Après avoir présenté un cas de douleur trop intense pour être exprimée, Montaigne dans l’essai II du livre I traite la question de sa représentation par un artiste. Sans être directe, sa thèse est qu’elle n’est pas représentable artistiquement.
C’est d’abord la question de la représentation picturale qui est évoquée :
C’est d’abord la question de la représentation picturale qui est évoquée :
« A l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistants, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de dueil. »
Il me semble que Montaigne suggère moins ici une limite personnelle et accidentelle du peintre, en l’occurrence le grec Timante, qu’une limite essentielle de la peinture, et plus généralement des arts plastiques.
Le texte de Cicéron (De Oratore) qui est, d’après Villey, une des sources possibles de ce passage, est assez clair : « summum illum luctum penicillo non posset imitari » qui peut se traduire par : « ce deuil extrême ne peut pas être imité avec le pinceau ». Quintilien dans les Institutions oratoires (XII 13) défend à première vue cette même position dans le cadre cette fois du discours et il l’illustre curieusement par l’exemple de la peinture de Timante : « Non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent sive exprimi pro dignitate non possunt ? » qu’on peut traduire ainsi : « Ne faut-il pas dans le discours cacher ces choses qui ne doivent pas être montrées ou qui ne peuvent pas être représentées en raison de la dignité ? » La suite du texte de Quintilien va se rapporter de nouveau à la dignité : « consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum. », ce qui donne : « ayant épuisé tous les sentiments, ne trouvant pas de quelle manière il pouvait représenter dignement le visage du père, il lui voila la tête et laissa chacun apprécier en son âme et conscience ».
Le texte de Cicéron (De Oratore) qui est, d’après Villey, une des sources possibles de ce passage, est assez clair : « summum illum luctum penicillo non posset imitari » qui peut se traduire par : « ce deuil extrême ne peut pas être imité avec le pinceau ». Quintilien dans les Institutions oratoires (XII 13) défend à première vue cette même position dans le cadre cette fois du discours et il l’illustre curieusement par l’exemple de la peinture de Timante : « Non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent sive exprimi pro dignitate non possunt ? » qu’on peut traduire ainsi : « Ne faut-il pas dans le discours cacher ces choses qui ne doivent pas être montrées ou qui ne peuvent pas être représentées en raison de la dignité ? » La suite du texte de Quintilien va se rapporter de nouveau à la dignité : « consumptis adfectibus non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum. », ce qui donne : « ayant épuisé tous les sentiments, ne trouvant pas de quelle manière il pouvait représenter dignement le visage du père, il lui voila la tête et laissa chacun apprécier en son âme et conscience ».
Ces lignes paraissent répondre à une question venant à l’esprit et concernant l’impossibilité de représenter plastiquement l’extrême chagrin : pourquoi ne pas représenter picturalement les comportements que les mots de Montaigne décrivent précisément, Psammenite, « les yeux fichez en terre » ou Raïsciac qui se tient « sans espandre ny vois ny pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement » ?
Je lis dans ce passage de Quintilien l’idée qu’une telle représentation est techniquement possible mais inapte à rendre convenablement, comme il faut (digne) la douleur en question. Mais pourquoi donc ? Peut-être parce que l’interprétation juste du masque suppose la connaissance de ce qui vient après, je veux dire, l’explosion de douleur de Psammenite à la vue d’un de ses proches conduit au supplice, la mort foudroyante de Raïsciac. Dois-je supposer que le cinéma en revanche serait à la hauteur de la situation, non parce qu’il serait plastiquement plus fidèle que la peinture (ou la photographie, le dessin, la sculpture etc.) mais parce qu’il donnerait à voir les images à venir, qui mettent en perspective ce qui, isolé, pourrait être pris pour indifférence, fatigue, torpeur, que sais-je ?
Je lis dans ce passage de Quintilien l’idée qu’une telle représentation est techniquement possible mais inapte à rendre convenablement, comme il faut (digne) la douleur en question. Mais pourquoi donc ? Peut-être parce que l’interprétation juste du masque suppose la connaissance de ce qui vient après, je veux dire, l’explosion de douleur de Psammenite à la vue d’un de ses proches conduit au supplice, la mort foudroyante de Raïsciac. Dois-je supposer que le cinéma en revanche serait à la hauteur de la situation, non parce qu’il serait plastiquement plus fidèle que la peinture (ou la photographie, le dessin, la sculpture etc.) mais parce qu’il donnerait à voir les images à venir, qui mettent en perspective ce qui, isolé, pourrait être pris pour indifférence, fatigue, torpeur, que sais-je ?
- Il est intéressant de mettre en rapport ce texte de Montaigne avec un article de Voltaire tiré du Dictionnaire Philosophique et consacré au mérite des Anciens et des Modernes :
« Si le peintre Timante venait aujourd’hui présenter à côté des tableaux du Palais-Royal son tableau du sacrifice d’Iphigénie, peint de quatre couleurs; s’il nous disait: « Des gens d’esprit m’ont assuré en Grèce que c’est un artifice admirable d’avoir voilé le visage d’Agamemnon, dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clytemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque; » il se trouverait des connaisseurs qui lui répondraient: « C’est un trait d’esprit, et non pas un trait de peintre; un voile sur la tête de votre principal personnage fait un effet affreux dans un tableau: vous avez manqué votre art. Voyez le chef-d’oeuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, l’abattement, la joie, le sourire, et la tendresse, non avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu’Agamemnon cachât un peu son visage, il fallait qu’il en cachât une partie avec ses mains posées sur son front et sur ses yeux, et non pas avec un voile que les hommes n’ont jamais porté, et qui est aussi désagréable à la vue, aussi peu pittoresque qu’il est opposé au costume: vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter; vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge; mais le Belge l’emporte. »
Voltaire y défend clairement la position que la peinture n’est pas limitée essentiellement dans la représentation de l’humain. À noter qu’il donne à Agamemnon une identité différente de celle que le contexte permet de lui attribuer dans l’essai de Montaigne. Ce n’est plus un homme accablé, mais un stoïcien imparfait et un monarque honteux non de sacrifier sa fille mais d'en pleurer - c'est une autre piste pour interpréter la référence à la dignitas dans le texte de Quintilien -
Commentaires
Ceci dit, je ne comprends absolument pas la violence dont fait preuve à votre égard Pierre Assouline dans sa première réponse à votre remarque. Avez-vous un contentieux ?
Je suis en cela du côté de Maria Kodama parce que Borges n´a pas pu, je veux le croire, se tromper tant d´années avec elle, qu´elle a vu de première main lui dicter une partie de ses écrits d´aveugle voyant que nous lisons traduits ou en original maintenant. Si la traduction fût infidèle ou trop libre, des inexactitudes se glisseraient dans un texte qui deviendrait (encore plus) difficile à lire. Il faut donc, quoique nous pensions que la traduction est une interprétation pouvant même parfois améliorer un original, être le plus fidèle que l´on peut à ce que l´on traduit sans en rajouter/enjoliver quand cela est possible et sans en trop couper/améliorer.
A un gato
ni más furtiva el alba aventurera;
eres, bajo la luna, esa pantera
que nos es dado divisar de lejos.
divino, te buscamos vanamente;
más remoto que el Ganges y el poniente,
tuya es la soledad, tuyo el secreto.
caricia de mi mano. Has admitido,
desde esa eternidad que ya es olvido,
el amor de la mano recelosa.
de un ámbito cerrado como un sueño.
Non moins silencieux que le miroir,
Tu passes et je pense apercevoir
Sous la lune équivoque une panthère.
Nous te cherchons. Nous voulons, fauve étrange
Plus lointain qu'un couchant ou que le Gange,
Forcer ta solitude et ton secret.
Il est écrit dans ton éternité
Que s'accordent à ta frileuse paresse
Ma main et son amour inquiété,
Clos comme un rêve est ton domaine.
ni plus furtive l´aube aventurière;
tu es, sous la lune, cette panthère
que nous pouvons parfois apercevoir.
divin, nous te cherchons vainement;
plus lointain que le Ganges et le couchant,
oeuvre de solitude et de secret.
à la caresse de ma main. Tu admets,
de cette éternité qui est rejet
l´amour de la main blafarde.
d´un cadre fermé comme un rêve.
Pour ma part j´ai pris également quelques licences poètiques mais qui sont , je le crois, plus admissibles et plus fidèles:
"divisar de lejos"---> "parfois apercevoir"
"Por obra"--->"Objet"
"tuya es la soledad"--->"oeuvre de solitude"
"que ya es olvido"-->"qui est rejet" pour des raisons de rime, mais l´oubli c´est ausi du rejet.
"recelosa"--->"blafarde" pour des raisons de rime, mais la crainte rend blafard.
Finalement j´ai changé la rime "dueño/sueño" par "sève/rêve" et c´est là où j´ai le plus hésité, mais je pense que ce n´est point une trahison.
C´était donc une traduction de Jean-Pierre Bernès et de Nestor Ibarra ? Travaillent-ils en duo ?
Ou bien une traduction de Nestor Ibarra approuvée par Bernès?
Malheureusement je n´ai aucune édition de la Pléiade en mon pouvoir, et ce n´est que sur l´Internet que je trouve les poèmes en français de Borges. En fait la traduction dont nous parlons est la seule en français de Borges que j´ai lu.
Et c´est le seul poème de Borges que j´ai traduit (j´espère que pas trop mal, j´ai des doutes).
Je lis Borges en espagnol. Mais il faudrait réviser d´autres poèmes s´ils étaient comme celui-ci ,j ´éspère que non, parce que cela est littérairement (et poétiquement) plutôt irrespectueux; envers un Borges qui n´aimait certainement pas l´artifice gratuit, en littérature; commme ce Brassens, d´ailleurs, qui essayait, selon ses propres mots, de ne pas en faire, pas d´en faire, de la littérature ,de l´artifice, des feux follets inutiles et souvent prétentieux. J´aime Borges précisément parce qu´il fuit l´artificiel à travèrs du court, de l´accourcissement des maux.
"Jean-Pierre Bernès, éditeur de cette Pléiade Borges en est le responsable, c’est entendu. Mais il n’a traduit que les textes inédits de Borges. Pour le reste, selon une vieille habitude de la collection, le maître d’oeuvre a été tenu de reprendre des traductions historiques de Gallimard. Mais il les a toutes révisées, non seulement avec l’accord mais surtout avec la complicité de Borges. Il lui a relu à voix haute l’intégralité de son oeuvre."
Mais je me souviens d´un enregistrement d´une entrevue de la television espagnole (qui existe sur Internet) où Borges disait qu´il ne se souvenait pas de la plupart de ce qu´il avait écrit. Ce qui est par ailleurs tout à fait normal. Mais on doit considérer que puisqu´il était aveugle, et ne pouvait pas comparer ligne par ligne ce qu´on lui lisait en françois avec son original, il ne pouvait en aucune façon savoir si la traduction était bonne ou mauvaise. Tout au plus pouvait-il juger que la musicalité et le rythme étaient suffisants, ce qui, justement, n´est pas suffisant. Si l´on ajoute, de plus, qu´il est connu que la position de Borges sur la traduction, était d´une grande flexibilité, puisqu´il pensait que le traducteur réecrivait presque indépendamment le texte qu´il traduisait, on peut comprendre qu´il n´a pu vraiment savoir si la traduction en français était bonne ou bien clochait.
C´est aussi ce que je pense qu´il faut faire et c´est pourquoi j´ai traduit contre Ibarra l´enjoliveur. Mais sa traduction est bien plus musicale et rythmée que la mienne qui se veut d´être plus fidèle aux origines, à la lettre.
(minute 2:00)
ni plus furtive l’aube aventurière ;
tu es, sous la lune, cette panthère
qui de loin seulement s’offre à nos regards
nous te cherchons en vain ;
plus éloigné que le Gange et le couchant,
tienne est la solitude, et à toi le secret
de ma main, tu as accepté,
depuis cette éternité en oubli déjà muée,
l’amour de cette main frileuse
d’un territoire aussi impénétrable que le rêve
Concernant le vers 8 (tuya es la soledad, tuyo el secreto) est-ce si lourd de garder la répétition et d'écrire : "tienne est la solitude, tien est le secret" ? Je serai aussi plus sobre au niveau du vers 11 ("desde la eternidad que ya es olvido") : depuis l'éternité qui déjà est oubli. Pourquoi ne pas traduire aussi le vers suivant : "el amor de la mano recelosa" par : l'amour de la main frileuse. Pour les deux derniers vers ("en otro tiempo estas. Eres el dueño / de un ámbito cerrado como un sueño") : tu es dans un autre temps. Tu es le maître d'un territoire fermé comme un rêve"
Il faut le répéter : la traduction de ce poème dans l'édition de la Pléiade (T II p.295 - je me réfère à la première édition) est la création d'un autre poème et non un effort pour rendre le poème de Borges en français.
http://lit-et-raire.blogspot.com
quand je regarde le visage de la glace;
je ne sais quel ancien guette en son palace
de silencieuse et fatiguée colère.
mes invisible traits. Une déchirure
m´atteint. J´ai entrevu ta chevelure
qui est de cendre ou est encore d´or.
la surface vaine des choses.
Le réconfort est de Milton et il est vaillant,
Je pense que si je pouvais voir ma figure
je saurais qui je suis en ce soir d´enluminure.
----------------------------------
cuando miro la cara del espejo;
no sé qué anciano acecha en su reflejo
con silenciosa y ya cansada ira.
mis invisibles rasgos. Un destello
me alcanza. He vislumbrado tu cabello
que es de ceniza o es aún de oro.
la vana superficie de las cosas.
El consuelo es de Milton y es valiente,
Pienso que si pudiera ver mi cara
sabría quién soy en esta tarde rara.
-----------------------------------
Mais mon souci majeur a cependant certainement été la fidelité à l´essence du poème que je crois avoir su respecter.
Quand je regarde la figure du miroir ;
Certain vieillard m'y guette, et je crois entrevoir
Son ire sourde et lasse et vaguement hagarde.
Lent dans ma lente nuit, j'explore de mes doigts
Mes invisibles traits. Soudain vient me surprendre
Un éclair, tes cheveux. Seraient-ils déjà cendre
Ou gardent-ils leur or, leur gloire d'autrefois ?
Je me redis que je n'ai rien perdu des choses
Que leur vaine surface. Ainsi se consolait
Milton ; c'est un courage où je cherche un bienfait.
Je pense aux lettres cependant, je pense aux roses.
Et mon visage, là... Si je pouvais le voir,
Je saurais qui je suis en cet étrange soir.
l´instant dans la guerre kodama Bergès qui me paraît être une guerre d´un tout autre niveau que littéraire, sans en savoir plus ni les avoir rencontré.
En effet, puisque c´est Borges lui même,
d´après Assouline, qui en se faisant relire à haute voix les textes en français, a donné le oui (le "visto bueno") aux traductions de la Pléiade, il n´y a rien à reprocher à Bernès ni même à Caillois ni à Ibarra. Personnellement je me fâcherais si dans la traduction d´un de mes poèmes on enjolive et rajoute à la manière que nous avons vue. Mais si Borges lui même
s´en amusait, parce qu´il pensait qu´un e traduction était une réinterpretation nouvelle du poème-alors que moi je crois qu´une traduction doit être une fidélité optimisée qui conserve l´esprit de l´original en ne changeant que l´indispensable; comment peut-on en accuser Bergès qui a tout simplement obéit aux souhaits (et à l´amusement peut être) de Borges ?
http://clubdetraductoresliterariosd... :
"Las traducciones al francés que han hecho Ibarra y Roger Caillois son muy buenas"
alors que je pense le contraire, qu´elles enjolivent et dénaturalisent le style austère, presque monacal et monotone de la poésie de Borges, ou les mots ont du poids, pèsent, que l´on ne peut donc substituer pas des dances lègères et fleuries (d´autres) mots, sans en altérer la musicalité et le rythme (musical) interne. C´est par ailleurs chez Borges, pareil en prose, dans ses "cuentos" où l´on se doit, à mon avis, de respecter l´arrythmie, si notable (cette arrythmie littéraire) de Borges.
de « La Société du Spectacle » (Guy Debord)
Commentaire d’Olympia ALBERTI : Les deux premiers vers à eux seuls méritent une stèle. Ils sont l’exacte inversion que représente une image rendue par un miroir. Ainsi « quelle figure me regarde » fait chiasme avec « je regarde la figure du miroir ». Cette réussite introduit d’emblée le questionnement métaphysique qui lui est cher, avec l’idée d’un troisième regard majeur, glissé entre l’œil aveugle de l’homme et l’œil impassible du miroir.
« Certain vieillard m’y guette » n’est pas une image innocente puisqu’il s’agit là de souligner et Dieu et le miroir qui reflètent un réel, et que l’aveugle âgé est impuissant lui à percer : cette opacité du monde, épaisseur traduite par les deux épithètes du vers suivant « Sourde et lasse » qui disent, et la fatigue et la fermeture à un sens par un glissement à celui de l’ouïe.
En effet, cette « ire », n’est pas tant colère divine que vaine irritation égarée, que rend admirablement « haguarde » (à l’origine faucon dont la vue baisse derrière une haie).
Le sens de la vue, de la vision même, est délégué aux doigts, à la main de l’écrivain qui cherche sur le visage sans regard, des invisibles traits. L’écriture du temps doit être là, on cherche à s’en assurer pour mieux voir dedans l’image que l’on est à l’extérieur. Pour traduire la sensation de sa démarche entravée, Borges choisit cette belle image répétitive « Lent dans ma lente nuit ». Et dans ce déplacement Saturnien du monde, c’est l’éclair d’une vision intérieure (les cheveux de celle qu’il aima). En un contraste violent, il oppose la gloire de leur lumière, cet or insaisissable qui a fait trace dans son être, et la cendre. Notre vie est un feu, il faut en admettre les étapes. La gloire même n’est plus qu’un souvenir, elle est limitée d’autrefois. Vocabulaire volontiers pâle, comme décoloré par l’impossibilité de s’appuyer aux couleurs vives d’un monde présent. La vie n’est plus que lente déambulation dans une nuit de mémoire déchirée, par failles.
« Je me redis ». Alors le regard est laissé à son errance, le poète se détache du monde « Je n’ai rien perdu des choses », qu’il a pourtant élises en rîme avec roses, image de la vie éphémère mais pleine. Ne plus pouvoir habiter le monde extérieur est une richesse obligée. Il est, tel Milton, renvoyé au plus profond de son être et n’a plus rien à faire de la « vaine surface » mise en relief à la césure. Le poète n’est pas dupe (l’enjambement le montre). Il cherche à poser sa main sur un frère en poésie, sur son courage. Seule demeure, la pesée des choses du monde dedans. Et comme nous avions la répétition de « lente », nous avons celle de « je pense », « Je pense aux lettres, je pense aux roses ». Et on ne pense que dans l’absence, la séparation. Et ce verbe au présent libère une nostalgie douloureuse. « Et mon visage, là », en hyperbate, là, est l’indication d’une distance, d’un être fragmenté dans l’absence du monde, qui tend la main pour se saisir d’une preuve.
A la fin du jour, l’aveugle est privé de cette humanité à voir un visage. Il lui reste qu’un cri : « Je saurai qui je suis ». Voir, là, ce serait savoir. Humilité d’une sagesse qui cherche à cerner un espace charnel, un contour, tant l’être est cette croix absolue entre l’espace et le temps.
Non, le soir n’est pas étrange. Il rend l’homme étranger à lui-même, cherchant à tâtons dans sa mémoire blessée, le souvenir de la lumière. Celle des cheveux de l’aimée où le soleil a fait sa gloire. La seule richesse du poète est bien le souvenir de la lumière étreinte.
En effet; lorsque Olympia exclame, non sans justesse :
"En effet, cette « ire », n’est pas tant colère divine que vaine irritation égarée, que rend admirablement « haguarde » (à l’origine faucon dont la vue baisse derrière une haie)" Mais Borges n´utilise pas le mot "hagarde" = "azorada"; "despavorida"; ..C´est un mot ajouté de toutes pièces par le traducteur Bernès ou par Ibarra; au quatrième vers, : "con silenciosa y ya cansada ira"; que j´ai traduit par "de silencieuse et fatiguée colère".
Olympia continue brillament:
"Pour traduire la sensation de sa démarche entravée, Borges choisit cette belle image répétitive « Lent dans ma lente nuit » Or justement Borges au cinquième vert ,dit :
"Lento en mi sombra, con la mano exploro" que j´ai traduit par: "Lent dans mon ombre, de la main j´explore". Borges ne répète en aucune façon le mot "lent"; et quand Borges répète un mot, c´est parce qu´il le veut. Dans ce cas, la lenteur n´est point l´attribut principal de la cécité; mais comme on peut l´entrevoir ; la solitude face aux traductions peu fidéles que l´on ne peut point lire personnellement ; la lecture impossible. (Je sais de quoi je parle, moi même j´ai perdu une grande partie de la vision; je connais l´ombre en partie; je lis mal; mais moi je n´aime point trop lire, dépendre de l´opinion des autres. Par contre Borges, nous le savons bien, pense être ce qu´il a lu, qu´il ne regrette orgueilleusement pas).
"Pero pienso en las letras y en las rosas"-->"mais je pense aux lettres et aux roses" s´exclame Borges au vers 12; la pensée ne se répète pas, comme chez le traducteur que Olympia lut; ce qui se répète c´est les lettres dans les roses; qui elles ne s´écrivent point, cependant, une écriture différente:
"Et comme nous avions la répétition de « lente », nous avons celle de « je pense », « Je pense aux lettres, je pense aux roses »"
Note: Je tiens à dire que j´aime beucoup le commentaire d´Olympia; qui dépendait trop, cependant, de l´humeur de la traduction; et je m´excuse pour mon mauvais français après 39 ans sans presque jamais le parler; hors de l´inmutable et jolie (good looking; bonita) France.
quand je regarde le visage de la glace;
je ne sais quel ancien guette en son palace
de silencieuse et fatiguée colère.
mes invisible traits. Une déchirure
m´atteint. J´ai entrevu ta chevelure
qui est de cendre ou est encore d´or.
la surface vaine des choses.
Le réconfort est de Milton et il est vaillant,
Je pense que si je pouvais voir ma figure
je saurais qui je suis ce soir d´enluminure.
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cuando miro la cara del espejo;
no sé qué anciano acecha en su reflejo
con silenciosa y ya cansada ira.
mis invisibles rasgos. Un destello
me alcanza. He vislumbrado tu cabello
que es de ceniza o es aún de oro.
la vana superficie de las cosas.
El consuelo es de Milton y es valiente,
Pienso que si pudiera ver mi cara
sabría quién soy en esta tarde rara.
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Mon souci majeur a pourtant certainement été la fidelité à l´essence du poème que je crois avoir su voir (puisque nous parlons d´aveugles) et su respecter (puique dans une traduction
l´important c´est l´original). (1): La beauté des mots très courts castillans "cara" et "rara" se perd lors de la traduction, surtout que le français est en général una langue (un peu) plus "longue" que l´espagnol.
Mi mayor preocupación sin embargo ha sido la fidelidad a la esencia del poema que creo haber sabido ver (ya que hablamos de ciegos) y respetar (puesto que en una traducción lo importante es el original). (1): No entro aquí a valorar la belleza de las palabras castellanas cortas "cara" y "rara", perdida -esa belleza de la cortedad- al traducir a otra lengua además en general (algo) más "larga" que el español.
entre les cornes des bœufs.
Nous irons, si tu le veux,
si tu le veux, dans la campagne monotone.
Entends là-bas, là-bas, l’âne...
L’hirondelle noire plane,
les peupliers au loin s’en vont comme un ruban.
qui grince, qui grince encor,
car la fille aux cheveux d’or
tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie.
sur sa tête d’or la cruche,
sa tête comme une ruche,
qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.
au ciel bleu des flocons bleus ;
et les arbres paresseux
à l’horizon qui vibre à peine se balancent.
entre los cuernos de los bueyes.
Iremos si lo quieres,
si lo quieres, por el campo que retumba.
Escucha allí, allí al burro...
La golondrina negra en vuelo duro,
los álamos a lo lejos se van como en desmayo.
que chirría, que chirría en coro,
pues la chica con cabellos de oro
sostiene el viejo balde negro donde la plata alea.
en su cabeza de oro al cántaro,
su cabeza como un relámpago,
que se enreda en el sol bajo la flor inquieta.
al cielo azul copos azules;
y los árboles gandules
del horizonte que vibra apenas si suspiran.
À ma connaissances, les oeuvres de Borges sont éditées en plusieurs volumes par Emece Editores.