avant mais généralement alors le corps est dans un tel cas le patient...