1) "L'homme peut aspirer à la vertu; il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité." (342)
Une telle dissociation entre la vérité et la vertu est impensable en termes de philosophie antique (par exemple platonicienne); la possession de la vérité, si elle n' est pas la condition suffisante (je pense à l'akrasia aristotélicienne: voir le meilleur et faire le pire), est la condition nécessaire de la vertu. Resterait à savoir ce qu'il en est de la philosophie sceptique: peut-on identifier l'impossibilité logique d'affirmer la vérité à une thèse vraie sur le caractère nécessaire de l'ignorance de la vérité ?
Mais comment accéder à la vertu si ce n'est par la médiation de la connaissance vraie ?
Par exemple, être vertueux reviendra à se conduire d'une certaine manière; pour devenir vertueux, il suffira alors d'apprendre à se conduire selon des règles ou en imitant des hommes déjà vertueux.
Mais alors ne pourra-t-on pas qualifier la connaissance de ces règles (incarnées ou non dans dans des conduites) de connaissance vraie ?
2) "M..., vrai pédant grec, à qui un fait moderne rappelle un trait d'antiquité. Vous lui parlez de l'abbé Terray, il vous cite Aristide, contrôleur général des Athéniens." (606)
Une question est de savoir si un tel rapprochement est soutenable. A ce sujet, deux positions radicales s'affrontent: la croyance dans une nature humaine immuable et celle dans une singularité irréductible des cultures.
Si la première était vraie, les événements historiques ne seraient que des expressions accidentelles d'une essence humaine, le temps d'une vie suffisant peut-être à un observateur perspicace à connaître ce qu'il en est de l'Homme; si on privilégiait la seconde, la connaissance historique serait impossible car on ne pourrait jamais comprendre les raisons des hommes du passé, condamnés qu'on serait à un ethnocentrisme indépassable (en toute rigueur il est incohérent de soutenir un tel historicisme et d'en donner une explication vraie).
Cette position est transposable au niveau de la relation moi/autrui: autrui est pensable soit comme un être identique à celui que je suis fondamentalement, soit comme un étranger radicalement autre. Deux conséquences antithétiques:
- en me connaissant, plus précisément en connaissant mon essence humaine, je connais l'humanité entière.
- en me connaissant, je ne connais personne d'autre que moi.
3) "M... me disait: "Je me suis réduit à trouver tous mes plaisirs en moi-même, c'est-à dire dans le seul exercice de mon intelligence. La nature a mis dans le cerveau de l'homme une petite glande appelée cervelet, laquelle fait office d'un miroir; on se représente, tant bien que mal, en petit et en grand, en gros et en détail tous les objets de l'univers et même les produits de sa propre pensée. C'est une lanterne magique dont l'homme est propriétaire et devant laquelle se passent des scènes où il est acteur et spectateur. C'est là proprement l'homme; là se borne son empire. Tout le reste lui est étranger." (609)
Il y a un côté stoïcien dans ce passage: la maîtrise de mes représentations m'appartient.
Mais, du moins selon la version d' Epictète, m'appartiennent aussi la maîtrise de mes actions et celle de mes désirs.
En plus la représentation compréhensive (phantasia kataleptike) donne accès à la réalité; en revanche la métaphore de la lanterne magique suggère que la représentation n'est au mieux qu'une image conforme; je ne verrais jamais, disons, le soleil mais j'aurais au mieux une image du soleil qui lui ressemble vraiment (mais dans ces conditions, comment puis-je donc savoir que la représentation en question est bien conforme au Soleil ?)
4) "Un homme était en deuil, de la tête aux pieds: grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement: "Eh ! Bon Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu ? - Moi, dit-il, je n'ai rien perdu: c'est que je suis veuf." (631)
C'est clair: le deuil n'est pour cet homme qu'une modification sociale, pas une modification psychologique.
Faut-il voir en lui le stoïcien parfait ? Pensons au passage d'Epictète sur la mort de l'épouse: je n'ai pas perdu ma femme, je l'ai rendue.
En réalité ici l'homme en deuil est insensible à la perte. Or, être stoïcien, c'est surmonter la perte en la voyant comme restitution. L'amour conjugal existe bien; certes ce n'est pas une passion mais un désir réfléchi.
4) " Le comte de Mirabeau, très laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. "Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction; pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe." Le commissaire n'entendait pas: "Bête, dit le juge, regarde donc la figure de monsieur !" (647)
Cratès le cynique, se déshabillant devant Hipparchia, affirmait une ligne de conduite: "je ne cache rien", niant par là-même la distinction public / privé et avouant sa pure et simple humanité: "je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres".
Pour Mirabeau ("je ne suis qu'un homme laid.") , ce n'est qu'un mode de défense conjecturel. En plus c'est la copie qui est montrée et non l'original.
Dans les deux cas pourtant, un point commun: on exhibe ce que l'on cherche ordinairement à masquer. Cratès: un moyen de séduire.
Mirabeau: une justification de l'incapacité de séduire.
S'il y avait eu une vraie cynique au tribunal, Mirabeau aurait peut-être séduit, bien malgré lui...
5) "Ne me vantez point le caractère de N...: c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre." (652)
N. à son tour serait-il le stoïcien fait homme ?
Devenir stoïcien, c'est plutôt devenir bronze au contact du marbre (le marbre = la réalité nécessaire; devenir bronze = parvenir à l'apatheia). L'homme ordinaire serait, lui, brisé par le marbre.
N. est un homme froid qui rationalise son comportement en le justifiant par des maximes stoïciennes.
6) "L'abbé de Molières était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes (le système cartésien en tant qu'éthique ne commande en rien un tel détachement); il n'avait point de valet et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche (un portait-type du cartésien au 18ème ?). Un matin il entend frapper à sa porte: "Qui va là ?" - Ouvrez..." Il tire un cordon et la porte s'ouvre (ce religieux a étudié la mécanique...). L'abbé de Molières, ne regardant point: "Qui êtes-vous ? - Donnez-moi de l'argent. - De l'argent ? - Oui, de l'argent. - Ah ! J'entends, vous êtes un voleur ? - Voleur ou non, il me faut de l'argent (si le philosophe se résigne au statut de volé, le cambrioleur rechigne, lui, à s'identifier à son rôle; il a pourtant une victime qui facilite l'identification au bourreau...) - Vraiment oui, il vous en faut: eh bien ! cherchez là-dedans..." Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille (ou comment, en faisant la victime, ne pas en être tout à fait une...): "Eh bien ! il n'y a point d'argent. - Vraiment non, mais il y a ma clé. - Eh bien, cette clé... - Cette clé, prenez-la. - Je la tiens. - Allez-vous en à ce secrétaire; ouvrez... (ou comment agir en pâtissant.). Le voleur met la clé à un autre tiroir. "Laissez donc: ne dérangez pas: ce sont mes papiers. Ventrebleu finirez-vous ? ce sont mes papiers. à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. - Le voilà. - Eh bien prenez. Fermez donc la porte. Morbleu ! Il laisse la porte ouverte !... Quel chien de voleur ! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait ! Maudit voleur ! (ce qui est intolérable, ce n'est pas le vol, mais l'insoumission du voleur...) L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revint se remettre à son travail." (688)
7) " On annonça, dans une maison où soupait Mme d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom son imagination s'allume (bonne illustration de ce qu'est l'imagination au sens pascalien); elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses et enfin lui offre du plat qu'elle vait devant elle. C'étaient des truffes. "Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous." A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand regret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme et le rejeta dans la mer en voyant que c'était un singe.(avec l'humanisation du singe et l'animalisation de l'homme, la comparaison a perdu de sa force didactique)" (823)
8) "Un philosophe à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit: "Dans le monde tout tend à me faire descendre, dans la solitude tout tend à me faire monter." (828)
Ce philosophe n'est ni un stoïcien (dans le monde ce dernier reste stable), ni un épicurien (qui, s'il fuit le monde, a son monde peuplé d'amis), ni un cynique (il a besoin du monde pour faire ses démonstrations et pire ce dernier est, meilleures elles sont). C'est plutôt un bien fragile ascète.
9) "Quand Mme de F... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophie. M. de ... disait d'elle: que quand elle a dit une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise de n'être point purgée." (1000)
La philosophie comme théorie et pratique à la fois, à l'image de ce que pour Pierre Hadot la philosophie antique était vraiment. Etre philosophe revient donc à avoir ces deux femmes en soi.
10) " On demandait à M... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce, et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie pour une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier." (1053)
Chamfort ne croit donc pas dans le projet stoïcien de maîtriser ses passions: il y a comme un kantisme pessimiste dans ces lignes (kantisme parce que dualité nature / raison et pessimisme parce que la raison perd à tout coup). A noter: ce n'est pas le plaisir dans la sexualité qui est déraisonnable mais la reproduction.
Commentaires
Schopi (le monde comme… III 38)
La représentation « compréhensive » dénude la réalité, il s’agit pour le philosophe stoicien de n’accepter aucune image qui ne soit « objective ». Par exemple, les fantaisies objectives (phantasia kataléptiké) de Marc Aurèle : « L’amour ? « Secouer une femme par le bassin, voir se cailler la cellulite et raconter des rêves pisseux entre deux frottements de ventre... » (VI 13)
Ainsi, je chipote, mais je ne dirai pas que le stoicien « maîtrise » ses représentations « adéquates » (Rectitude du discours intérieur face aux images tâchées de jugements de valeur.) D’ailleurs le philosophe stoicien peut chier dans son froc, tant qu’il n’y donne pas son assentiment. (cf Aulu Gelle XIX, 1, 14)
« Si l’homme ne savait conférer un délire voluptueux à la solitude – depuis longtemps, l’obscurité aurait pris feu (…) Ce n’est point par extravagance, ni par cynisme, que Diogène se promène avec une lanterne en plein jour, pour trouver un homme. Nous savons trop bien que dans la solitude. » (Cioran p. 352 du quarto)
« Ne cherche pas à ce qui arrive, arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive, arrive comme il arrive, et tu seras heureux. » Manuel
Suivre la Nature…
N’est-ce pas ? Métaphysique de l’amour à la Schopenhauer ?