Les deux Banquets, celui de Platon et celui de Xénophon, ont comme point commun de disqualifier l'amour du corps au profit de l'amour de l'âme, opposant l'Aphrodite Pandémos, vulgaire, à l'Aphrodite Ourania, céleste. Ainsi les échanges entre les convives du Banquet de Xénophon se terminent-ils par un long discours de Socrate en faveur de l'affection de l'âme (τὴν τῆϛ ψυχῆϛ φιλίαν) au dépens du commerce charnel (τὴν τοῦ σώματος χρῆσιν).
On est donc à première lecture surpris de lire l'épilogue car y sont décrits un spectacle érotique et l'excitation sexuelle produite par lui sur les convives . En effet un certain Syracusain, " escorté d'une bonne joueuse de flûte, d'une danseuse, experte en acrobaties, et d'un jeune garçon très joli qui excellait au jeu de la cithare et à la danse" (II, 1) va pour clore le banquet faire mimer par la flûtiste et le jeune homme la rencontre d'Ariane et de Dyonisos :
" Alors, pour commencer, Ariadne entra, parée comme une jeune épousée, et elle s'assit sur le siège. Dyonisos ne se montrait pas encore ; la flûte entamait un air bachique. C'est alors que l'on put admirer le maître de danse. Ariadne, à peine eût-elle entendu cet air, se livra à des gestes qui permettaient à chacun de se rendre compte de la joie qu'elle éprouvait. Elle n'alla pas à la rencontre du dieu, elle ne se leva même pas, mais il était clair qu'elle avait de la peine à tenir en place. Dyonisos l'ayant vue s'avança vers elle en se livrant à une danse passionnée, puis il s'assit sur ses genoux, l'enlaça et lui donna un baiser. Ariadne avait un air de pudeur, elle l'enlaça cependant elle aussi avec tendresse. À cette vue les convives d'applaudir en criant " Encore !". Mais Dyonisos se leva et fit lever Ariadne avec lui ; on put alors les voir, prendre les attitudes des amants qui se baisent et s'étreignent. Et voyant que ce Dyonisos si vraiment beau et cette Ariadne si vraiment charmante ne simulaient plus des baisers, mais joignaient réellement leurs lèvres, tous les spectateurs se sentirent vivement excités. Ils croyaient entendre, d'ailleurs, Dyonisos lui demander si elle l'aimait, et elle l'affirmer avec un serment si passionné que non seulement Dyonisos pouvait en être persuadé, mais que tous les assistants auraient juré que ce jeune garçon et cette jeune fille étaient réellement amoureux l'un de l'autre. Ils n'avaient pas l'air d'acteurs dressés à cette pantomime, mais d'amoureux auxquels étaient enfin permis ce qu'ils désiraient depuis longtemps. Enfin quand les convives les virent serrés dans les bras l'un de l'autre et s'en allant comme pour gagner leur couche, ceux qui n'étaient pas mariés jurèrent de prendre femme, tandis que ceux qui l'étaient montaient sur leurs chevaux et couraient rejoindre la leur, afin de goûter ces plaisirs. Socrate et ceux qui étaient restés sortirent avec Callias pour aller rejoindre à la promenade Lycon et son fils.
C'est ainsi que se termina le banquet." (Les Belles Lettres, 1961)
François Ollier, traducteur et responsable de l'édition du texte, a exprimé discrètement en note son étonnement dans la notice introductrice :
" Il faut avouer que, si joli soit-il, avec sa gracieuse pantomime, cet épilogue est un peu déconcertant, car si Xénophon a voulu ici recommander le mariage, on s'étonne qu'il n'ait fait appel qu'à la sensualité. Mieux vaut penser qu'il n'a eu d'autre désir que de terminer sur une scène agréable et ne pas lui prêter ici de bien sérieuses intentions." (p.15)
On peut aussi interpréter cette fin autrement. Rappelons-nous les dernières lignes du Banquet platonicien : alors que tous les convives s'endorment, ne pouvant à l'aube résister au sommeil, Socrate est le seul à garder la tête haute et claire :
" Alors Socrate, après les avoir de la sorte endormis, se leva et partit. Aristodème le suivit comme à son habitude. Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre journée. À la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer." (223 d)
Certes il y a aussi Aristodème mais le narrateur venait de préciser que de l'ultime discussion " il disait ne pas se souvenir, car il ne l'avait pas suivie depuis le début, et (il) avait la tête lourde". De même dans le Banquet xénophonien, Callias échappe au besoin ordinaire en allant rejoindre Lycon et son fils. Or Callias aime d'un amour pur Autolycos, le fils de Lycon.
Autolycos s'oppose point par point au jeune garçon de la troupe du Syracusain. Alors que ce dernier n'est caractérisé que par quelques adjectifs flatteurs pour son physique, voici comment Xénophon fait entrer sur scène le jeune Autolycos :
" Autolycos s'assit auprès de son père ; les autres convives, comme de juste, s'étendirent sur les lits. À observer ce qui se produisit alors, on aurait pu immédiatement se rendre compte que la beauté est de sa nature chose royale, surtout quand elle est jointe chez son possesseur, comme c'était le cas pour Autolycos, à la modestie et à la réserve. D'abord, en effet, comme une lumière apparaissant dans la nuit attire les regards de tous, ainsi alors la beauté d'Autolycos faisait se tourner vers lui tous les yeux. Puis il n'y avait personne parmi ceux qui le regardaient qui ne sentit l'âme émue à son aspect. Certains devenaient silencieux, d'autres essayaient de se donner une contenance. Tous ceux qui sont possédés par un dieu valent, semble-t-il, la peine d'être vus ; mais alors que la possession d'autres divinités entraîne des regards terribles, une voix effrayante et des gestes violents, ceux qui sont possédés par le chaste Amour attendrissent leurs regards, adoucissent leur voix et accroissent la noblesse de leurs attitudes. Ainsi se comportait alors Callias sous l'influence de l'Amour, et c'était un beau spectacle pour les initiés au culte de ce dieu." (I, 9-10)
Quant au jeune comédien sans prénom, s'il doit avoir plus ou moins le même âge qu' Autolycos, il est manifestement du côté des proies. Voici comment le Syracusain, Charmide et Socrate échangent à son propos :
" - Laissons, dit Charmide ; et toi, le Syracusain, de quoi es-tu fier ? C'est évidemment de ce jeune garçon ?
- Non, par Zeus, répondit l'autre, bien sûr que non ; mais j'éprouve à son sujet une crainte très vive. Car je vois bien que d'aucuns forment le projet de le perdre.
- Par Héraklès, s'écria Socrate à ces mots, quel tort si grave pensent-ils avoir éprouvé de la part de ton garçon qu'ils veuillent le faire périr ?
- Eh non ! répondit le Syracusain, ils ne le veulent pas le faire périr, mais le persuader de coucher avec eux.
- Et toi, à ce qu'il semble, si la chose se réalisait, tu penses que ce serait sa perte ?
- Oui, par Zeus, sa perte irrémédiable.
- Tu ne couches pas toi-même avec lui ?
- Si par Zeus, toutes les nuits d'un bout à l'autre." (II, 52-53)
Concluons : ni simplement agréable, encore moins ironique, la scène finale du Banquet de Xénophon oppose l'élite aux hommes ordinaires dont les sens, éveillés par la vision de l' amour non joué, révèlent des croyances implicites sans aucun rapport avec l' éloge socratique.