Dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), dirigé par Monique Canto-Sperber, Charles Butterworth consacre un article à la philosophie morale de l’Islam ; il y évoque le philosophe médiéval al-Kindî (800-866) et un de ses ouvrages, l’Epître à propos d’un stratagème pour repousser les chagrins. Ce livre est construit autour d’une allégorie destinée à convaincre du caractère toujours négatif de la possession, quelle qu’elle soit. Voici comment Butterworth la présente :
« Notre passage à travers ce monde de corruption ressemble à celui des gens embarqués sur un bateau et qui vont « vers un but, leur propre lieu de repos, qu’ils espèrent atteindre ». Lorsque le bateau s’arrête afin qu’ils puissent vaquer à leurs affaires, quelques-uns le font en vitesse et retournent trouver des sièges larges et commodes. D’autres, qui, eux aussi, s’acquittent vite de leurs tâches mais font une pause pour regarder les beaux paysages autour d’eux et pour se réjouir des arômes délicieux, reviennent au navire et trouvent des sièges plus étroits et moins commodes. D’autres encore, qui errent ici et là ramassant des objets, ne trouvent que des places incommodes et sont très gênés par ce qu’ils ont rapporté. D’autres, enfin, s’éloignent du bateau, tellement épris de la beauté de la nature autour d’eux et des objets à ramasser qu’ils oublient leurs affaires actuelles et même le but du voyage. Parmi ces derniers, ceux qui entendent l’appel du capitaine et reviennent avant que le bateau ne parte, trouvent des places très inconfortables. Quelques-uns s’éloignent tellement du bateau qu’ils n’entendent jamais l’appel du capitaine ; laissés derrière, ils périssent dans des conditions horribles. Quant à ceux qui sont revenus au bateau chargés d’objets, ils souffrent tant à cause de l’étroitesse de leurs places, l’odeur de leurs possessions en train de se décomposer et le mal qu’ils se donnent pour les protéger qu’ils deviennent malades, et quelques-uns meurent. Seuls les deux premiers groupes arrivent à la fin du voyage sains et saufs, mais même les hommes du deuxième groupe sont néanmoins très gênés par l’étroitesse de leurs sièges. » (p. 741)
Je pense à un autre bateau et à d’autres passagers, ceux dont parlait le stoïcien Epictète à Nicopolis vers 108, discours qu’écoutait attentivement son disciple Arrien et qu'il rapporta ainsi dans le Manuel :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d’une petite racine, ou d’un coquillage, on te donne une femme et un enfant, rien n’empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu’il arrive que tu manques à l’appel. » ( traduction de Pierre Hadot Classiques de poche p.168).
Certes entre les deux textes, il y a des différences. Entre autres : dans la parabole stoïcienne, descendre du bateau, c’est naître ; y monter, c’est mourir. En revanche, dans celle de al-Kindî, la vie est l’ensemble que constitue la traversée et les haltes. Le point de départ du voyage, c’est la naissance ; son point d’arrivée, c’est la mort.
Je note aussi que, si al-Kindî disqualifie toute possession, c’est seulement l’attachement à la possession que le stoïcisme condamne. Enfin, s’il semble que dans les deux cas l’identité du capitaine n’est pas douteuse, c’est le prophète dans le texte médiéval et Dieu dans le texte antique. Mais bien sûr le Dieu du texte médiéval n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu stoïcien. Le premier est révélé par le Coran (mais démontrable par la raison, expliquera plus tard Averroès) ; le second est connu seulement par la raison car en effet les stoïciens sont supposés savoir et ne croire en rien.
Je note aussi que, si al-Kindî disqualifie toute possession, c’est seulement l’attachement à la possession que le stoïcisme condamne. Enfin, s’il semble que dans les deux cas l’identité du capitaine n’est pas douteuse, c’est le prophète dans le texte médiéval et Dieu dans le texte antique. Mais bien sûr le Dieu du texte médiéval n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu stoïcien. Le premier est révélé par le Coran (mais démontrable par la raison, expliquera plus tard Averroès) ; le second est connu seulement par la raison car en effet les stoïciens sont supposés savoir et ne croire en rien.
Reste l’idée commune que la vie sur terre doit être ordonnée en fonction de la navigation en mer…
Commentaires
Si le pilote est Dieu, le navire n'est-il pas la destinée, la nécessité, invoquée à la fin du Manuel ?
La fin du passage plaide également en ce sens : s'il s'agissait de la mort, il ne serait pas requis lorsque "tu es vieux" de rester près du navire. C'est seulement si l'âge affaiblit nos ressources qu'il ne faut pas trop musarder ici et là pour répondre le plus rapidement possible à l'appel de la nécessité.
"votre idée d’une nécessité qui laisse des moments d’accalmie correspond-elle pour vous à 1) une diminution réelle (ontologiquement) de la nécessité ou 2) au point de vue de chacun sur la nécessité, point de vue fluctuant en fonction des événements qui le touchent ? Je défendrais 2 car la nécessité est la cause de tous les événements qui me touchent, qu’ils soient pressants ou non.
L'accalmie dont je parle correspond à la possibilité de juger qui m'est laissée et donc à la possibilité de deux niveaux de vie puisque
XLIII "Toute chose a deux anses : l'une par où on peut la porter, l'autre par où on ne le peut pas".
Soit je vis en m'attachant indûment (i.e. en perdant le bateau de vue, en me détachant illusoirement de lui)
LIII "Conduis-moi, ô Zeus, et toi, Destinée,
où vous avez fixé que je dois me rendre.
Je vous suivrai sans hésiter ; car si je résistais,
en devenant méchant, je ne vous suivrais pas moins."
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
L'accalmie est donc la *possibilité* de vivre une vie "bonne" ou de vivre une vie "mauvaise" que me laissent Dieu et la Nécessité.
La distinction que vous faites entre une possibilité de vivre ou en accord subjectif/objectif avec le destin ou en accord objectif seulement est tout à fait stoïcienne. Elle correspond à la liberté qu’a l’esprit dans ce monde nécessaire de se le représenter comme il est (nécessaire donc) ou non.
Mais il me semble que vous ne pouvez pas identifier cette possibilité à ce que vous appelez l’accalmie dans la mesure où cette dernière est temporaire, accidentelle (selon vous, entre deux appels du pilote) alors qu’une telle possibilité est inhérente à l’esprit humain.
Dans d'autres passages, Epictète semble admettre un plus grand relâchement de la Nécessité :
XXXVII "Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté."
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Sur la "théologie" d'Epictète, s'il en a une, n'étant pas très compétent en la matière, je cours le risque de dire de grosses bêtises :
Soit Dieu et la Nécessité sont la même chose,
Soit la Nécessité *procède* de Dieu, comme la direction prise par le navire procède du principe directeur i.e. le pilote.
La parabole du bateau et du pilote par l'extériorité physique du pilote par rapport au bateau ouvre en effet la voie à la distinction que vous faites mais je n’ai pas en tête de texte confirmant cette procession dont vous parlez (ne faites-vous pas comme une lecture néoplatonicienne de cette distinction ?). Le deuxième passage, tiré d’Euripide, que cite Epictète en 53 laisse en tout cas moins de prise à votre interprétation : « Quiconque a consenti, comme il faut, à la nécessité est à nos yeux un sage et connaît les choses divines ».
Dans ces conditions, la parabole ne serait à mes yeux pas philosophiquement mutilée si le bateau était équipé d’un pilotage automatique avec appel programmé par haut-parleur !
Il me paraît prudent cependant de laisser ce point ouvert (il faudrait pour le régler étudier à la loupe la manière dont Epictète-Arrien articule les concepts de Dieu et de nécessité dans les Entretiens)
Je comprends ici le rôle comme social : on peut alors entendre « y faire pauvre figure » de deux manières : 1. ne pas être à la hauteur du rôle social 2. ne pas parvenir à accomplir éthiquement le rôle social.
Je défendrai 2 dans la mesure où le Manuel est un manuel de savoir-vivre éthique et non social.
On pourrait prendre comme exemple de rôle social « assister à une lecture publique » : « aux lectures publiques d’un tel ou tel, n’assiste pas sans raison et sans réflexion. Et si tu y assistes, garde ta gravité et ton calme et en même temps ta bienveillance. » (33)
Interprété ainsi, le passage ne se réfère pas à la nécessité : même si on prend un rôle au-dessus de ses forces, on accomplit le Destin.
Je comprends votre interprétation, mais ce qui m'importe surtout dans ce passage c'est "celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté".
"Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur dramatique a voulu te donner : court s'il est court ; long s'il est long. S'il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boîteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t'est donné ; le choisir appartient à un autre."
17 ne donne pas la possibilité de choisir le personnage mais celle d'accomplir bien n'importe quel rôle.
37 retire cette possibilité (il y a des rôles au-dessus de mes forces) et en revanche accorde la possibilité de choisir le rôle.
Suivant Hadot, je crois qu'il s'agit de conseils contradictoires du point de vue de la théorie mais pas du point de vue de la pratique. Dans les deux cas, il s'agit d'engager à une vie raisonnable: dans certaines situations (A), c'est raisonnable de penser que mon rôle est le bon; dans d'autres (B) que je n'ai pas encore trouvé le bon rôle.
Si je vis A en ayant à l'esprit 37, cela débilitera ma volonté; inversement, si je vis B avec 17 en tête, cela diminuera ma maîtrise de moi. Dans cette perspective, les considérations théoriques ne sont que des moyens adaptés à des situations diverses afin d'encourager à vivre raisonnablement.
Quant à la question du rôle de la Nécessité, il faudrait clarifier la relation entre nécessité et volonté. Que le choix soit volontaire ou non (dans ce dernier cas il est pathologique au sens kantien), il est nécessaire. C'est difficile de comprendre comment le choix libre est nécessaire (Chrysippe avec son exemple du cylindre en a donné une formulation imagée) mais c'est impératif, je crois, de n'introduire dans cet univers aucune contingence, sinon du point de vue subjectif (l'avenir m'est sur le plan du gouvernement mental, si je puis dire, ouvert)
Que du bonheur (raisonnable) en perspective...