samedi 29 janvier 2011

Blaise Pascal et la communication de Sarkozy ou il n'y a pas (encore ?) de sciences politiques ou corps humain et corps politique.

Lettre ouverte aux conseillers en communication de Nicolas Sarkozy :-)
Depuis longtemps je pense que vous auriez gagné à lire Blaise Pascal. Il a en effet mis nettement en relief qu'un homme politique n'est respecté que si ceux qui le perçoivent ont l' imagination intelligemment trompée et donc efficacement trompeuse. Un des textes que je vous conseille sur ce sujet est celui-ci :
" Si les magistrats avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle, ils s'établissent par la force, les autres par grimace.
C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d' habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n'ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires "
Ces lignes méditées, auriez-vous jugé bon d'encourager la diffusion des images d'un homme en sueur ou d'un homme amoureux ?
Certes c'est un problème délicat de trouver l'image juste ("une image juste, pas juste une image"). Deux excès : la proximité familière et l' éloignement hautain.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot l'ont bien compris, eux, dans leur excellent ouvrage, Le président des riches, enquête sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones, 2010) ; malheureusement pour vous, ils n'ont pas mis leurs talents au service de la communication du Président !
" Le fait de mêler la vie familiale à ses responsabilités a littéralement cassé la fonction de l'homme d' État. "Le roi est mort, vive le roi !" : cette formule traditionnelle, analysée par l'historien Kantorowicz, veut signifier que la fonction est au-delà du corps. Hautement symbolique, elle a une dimension immortelle dans un corps mortel qui doit se faire oublier pour ne pas affaiblir sa fonction. Or, sous couvert de rupture, Nicolas Sarkozy n'a cessé de mettre en scène son corps, y compris transpirant après le traditionnel jogging médiatique, et de placer femmes et enfants sous l'oeil des caméras." (p.113)
Bien sûr vous auriez pu vous servir de l'image de la sueur pour construire une aura au Président, mais il fallait pour cela être à la hauteur de Mankiewicz dans son Jules César, tel que l'analyse, en le démasquant certes, Roland Barthes dans une de ses Mythologies :
" Tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant ( de vaseline ). Et les gros plans sont si fréquents, que de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu même de la tragédie, et c'est la sueur qui a charge d'en rendre compte (...) Suer, c'est penser." ( p.579)
Je sais que ces vieux trucs ne feraient plus recette ; cependant ne devriez-vous pas avoir l'art d' en inventer de nouveaux, imperceptibles mais aux effets réels . N'avez-vous plus assez d' imagination pour tromper la nôtre ?

vendredi 28 janvier 2011

Diderot abêtí sans le vouloir ? : d'une vie cloîtrée à une vie de cloîtré.

" Mon goût pour la solitude s'accroît de moment en moment. Hier je sortis en robe de chambre et en bonnet de nuit pour aller dîner chez d' Amilaville. J'ai pris en aversion l'habit de visite ; ma barbe croît tant qu'il lui plaît. Encore un mois de cette vie sédentaire, et les déserts de Pacôme n'auront pas vu un anachorète mieux conditionné. Je vous jure que si le prieur des Chartreux m'avoit pris au mot, lorsqu'à l'âge de dix-huit à dix-neuf ans j'allai lui offrir un novice, il ne m'auroit pas fait un trop mauvais tour. J'aurois employé une partie de mon tems à tourner des manches à balais, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre, à méditer sur le sort déplorable de ceux qui courent les rues, boivent de bons vins, cajolent de jolies femmes, et l'autre partie à adresser à Dieu les prières les plus tendres et les plus ferventes, l'aimant de tout mon coeur comme je vous aime, m'enivrant des espérances les plus flatteuses comme je fais, et plaignant très sincèrement les insensés qui préfèrent de pauvres joyes momentanées, de petites jouissances passagères à la douceur d'une extase éternelle dont je ne me soucie guères." (Lettre à Sophie Volland du 21 novembre 1765)
Puis-je comprendre cette sorte de nostalgie en faveur de la religion à la lumière des conseils que Pascal adresse à l'athée ?
" Vous voulez aller à la foi et vous n'en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l'infidélité et vous en demander les remèdes, apprenez de ceux, etc, qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d'un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira."
Certes la solitude ne donnerait pas à Diderot la foi du moine mais elle causerait en lui au moins une sympathie pour une telle foi. Ce serait par le mode de vie extérieur du moine qu'il parviendrait à voir la vie sous l'aspect qu'elle a pour le cloîtré.

Exercice d'endurcissement de l'esprit.

À Patrick G., pour m'avoir fait découvrir le roman dont je tire ces lignes.
" Grand-Mère nous dit :
- Fils de chienne !
Les gens nous disent :
- Fils de Sorcière ! Fils de pute !
D'autres disent :
- Imbéciles ! Voyous ! Morveux ! Anes ! Gorets ! Pourceaux ! Canailles ! Charognes ! Petits merdeux ! Gibier de potence ! Graines d'assassin !
Quand nous entendons ces mots, notre visage devient rouge, nos oreilles bourdonnent, nos yeux piquent, nos genoux tremblent.
Nous ne voulons plus rougir, ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent.
Nous nous installons à la table de la cuisine, l'un en face de l'autre et, en nous regardant dans les yeux, nous disons des mots de plus en plus atroces.
L'un :
- Fumier ! Trou du cul !
L'autre :
- Enculé ! Salopard !
Nous continuons ainsi jusqu'à ce que les mots n'entrent plus dans notre cerveau, n'entrent même plus dans nos oreilles.
Nous nous exerçons de cette façon une demi-heure environ par jour, puis nous allons nous promener dans les rues.
Nous nous arrangeons pour que les gens nous insultent et nous constatons qu'enfin nous réussissons à rester indifférents.
Mais il y a aussi les mots anciens.
Notre Mère nous disait :
- Mes chéris ! Mes amours ! Mon bonheur ! Mes petits bébés adorés !
Quand nous nous rappelons ces mots, nos yeux se remplissent de larmes.
Ces mots, nous devons les oublier, parce que, à présent, personne ne nous dit des mots semblables et parce que le souvenir que nous en avons est une charge trop lourde à porter.
Alors, nous recommençons notre exercice d'une autre façon.
Nous disons :
- Mes chéris ! Mes amours ! Je vous aime... Je ne vous quitterai jamais... Je n'aimerai que vous... Toujours... Vous êtes toute ma vie...
À force d'être répétés, les mots perdent peu à peu leur signification et la douleur qu'ils portent en eux s'atténue."
C'est un chapitre d'un roman de Agota Kristof : Le grand cahier (1986).
Inscrire ce billet dans la rubrique "stoïcisme" ne revient pas à soutenir que ces deux jeunes héros sont d'authentiques stoïciens. Mais, de loin, ils m'y font penser, avec leurs exercices et leur idéal d'apathie.

jeudi 27 janvier 2011

La métaphore du pâtre chez Rousseau et Diderot : le souverain-pâtre n'est même pas un pâtre de bestiaux !

On connaît très bien ces lignes de Rousseau, Contrat social (1762), livre I, chapitre II :
" Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paroit dans tout son livre pancher pour le premier avis ; c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espece humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples."
On connaît moins celles-ci de Diderot, tirées d'une lettre à Sophie Volland du 10 novembre 1765 :
" Et voilà cet admirable gouvernement anglois, dont le président de Montesquieu a tant dit de bien sans le connoître. Songez, mon amie, que la maxime Salus populi suprema lex esto (que le salut du peuple soit la loi suprême) est une belle ligne, et rien de plus. Celle qui s'observe, s'est observée et s'observera en tous tems, c'est Salus dominantium suprema lex esto (que le salut de ceux qui dominent soit la loi suprême). C'est du pâtre et non du troupeau que la loi est la sauvergarde, avec cette différence que le pâtre de bestiaux a l'attention de mener dans de gras pâturages le boeuf qu'il doit dévorer ; au lieu que le souverain-pâtre nous conduit étiques à la boucherie ".

mercredi 26 janvier 2011

Un exemple d'imagination prophétique : Diderot et les ordinateurs.

" Ce Comus est un charlatan du rempart, qui tourne l'esprit à tous nos philosophes, et son secret consiste à établir de la correspondance, d'une chambre à une autre, entre deux personnes, sans le concours sensible d'aucun agent intermédiaire. Si cet homme là étendoit un jour la correspondance d'une ville à une autre, d'un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! Il ne s'agirait plus que d'avoir chacun sa boëte. Ces boëtes seroient comme deux petites imprimeries où tout ce qui s'imprimeroit dans l'une, subitement s'imprimeroit dans l'autre." (Lettre 84 à Sophie Volland)

mardi 25 janvier 2011

Bonheur impossible, limite du rire et humeur salvatrice ou une illustration d' un matérialisme.

" Un évènement inattendu m'enrichit et ne me laisse aucun souci sur l'avenir. En ai-je été plus heureux ? Aucunement. Une chaîne ininterrompue de petites peines m'a conduit jusqu'au moment présent. Si je faisais l'histoire de ces peines, je sçais bien qu'on en riroit. C'est le parti que je prends moi-même quelquefois. Mais qu'est-ce que cela fait ? Mes instants n'en ont pas été moins troublés, et je ne prévois pas que ceux qui suivront soient plus tranquilles... Mais je crois que ma digestion va mieux, puisqu'à mesure que j'écris, je pers l'envie de continuer sur ce ton triste et moraliste." (Diderot, Lettre à Sophie Volland 115, 8 septembre 1765)

mardi 18 janvier 2011

Un passage cioranien de Diderot.

" Naître dans l'imbécillité et au milieu de la douleur et des cris ; être le jouet de l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; retourner pas à pas à l'imbécillité ; du moment où l'on balbutie, jusqu'au moment où l'on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s'éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête ; ne sçavoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, où l'on va : voilà ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie." (Lettre à Sophie Volland 91, 26 septembre 1762)

Commentaires

1. Le lundi 7 février 2011, 21:45 par nicotinamide
Bonsoir,
est-ce que vous pensiez à un passage du penseur roumain en particulier ?
(si oui, je serais heureux de le lire ou d'avoir les références)
2. Le lundi 7 février 2011, 21:57 par Philalèthe
Bonsoir Nicotinamide,
Je croyais que vous ne fréquentiez plus ces parages ! Ça me fait plaisir en tout cas de vous lire. Malheureusement je ne pensais pas à un passage particulier, mais en farfouillant on doit vite trouver quelque chose.
Cependant on peut se demander si j'ai eu raison de mentionner Cioran ; peut-être aurais-je dû dire tout simplement "pessimiste", "sombre" etc. Un peu trop simplement, je prenais "cioranien" comme synonyme de ces adjectifs.
Mais peut-être trouverais-je bientôt un passage ad hoc (dans les Cahiers, j'ai l'idée).
3. Le samedi 12 février 2011, 21:56 par Nicotinamide
Merci.
S'il est vrai que je n'ai plus le temps de proposer des commentaires, je continue néanmoins à parcourir régulièrement vos réflexions. Elles instruisent, donnent des idées de lectures et invitent à poursuivre.
Il me semble que Diderot affectionnait Diogène. Demain sur France culture, une vie, une oeuvre est consacrée à Diogène :
http://www.franceculture.com/emissi...
Je contesterai volontiers le titre : Diogène chien royal. En effet, le chien royal c'est aristippe (DL II 66). Plutôt Diogène chien céleste ? (DL VI 77)
Bien à vous
4. Le dimanche 13 février 2011, 19:16 par Philalèthe
Je suis preneur de tout texte de Diderot sur les cyniques. Merci d'avance !
5. Le mardi 15 février 2011, 00:44 par Nicotinamide
Il me semble que Diderot est l'auteur de l'article "Cynique" de l'encyclopédie. Pensez aussi au "Neveau de Rameau".

lundi 17 janvier 2011

Les sorts platoniciens.

" À ce propos, n'avez-vous pas remarqué qu'il y a des circonstances dans la vie qui nous rendent plus ou moins superstitieux ? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons ; et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des petites-maisons..
Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleurs et elle souffle dessus pour sçavoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou sa mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J'en ai vu qui dépeçoient toutes les fleurs en roses qu'elles rencontroient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu'elles arrachoient : Il m'aime, beaucoup, un peu, point du tout, jusqu'à ce qu'elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui étoit la prophétique. Dans le bonheur elles se rioient de la prophétie. Dans la peine, elles y ajoutaient un peu de foi ; et elles disoient : La feuille a bien raison.
Moi-même j'ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j'étois renfermé dans la tour de Vincennes. je me rappelai tous ces sorts des anciens. J'avais un petit Platon dans ma poche, et j'y cherchai à l'ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m'en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J'ouvre et je lis en haut d'une page : " Cette affaire est de nature à finir promptement. " Je souris, et un quart d'heure après j'entens les clefs ouvrir les portes de mon cachot. C'était le lieutenant de police Berryer qui venoit m'annoncer ma délivrance pour le lendemain." (lettre 90 à Sophie Volland, 23 septembre 1762)

dimanche 16 janvier 2011

La mouche, comme métaphore du philosophe piégé : trait d'union entre Wittgenstein et Derrida.

Surprise de lire dans la biographie consacrée par Benoît Peeters à Jacques Derrida :
" Devant les concepts philosophiques de la tradition, il se sent " comme une mouche qui aurait compris le danger", dira-t-il un jour lors d'un débat avec Jean-Luc Nancy. "J'ai toujours eu le réflexe de fuir, comme si j'allais, au premier contact, à nommer seulement ces concepts, me trouver, comme la mouche, les pattes engluées : captif, paralysé, otage, piégé par un programme" " (p.599)
On pense bien sûr à :
" 309. Quel est ton but en philosophie ? - Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches." (Recherches philosophiques, Wittgenstein)

Commentaires

1. Le samedi 4 janvier 2020, 16:44 par Arnaud
L’oncle Tobie dans Réflexions sur l’éducation de Kant (Trad. Philonenko) :
« Toby dans Tristram Shandy dit à une mouche qui l’avait longtemps agacé, tandis qu’il la laisse
s’envoler par la fenêtre : « Va, méchant animal, le monde est assez grand pour toi et pour moi. »
Chacun pourrait choisir ces mots comme devise. Nous ne devons pas être odieux les uns aux autres.
Le monde est bien assez grand pour tous. »
A. L’éducation du corps, p. 108, Vrin, 1974.
2. Le samedi 4 janvier 2020, 20:25 par Philalèthe
Merci de me guider, sans me moucher, vers ce roman extraordinaire, que la petite mouche à miel que je suis n'a pas encore assez butiné.

samedi 15 janvier 2011

À quoi ressemble pour Diderot un stoïcien exemplaire.

" J'avais donné un manuscrit à copier à un pauvre diable. Le tems pour lequel il me l'avait promis expiré, et mon homme ne reparoissant point, l'inquiétude m'a pris et je me suis mis à courir après lui. Je l'ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé du jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée des vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accroché au-dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien ; sur une planche une douzaine de livres excellents. J'ai causé là pendant trois quarts d'heure. Mon homme était nud comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein ; ne désirant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de tems en tems sa voisine sur ce misérable châlit qui occupoit les deux tiers de sa chambre. Si j'avais ignoré que le bonheur est dans l'âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l'aurait bien appris " (Lettre à Sophie Volland du 5 Août 1762)
Il me semble que trois détails ne collent pas avec l'image qu' on est porté à se faire aujourd'hui du stoïcien type. D'abord, la saleté du lieu ("une couverture ciselée de vers") ; ensuite sa nudité complète ; enfin le fait que pendant le temps bien court que dure la visite de l'étranger il caresse à plusieurs reprises sa concubine. À la rigueur, on peut être gêné aussi par la présence des livres, même s'ils sont excellents, car on pense que le stoïcien accompli s'est approprié le savoir et n'a plus besoin des supports matériels qui le véhiculaient. Certes, concernant la saleté et la nudité, on est en droit d'hésiter car rien n'assure qu'il n'est pas convenable pour ce type d'existence de se dérouler sans la propreté et l'habillement. Le seul point net est la fréquence des attouchement qui, à première vue, exprime une dépendance sinon sexuelle, du moins sentimentale.
Bien sûr je n'oppose pas ici la représentation de Diderot à celle qu'elle devrait être. Non, j'ai plutôt mis en place ici une comparaison de préjugés.

vendredi 14 janvier 2011

Ruwen Ogien et Elisabeth Anscombe dans le Magazine littéraire de janvier (dossier sur la morale)

Comme un petit extrait de Ruwen Ogien (post du 22/10/10) a suscité quelque intérêt, je me permets de faire savoir que dans le numéro de Janvier du Magazine littéraire consacré à la morale, j'ai publié un article sur les Ethiques de la philosophie analytique. Malheureusement le titre en haut de l'article est un peu fantaisiste puisqu'il devient Tactiques de l'éthique analytique, ce qui évoque plus Bobby Lapointe que les deux auteurs sur lesquels je me suis centré, précisément Ruwen Ogien et Elisabeth Anscombe.

mercredi 12 janvier 2011

Jacques Derrida : un philosophe Dada ?

À Isabelle, à qui je dois en quelque sorte ce billet...
Quand j'ai entrepris la lecture de la biographie, intéressante bien qu'un peu hagiographique, consacrée à Derrida par Benoît Peeters ( Flammarion 2010), je savais bien que je m'intéressais à l'histoire d'un homme qui pour certains analytiques, à tort ou à raison, incarne jusqu'à la caricature les défauts de la philosophie dite continentale. Je connaissais déjà le "débat" Searle-Derrida (je mets des guillemets à débat car je crains qu'en répondant à Searle, Derrida n'ait guère respecté les règles du jeu usuelles dans les échanges analytiques) mais ce que j'ignorais, c'est l'engagement de Quine contre l'initiative de l'université de Cambridge d'accorder un doctorat honoris causa au philosophe français :
" Le samedi 9 mai 1992, une lettre ouverte est publiée dans le Times sous le titre "Une question d'honneur". Elle est signée par une vingtaine de philosophes venus de nombreux pays, parmi lesquels une des figures majeures de la philosophie analytique américaine, Williard Quine. Éternelle ennemie de Derrida, Ruth Marcus joue bien sûr un rôle actif dans cette campagne. Mais parmi les signataires, on trouve aussi le célèbre mathématicien René Thom. D'après leur lettre, qui évoque irrésistiblement les romans de David Lodge (cette dernière remarque illustre le tour hagiographique de la biographie en question), l'oeuvre "nihiliste" de Derrida présente de redoutables dangers. Son principal effet est "de nier et de détruire les niveaux de preuves et de discussions sur lesquelles sont basées toutes les disciplines universitaires" :
" M. Derrida semble être parvenu à fonder une sorte de carrière à partir de ce qui nous apparaît comme une traduction dans la sphère académique de tours et d'astuces proches du dadaïsme et de la poésie concrète. Sous cet angle, il a certainement fait preuve d'une considérable originalité. Mais une telle honorabilité ne fait nullement de lui un candidat crédible pour un doctorat honoris causa "
Pendant les semaines suivantes, la polémique est largement relayée, en Grande-Bretagne et ailleurs. Pour stigmatiser le style et la pensée de Derrida, on lui attribue une formule parfaitement imaginaire, celle de "logical phallusies" (on reconnaît les logical fallacies honnies des analytiques). Howard Erskine-Hill, professeur d'histoire de la littérature anglaise, est un des plus virulents détracteurs de l'auteur de Glas. Selon lui, les méthodes de Derrida sont à ce point incompatibles avec le concept même de l'enseignement supérieur et de la connaissance que lui accorder un doctorat honoris causa "revient à nommer un pyromane au poste de chef des pompiers ". Une universitaire, Sarah Richmond, déclare pour sa part dans l'hebdomadaire allemand Der Spiegel que les idées de Derrida constituent "un poison pour les jeunes gens", reprenant sans y prendre garde l'argument employé vingt-cinq siècles plus tôt contre Socrate (j'ose dire qu'ici l'hagiographie frise le ridicule). Tandis que l'Observer décrit l'oeuvre de Derrida comme un "virus informatique". Tout semble bon pour attaquer le philosophe français : dans certains articles, on indique même s'il a été arrêté à Prague pour "trafic de drogue" sans préciser qu'il s'agissait d'un coup monté " (p. 547-548)
Il n'est guère sérieux de mettre sur le même plan la protestation quinienne et le coup monté praguois, mais, soyons rassuré, Derrida s'en est mieux sorti que Socrate ! Le 16 mai 1992, " le "oui" s'impose par 336 voix contre 204". Certes un tel vote n'avait pas été organisé depuis 30 ans.
Il va de soi que si on lisait ce billet comme une incitation, au demeurant passablement médiocre, à ne pas lire Derrida ou pire comme une volonté de dénigrer sa personne et toute son oeuvre, on se tromperait lourdement : si l'oeuvre semble avoir par endroits une dimension plus poétique que philosophique, autant son ampleur que la personnalité de son auteur m'imposent, au-delà des divergences théoriques profondes, un fort respect.