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samedi 20 octobre 2012

Les raisons de trouver courte une nuit.

Chamfort a écrit dans ses Maximes et pensées :
" Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort est le remède."
Ce qui m'a rappelé un dit de Démocrite, rapporté par Stobée (Florilège, III, V, 25)
"Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte" (Les Présocratiques, La Pléiade, p. 897)
Spontanément je ne doute pas du sens de la phrase : le sommeil console de la dureté de la vie, à la différence que Démocrite est moins sombre que Chamfort. Je pense aux dernières lignes de la première Méditation métaphysique de Descartes :
" Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Or, la note qui correspond au passage de Démocrite met en évidence que Jean-Paul Dumont ne comprend pas du tout le passage comme je le fais :
" Interprétations possibles : "Le sommeil du prolétaire n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " Le sommeil de l'homme à l'abri du besoin n'est pas gâté d'insomnies" ; ou " La nuit n'est jamais trop longue pour le prolétaire" ; ou " La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation."" (ibid.p.1491)
Impossible de mettre la main sur le texte grec. Mais d'abord pourquoi traduire par prolétaire (proletarius en latin = citoyen pauvre) "celui qui suffit à ses besoins en nourriture" ? En effet prolétaire convient plutôt pour désigner celui n'ayant que de quoi satisfaire ses besoins en nourriture.Ensuite pourquoi comprendre "nuit courte" comme "nuit d'insomniaque" et non pas comme "nuit de brève durée ? Ce que fait la quatrième mais au prix de l'intervention très arbitraire du philosophe (celui qui satisfait à ses besoins en nourriture de l'esprit ?). Quant à la 3ème, elle devrait être plutôt rectifiée en "la nuit est toujours assez longue pour le prolétaire" ! Faute de mieux, je choisis la deuxième mais en laissant de côté la référence aux insomnies.
Dans le doute, je fais appel à un démocritéen (ça ne court pas les rues aujourd'hui), à défaut à un spécialiste de Démocrite, ou alors simplement à quiconque capable de me fournir le texte grec de Stobée.

vendredi 3 août 2007

Digressions estivales (3): à la lumière de Chamfort ("Maximes et pensées" Folio classique), dix réflexions sur la philosophie antique

1) "L'homme peut aspirer à la vertu; il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité." (342)
Une telle dissociation entre la vérité et la vertu est impensable en termes de philosophie antique (par exemple platonicienne); la possession de la vérité, si elle n' est pas la condition suffisante (je pense à l'akrasia aristotélicienne: voir le meilleur et faire le pire), est la condition nécessaire de la vertu. Resterait à savoir ce qu'il en est de la philosophie sceptique: peut-on identifier l'impossibilité logique d'affirmer la vérité à une thèse vraie sur le caractère nécessaire de l'ignorance de la vérité ?
Mais comment accéder à la vertu si ce n'est par la médiation de la connaissance vraie ?
Par exemple, être vertueux reviendra à se conduire d'une certaine manière; pour devenir vertueux, il suffira alors d'apprendre à se conduire selon des règles ou en imitant des hommes déjà vertueux.
Mais alors ne pourra-t-on pas qualifier la connaissance de ces règles (incarnées ou non dans dans des conduites) de connaissance vraie ?
2) "M..., vrai pédant grec, à qui un fait moderne rappelle un trait d'antiquité. Vous lui parlez de l'abbé Terray, il vous cite Aristide, contrôleur général des Athéniens." (606)
Une question est de savoir si un tel rapprochement est soutenable. A ce sujet, deux positions radicales s'affrontent: la croyance dans une nature humaine immuable et celle dans une singularité irréductible des cultures.
Si la première était vraie, les événements historiques ne seraient que des expressions accidentelles d'une essence humaine, le temps d'une vie suffisant peut-être à un observateur perspicace à connaître ce qu'il en est de l'Homme; si on privilégiait la seconde, la connaissance historique serait impossible car on ne pourrait jamais comprendre les raisons des hommes du passé, condamnés qu'on serait à un ethnocentrisme indépassable (en toute rigueur il est incohérent de soutenir un tel historicisme et d'en donner une explication vraie).
Cette position est transposable au niveau de la relation moi/autrui: autrui est pensable soit comme un être identique à celui que je suis fondamentalement, soit comme un étranger radicalement autre. Deux conséquences antithétiques:
- en me connaissant, plus précisément en connaissant mon essence humaine, je connais l'humanité entière.
- en me connaissant, je ne connais personne d'autre que moi.
3) "M... me disait: "Je me suis réduit à trouver tous mes plaisirs en moi-même, c'est-à dire dans le seul exercice de mon intelligence. La nature a mis dans le cerveau de l'homme une petite glande appelée cervelet, laquelle fait office d'un miroir; on se représente, tant bien que mal, en petit et en grand, en gros et en détail tous les objets de l'univers et même les produits de sa propre pensée. C'est une lanterne magique dont l'homme est propriétaire et devant laquelle se passent des scènes où il est acteur et spectateur. C'est là proprement l'homme; là se borne son empire. Tout le reste lui est étranger." (609)
Il y a un côté stoïcien dans ce passage: la maîtrise de mes représentations m'appartient.
Mais, du moins selon la version d' Epictète, m'appartiennent aussi la maîtrise de mes actions et celle de mes désirs.
En plus la représentation compréhensive (phantasia kataleptike) donne accès à la réalité; en revanche la métaphore de la lanterne magique suggère que la représentation n'est au mieux qu'une image conforme; je ne verrais jamais, disons, le soleil mais j'aurais au mieux une image du soleil qui lui ressemble vraiment (mais dans ces conditions, comment puis-je donc savoir que la représentation en question est bien conforme au Soleil ?)
4) "Un homme était en deuil, de la tête aux pieds: grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement: "Eh ! Bon Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu ? - Moi, dit-il, je n'ai rien perdu: c'est que je suis veuf." (631)
C'est clair: le deuil n'est pour cet homme qu'une modification sociale, pas une modification psychologique.
Faut-il voir en lui le stoïcien parfait ? Pensons au passage d'Epictète sur la mort de l'épouse: je n'ai pas perdu ma femme, je l'ai rendue.
En réalité ici l'homme en deuil est insensible à la perte. Or, être stoïcien, c'est surmonter la perte en la voyant comme restitution. L'amour conjugal existe bien; certes ce n'est pas une passion mais un désir réfléchi.
4) " Le comte de Mirabeau, très laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. "Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction; pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe." Le commissaire n'entendait pas: "Bête, dit le juge, regarde donc la figure de monsieur !" (647)
Cratès le cynique, se déshabillant devant Hipparchia, affirmait une ligne de conduite: "je ne cache rien", niant par là-même la distinction public / privé et avouant sa pure et simple humanité: "je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres".
Pour Mirabeau ("je ne suis qu'un homme laid.") , ce n'est qu'un mode de défense conjecturel. En plus c'est la copie qui est montrée et non l'original.
Dans les deux cas pourtant, un point commun: on exhibe ce que l'on cherche ordinairement à masquer. Cratès: un moyen de séduire.
Mirabeau: une justification de l'incapacité de séduire.
S'il y avait eu une vraie cynique au tribunal, Mirabeau aurait peut-être séduit, bien malgré lui...
5) "Ne me vantez point le caractère de N...: c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre." (652)
N. à son tour serait-il le stoïcien fait homme ?
Devenir stoïcien, c'est plutôt devenir bronze au contact du marbre (le marbre = la réalité nécessaire; devenir bronze = parvenir à l'apatheia). L'homme ordinaire serait, lui, brisé par le marbre.
N. est un homme froid qui rationalise son comportement en le justifiant par des maximes stoïciennes.
6) "L'abbé de Molières était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes (le système cartésien en tant qu'éthique ne commande en rien un tel détachement); il n'avait point de valet et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche (un portait-type du cartésien au 18ème ?). Un matin il entend frapper à sa porte: "Qui va là ?" - Ouvrez..." Il tire un cordon et la porte s'ouvre (ce religieux a étudié la mécanique...). L'abbé de Molières, ne regardant point: "Qui êtes-vous ? - Donnez-moi de l'argent. - De l'argent ? - Oui, de l'argent. - Ah ! J'entends, vous êtes un voleur ? - Voleur ou non, il me faut de l'argent (si le philosophe se résigne au statut de volé, le cambrioleur rechigne, lui, à s'identifier à son rôle; il a pourtant une victime qui facilite l'identification au bourreau...) - Vraiment oui, il vous en faut: eh bien ! cherchez là-dedans..." Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille (ou comment, en faisant la victime, ne pas en être tout à fait une...): "Eh bien ! il n'y a point d'argent. - Vraiment non, mais il y a ma clé. - Eh bien, cette clé... - Cette clé, prenez-la. - Je la tiens. - Allez-vous en à ce secrétaire; ouvrez... (ou comment agir en pâtissant.). Le voleur met la clé à un autre tiroir. "Laissez donc: ne dérangez pas: ce sont mes papiers. Ventrebleu finirez-vous ? ce sont mes papiers. à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. - Le voilà. - Eh bien prenez. Fermez donc la porte. Morbleu ! Il laisse la porte ouverte !... Quel chien de voleur ! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait ! Maudit voleur ! (ce qui est intolérable, ce n'est pas le vol, mais l'insoumission du voleur...) L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revint se remettre à son travail." (688)
7) " On annonça, dans une maison où soupait Mme d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom son imagination s'allume (bonne illustration de ce qu'est l'imagination au sens pascalien); elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses et enfin lui offre du plat qu'elle vait devant elle. C'étaient des truffes. "Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous." A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand regret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme et le rejeta dans la mer en voyant que c'était un singe.(avec l'humanisation du singe et l'animalisation de l'homme, la comparaison a perdu de sa force didactique)" (823)
8) "Un philosophe à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit: "Dans le monde tout tend à me faire descendre, dans la solitude tout tend à me faire monter." (828)
Ce philosophe n'est ni un stoïcien (dans le monde ce dernier reste stable), ni un épicurien (qui, s'il fuit le monde, a son monde peuplé d'amis), ni un cynique (il a besoin du monde pour faire ses démonstrations et pire ce dernier est, meilleures elles sont). C'est plutôt un bien fragile ascète.
9) "Quand Mme de F... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophie. M. de ... disait d'elle: que quand elle a dit une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise de n'être point purgée." (1000)
La philosophie comme théorie et pratique à la fois, à l'image de ce que pour Pierre Hadot la philosophie antique était vraiment. Etre philosophe revient donc à avoir ces deux femmes en soi.
10) " On demandait à M... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce, et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie pour une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier." (1053)
Chamfort ne croit donc pas dans le projet stoïcien de maîtriser ses passions: il y a comme un kantisme pessimiste dans ces lignes (kantisme parce que dualité nature / raison et pessimisme parce que la raison perd à tout coup). A noter: ce n'est pas le plaisir dans la sexualité qui est déraisonnable mais la reproduction.

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 23:38 par Nicotinamide
1/ Spontanément j’opposerai : les Cyniques et les pyrrhonniques
2/ « Du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. (…) celui qui a lu Hérodote a assez étudié d’histoire pour en faire la philosophie, car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde »
Schopi (le monde comme… III 38)
Thucydide au début de son histoire reprend la même idée.
« Qui a vu le présent a tout vu » (Manuel épictète ?)
3/
La représentation « compréhensive » dénude la réalité, il s’agit pour le philosophe stoicien de n’accepter aucune image qui ne soit « objective ». Par exemple, les fantaisies objectives (phantasia kataléptiké) de Marc Aurèle : « L’amour ? « Secouer une femme par le bassin, voir se cailler la cellulite et raconter des rêves pisseux entre deux frottements de ventre... » (VI 13)
Ainsi, je chipote, mais je ne dirai pas que le stoicien « maîtrise » ses représentations « adéquates » (Rectitude du discours intérieur face aux images tâchées de jugements de valeur.) D’ailleurs le philosophe stoicien peut chier dans son froc, tant qu’il n’y donne pas son assentiment. (cf Aulu Gelle XIX, 1, 14)
4/ « ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais leurs jugements sur les choses ». Epictète, Manuel, §5
4/ La maxime se rapporte à une affaire judiciaire. Ainsi je rapprocherai aussi l’anecdote d’un trait cynique en relation avec une affaire judiciaire. Celle(s) où le cynique prend des coups et exhibe les hématomes pour obtenir gain de cause (DL VI-33 VI-89). La peau marbrée par les coups et la gueule grotesque de Mirabeau font figures de preuves…
8/
« Si l’homme ne savait conférer un délire voluptueux à la solitude – depuis longtemps, l’obscurité aurait pris feu (…) Ce n’est point par extravagance, ni par cynisme, que Diogène se promène avec une lanterne en plein jour, pour trouver un homme. Nous savons trop bien que dans la solitude. » (Cioran p. 352 du quarto)
« Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence. » (p. 756)
10/
« Ne cherche pas à ce qui arrive, arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive, arrive comme il arrive, et tu seras heureux. » Manuel
Suivre la Nature…
N’est-ce pas ? Métaphysique de l’amour à la Schopenhauer ?
Par contre, je trouve l’exemple de Marc-Aurèle plutôt mal choisi. En effet, si l’on s’en tient au livre I des pensées, il avoue ne pas avoir touché à Benedicta et Théodote. Pour ce qui est de sa femme, Faustine… 13 gosses qui ne sont sans doute pas tous de sa semence qu’il endura avec la joie du stoïcisme qu’on lui connait.
2. Le samedi 11 août 2007, 16:09 par philalèthe
1) d'accord, en incluant les sceptiques dans les dogmatiques ( à l'égal des épicuriens et des stoïciens, entre autres ).
2) d'accord. La citation que vous apportez est en fait de Marc-Aurèle (VI 37):
" quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini; car tout est pareil en gros et en détail." (trad. de Bréhier)
3) votre traduction de VI 13 est une belle infidèle à la manière cynique ! Bréhier (1962) est moins drôle:
" à propos de l'accouplement, un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagné d'un spasme."
Meunier (1964) avait choisi:
" de l'accouplement, qu'il est le frottement d'un boyau et l'éjaculation avec un certain spasme, d'un peu de morve."
Hadot (1992) :
" et à propos de l'union des sexes: " C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant."
Ceci dit, votre chipotage est sensé: en tant que l'âme a une représentation (phantasia), elle est passive, mais en tant que cette représentation est compréhensive, elle s'accompagne d'un discours intérieur qui manifeste l'activité de l'esprit ( sur ce point, Hadot est très clair in "Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle" Livre de poche p. 174-175)
Quant à la défécation involontaire, comme d'habitude, vous forcez le trait ! Je lis seulement dans la traduction qu'en donne Hadot:
" (...) Lorsqu'un son terrifiant se fait entendre provenant du ciel ou d'un éboulement ou annonciateur de je ne sais quel danger, ou si quelque autre chose de ce genre se produit, il est nécessaire que l'âme du sage, elle aussi, soit quelque peu émue et serrée et terrifiée, non pas qu'il juge qu'il y a là quelque mal, mais en vertu de mouvements rapides et involontaires, qui devancent la tâche propre de l'esprit et de la raison."
4) Rappel intéressant, à cette différence près que Diogène et Cratès accusent alors que Mirabeau se disculpe.
8) Je ne pense pas qu'il y ait dans le cynisme antique l'expérience de la solitude comme souffrance. La lecture de Cioran me paraît tourner l'anecdote dans un sens psychologiste. Que Diogène soit seul (sage), est un fait qui accuse tous les autres sans s'accompagner d'une douleur du solitaire. Merci en tout cas de m'avoir fait connaître ces lignes de Cioran.
10) Si l'on suit la Métaphysique de l'amour, il me semble que si le narrateur s'accouple avec une servante de cabaret, cela correspond à un tout autre but de la Nature que s'il attend des années pour féconder Clarisse, le désir ayant une raison métaphysique que celui qui désire ne connaît pas (j'ai bien dit: raison métaphysique et non raison psychanalytique, il en va d'ailleurs de la finalité du Tout à n'importe quel frottement de ventres).
Quant à Marc-Aurèle, certes il n'a touché ni à Théodote ni à Benedicta (sans doute des esclaves selon la note de Goldschmidt in Pléiade), mais il a eu quand même assez d'enfants pour donner prise à l'interprétation de Chamfort.
Pour terminer, je maintiens l'idée que la référence à la nature est ici plus proche de Kant que de Schopenhauer, à cause de l'opposition entre les bonnes raisons de la raison et le fait brut du désir naturel.

mercredi 11 juillet 2007

Digressions estivales (2): le philosophe comme ennemi public ?

" Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C'est presque un ennemi public qu'un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose: " je ne te prends que pour ce que tu es; je ne t'apprécie que ce que tu vaux." Et ce n'est pas une petite entreprise de se faire aimer et estimer avec l'annonce de ce ferme propos." (254)
Chamfort n'a pas renoncé à l'ambition de dire ce qu'il en est vraiment de la valeur et ceci une fois pour toutes. C'est encore la même contradiction qui est pointée: le respect des codes et des usages sociaux n'est pas légitimable du point de vue de la philosophie.
Le stoïcien quant à lui ne court pas le risque de devenir un ennemi public; il maîtrise les jeux de langage qui correspondent aux divers rôles qu'il doit jouer. A la limite, " stoïcien courtisan" n'est pas une contradiction dans les termes, "cynique courtisan" l'est en revanche. Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime.
Classiquement ( dans la logique de Lucrèce De natura rerum livre IV), Chamfort met aussi en relief l'incompatibilité essentielle entre aimer et philosopher :
" On dit communément: "la plus belle femme ne peut donner que ce qu'elle a"; ce qui est faux: elle donne précisément ce qu'on croit recevoir, puisqu'en ce genre c'est l'imagination qui fait le prix de ce qu'on reçoit." (383)
Ce faisant, le proverbe que Chamfort dénonce ici, c'est le jugement le plus abouti que pourrait formuler un stoïcien sur la femme en question, à laquelle il pourrait dire:
" Je ne te prends que pour ce que tu es, tu ne peux donner que ce que tu as."
Aucun doute sur la capacité à établir une ligne de partage claire entre les propriétés réelles et les propriétés imaginaires...

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 21:43 par Nicotinamide
"Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime."
Je ne comprends pas. Pourriez me réexpliquer pourquoi ?
2. Le samedi 11 août 2007, 14:57 par philalethe
En toute rigueur je n'ai pas pensé que Chamfort a eu l'intention d'identifier le philosophe comme ennemi public au cynique; j'ai juste pensé que si on veut donner une identité philosophique à ce type de philosophe (qui identifie la vraie valeur et dénonce les fausses), le cynique est le candidat idéal.

lundi 9 juillet 2007

Digressions estivales (1) : regard de philosophe, regard de Tartare ?

Chamfort écrit dans les Maximes et pensées (1795):
"Un philosophe regarde ce qu'on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c'est-à-dire comme une prison. C'est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l'âme et à l'esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde a une prison plus grande et plus ornée. Celui qui n'a qu'un petit état est dans un cachot. L'homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu' il soit dans l'aisance, ou du moins qu'il n'ait aucun besoin des hommes." (268)
Chamfort parle de la fonction sociale un peu comme Platon parlait du corps dans le Phédon, plaçant chacun devant une alternative radicale: il faut choisir entre philosopher et avoir un corps, entre philosopher et avoir un état. La fonction sociale et le corps seraient ainsi des obstacles à la connaissance de la vérité.
Reste que si dans le Phédon l'ascétisme ne peut pas faire mieux que diminuer la négativité du corps, ici il y a comme un analogue de la mort du corps: c'est l'absence d'état. J'entends par là une vie en société sans métier, sans tâche, sans responsabilité, sans travail. On comprend alors que l'argent conditionne une telle existence: il permet de ne pas se mettre au service des autres ou d'une quelconque besogne particulière; il ne semble pas cependant qu'il faille aller jusqu'à comprendre "n'avoir aucun besoin des hommes" comme signifiant "se passer de domestiques ou de serviteurs".
Il y a pourtant deux manières de rendre compatibles la philosophie et la possession d'un état:
- la stoïcienne: agir philosophiquement revient à accomplir dans les limites du raisonnable les devoirs relatifs à notre état particulier. Il n'y a donc pas de contradiction entre le cosmopolitisme et la déontologie toujours spécifique à l'état auquel je suis destiné. Ce qui suppose qu'il y a toujours une manière raisonnable d'accomplir n'importe quelle fonction sociale, tant que celle-ci ne prescrit pas par nature des actions contraires à la raison (on ne peut tout de même pas être stoïcien et gardien de camp à Auschwitz).
- la kantienne (cf Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières): tant qu'on demeure dans le cercle des idées spécifiques à l'état, on fait un usage privé de la raison, c'est-à-dire qu'on raisonne dans le cadre des nécessités inhérentes à la fonction sociale qu'on occupe; mais par l'usage public de la raison, on juge des limites qu'implique, du point de vue de la raison cette fois libérée, l'exercice de la fonction qui nous caractérise. Différence avec la solution stoïcienne: l'usage public de la raison précède ou suit son usage privé; dit autrement, l'hétéronomie est une dimension essentielle de la vie sociale, ce qui la justifie c'est la possibilité qu'accorde le Droit de la juger à la lumière de la raison autonome.