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samedi 23 février 2013

Auguste (2) vu par Montaigne et Fontenelle.

Ayant lu les divers passages que Sénèque a consacrés à Auguste, on ne sait trop que penser de l'empereur. Montaigne, qui avait beaucoup lu Sénèque, en dresse aussi un portrait assez hétéroclite. Certes les premières lignes qu’il lui réserve sont dévastatrices pour le personnage, dont elle font un fou dévoré par la démesure :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de luy. En quoy il est encore moins excusable que les precedens, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant se teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute follie, d’autant que l’impiété y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. » (Livre I, III)
Mais l’intéressant est surtout que Montaigne a pris Auguste comme exemple même de l’homme qu’on échoue à connaître. Voici le contexte : dans le premier chapitre du deuxième livre des EssaisDe l’inconstance de nos actions, Montaigne explique que, confronté aux multiples aspects d'une personne, il semble justifié de relever les traits de caractère les plus ordinaires et d’en composer la personnalité de celui qui nous intéresse. Mais Montaigne accuse « les bons autheurs mesmes (…) de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture » et de nous taxer d’hypocrisie quand nous ne nous comportons pas conformément à la personnalité fabriquée, en réalité bien arbitrairement attribuée. Il y a cependant un homme dont les biographes n’ont jamais pu composer ainsi un caractère déterminé et fixe :
« Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cet homme une varieté d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie qu’il s’est faict lâcher, entier et indecis, aux plus hardis juges. »
Cette indétermination du caractère d’Auguste, on la retrouve de manière très latérale dans le premier des Nouveaux dialogues des morts où Fontenelle fait converser les anciens avec les modernes. Bien sûr l’ancien est Auguste et le moderne est Pierre Arétin. Au centre de cette rencontre, une interrogation sur l’éloge, plus précisément celui rendu par un écrivain au grand homme qui lui donne une pension. L’Arétin multiplie les arguments destinés à privilégier la satire par rapport à la louange. Un d’entre eux porte précisément sur l’impossibilité de faire l’éloge d’une personne tout entière quand précisément elle a des traits contradictoires : ainsi Auguste a été vengeur et clément à des moments différents de sa vie.
« Je gage, par exemple, que quand vous vous vengiez impitoyablement de vos ennemis, il n’ y avoit rien de plus glorieux, selon toute votre Cour, que de foudroyer tout ce qui avait la témérité de s’opposer à vous ; mais qu’aussitôt que vous aviez fait quelqu’action de douceur, les choses changeoient de face, et qu’on ne trouvoit plus dans la vengeance qu’une gloire barbare et inhumaine. On louoit une partie de votre vie aux dépens de l’autre. Pour moi, j’aurois craint que vous ne vous fussiez donné le divertissement de me prendre par mes propres paroles, et que vous ne m’eussiez dit : Choisissez de la sévérité ou de la clémence, pour en faire le vrai caractère d’un Héros ; mais après cela, tenez-vous-en-à-votre-choix. »
Tout se passe comme si l’Arétin, instruit par une précédente conversation aux Enfers avec Montaigne, ne voulait pas imiter ceux qui fabriquent artificiellement un caractère en prenant une partie pour le tout. Visiblement Pierre Arétin ne voit pas qu’une solution consisterait à faire l’éloge de la capacité d’adaptation de son héros aux circonstances (mais sa cécité est compréhensible, Machiavel ne hantant pas les Enfers…).
Auguste, en revanche, s’approche de la solution en répondant :
« Quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent manquer d’être loués ; et s’ils le sont sur des choses opposées, c’est qu’ils ont plus d’une sorte de mérite. »
Mais l’Arétin a bien d’autres critiques à faire aux louanges.
L’une est économique : la satire est davantage rémunératrice car tous les grands hommes agissant de travers, ils paieront pour ne pas être visés par elle. En revanche, vue l’hostilité régnant entre les grands hommes, l’éloge de tous ne plaît à personne et celui de quelques-uns rend ennemi de tous les autres.
L’autre critique est morale : l’éloge qui doit être appuyé pour tenter de plaire va avec le mépris de celui à qui il est destiné. Exemple : comment Virgile pouvait-il donc dire d’Auguste qu’on ignorait si, devenu dieu, il choisirait de régenter la mer, le ciel ou la terre?
Réponse d’Auguste, bon moraliste : le grand a trop d’amour-propre et de vanité pour ne pas croire justifié l’éloge même excessif, une fois qu’il l’a interprété de façon à le rendre crédible.
Commençant par une attaque en règle contre les panégyriques, le dialogue se termine finalement plutôt modérément car deux types d’éloge gardent leur valeur : celui qui est ratifié par la postérité et celui qui est adressé à quelqu’un dont on ne dépend pas.

Auguste (1) vu par Sénèque

Dans la Consolation à Polybe, première de ses œuvres où Sénèque mentionne longuement Auguste, l'empereur incarne exemplairement l'idéal stoïcien :
« Le divin Auguste perdit sa sœur Octavie, qu'il adorait, et la nature n'exempta même pas de la grande loi de souffrance cet homme qu'elle destinait au ciel. Que dis-je ? Accablé à la fois de tous les deuil possibles, il perdit le fils de sa sœur, dont il se préparait à faire son successeur, et vit enfin mourir, pour ne pas énumérer une à une toutes ses douleurs, ses gendres, ses enfants et ses petits-enfants ; jamais aucun mortel ne sentit davantage qu'il était homme pendant son passage parmi les hommes. Cependant tant de deuils si cruels n'excédèrent pas les forces de ce cœur tout-puissant (capacissimum ejus pectus), et le divin Auguste, qui dompta les nations étrangères, dompta pareillement la souffrance. » (éd.Veyne, XIV, 5).
Dans De la colère (XXIII, 4-8), Auguste est présenté comme un homme sur qui cette émotion n'avait aucun empire. Mais une autre référence dans ce même texte le fait voir sous un jour plus passionné :
« Un jour, le divin Auguste soupait chez Vedius Pollion. Un de ses esclaves avait cassé une coupe de cristal ; Vedius le fit saisir pour lui infliger une mort peu banale ; il devait être jeté aux énormes murènes qu'il entretenait dans un vivier. Qui ne supposerait qu'il les entretenait par luxe ? C'était par cruauté. L'esclave s'échappa des mains qui le tenaient et se réfugia aux pieds de l'empereur pour lui demander seulement de subir un autre genre de mort, de ne pas servir de pâture. L'empereur fut ému (motus) par cette étrange cruauté ; il fit relâcher l'esclave, briser devant lui toutes les coupes de cristal et combler le vivier. C'est ainsi que l'empereur devait châtier un ami ; il a bien usé de sa puissance(viribus suis) « Tu ordonnes que des hommes soient traînés hors d'une salle de banquet pour être déchirés par un supplice inouï. Si ta coupe a été brisée, les entrailles d'un homme seront dispersées. As-tu l'outrecuidance de faire conduire quelqu'un à la mort là où est l'empereur ? » (III, XL, 2-4)
Auguste ici est moins un sage que le détenteur d'une puissance souveraine placée au service d'une émotion légitime. Certes dans De la clémence, Sénèque expose longuement à Néron comment Auguste a fait preuve de clémence par rapport à Cinna qui avait tenté de l'assassiner et comment une telle conduite, plusieurs fois répétée à d'autres occasions, lui a assuré succès et gloire politique. Néanmoins Sénèque n'accorde aucune valeur morale à une telle clémence :
« Qu'il ait montré de la modération et de la clémence, soit. Mais ce fut après avoir rougi la mer d'Actium du sang romain, après avoir brisé en Sicile aussi bien ses flottes que celles de ses adversaires, après les sacrifices de Pérouse et les proscriptions. Moi je n'appelle pas clémence la cruauté lassée (lassam crudelitatem) ; la clémence véritable, ô princes, c'est celle dont tu fais preuve, qui n'a point inauguré une vie sans tache par le remords des violences commises, celle qui consiste à n'avoir jamais versé le sang des citoyens ; c'est, au comble de la puissance, la maîtrise absolue de soi (verissima animi temperantia) et l'amour véritable du genre humain, et ce n'est point essayer, sous l'influence pernicieuse d'une passion, ou de sa légèreté naturelle, ou des exemples de ses devanciers, jusqu'où vont en effet les droits que l'on a sur ses sujets, mais bien émousser le glaive impérial. » (I, XI, 1-2)
Néanmoins, quelques pages plus loin, c'est en « bon prince » que Sénèque fait le portrait d' Auguste : appelé par un père à un jugement de famille, il fait preuve de simplicité, de modération et de clémence encore. On pourrait être surpris et accuser Sénèque d'inconstance dans le jugement en lisant ces lignes :
« Oh ! Qu'il méritait d'être pris pour conseiller par les pères de famille ! Qu'il méritait d'être couché sur le même testament qu'un fils même sans reproche ! Voilà la clémence qui sied au prince ; qu'en tous lieux sa venue apporte la douceur. » (I, XVI, 1)
Mais ce que Sénèque défend ici à travers la clémence du souverain, c'est la prise en compte par Auguste de la valeur de la vie d'un sujet de l'empire, quel qu'il soit :
« Nul ne doit être si méprisable aux yeux du souverain que son trépas passe inaperçu de lui : quelle que soit sa qualité, il fait partie de l'Empire ! » (ibid.)
Dans La brièveté de la vie, Auguste incarne le désir de la retraite, du repos (otium), désir allant de pair avec la lucidité sur la valeur des biens matériels :
« Il savait par expérience ce que font couler de sueur ces biens qui brillent par toute la terre, ce qu'ils couvrent de tourments cachés (…) Tel était le vœu de celui qui pouvait combler tous les voeux » (IV, 5-6)
Sa pratique de la violence est décrite alors par Sénèque comme si elle était inhérente aux charges de la fonction :
« Forcé de s'armer contre ses concitoyens d'abord, puis contre ses collègues, enfin contre ses proches, il répandit le sang sur terre et sur mer. » (IV, 5)
Reste que l'aspiration à la retraite est moins présentée comme un désengagement libre que comme la conséquence nécessaire d'une sorte de pathologie politico-familiale :
« Il avait retranché ces ulcères (sa fille Julie, qu'il exila) avec ses membres mêmes : d'autres renaissaient par dessous ; comme en un corps trop sanguin, il se produisait toujours quelque hémorragie. » (IV, 6).
Dans Les Bienfaits, Auguste occupe encore une bonne place, mais du point de vue du bienfaiteur et non du point de vue de celui qui est tenu de manifester sa gratitude face à un bienfait. Sénèque loue alors sa générosité. Mais ce qui retiendra l'attention est l'ultime description que Sénèque donne de l'empereur, il n'en reparlera plus jamais, les Lettres à Lucilius ne le mentionnant qu'une seule fois et de manière non significative. Ces lignes s'opposent, on ne peut plus, radicalement aux premières que Sénèque avait consacrées à Auguste dans la Consolation à Polybe. En effet l'empereur, envahi par la colère et la honte, y est en plus impuissant. Ni maître de lui, ni maîtredu monde et vaincu par les excès de sa progéniture :
« L'empereur Auguste condamna à la rélégation sa fille, pour laquelle le mot d'impudicité serait trop faible, et livra les scandales de la maison impériale à la connaissance du public : les troupeaux d'amants qu'elle recevait, les bandes de fêtards noctambules qui erraient avec elle en pleine ville, le Forum même et les Rostres, d'où son père avait fait passer sa loi sur les adultères, choisis par la fille comme théâtre de ses débauches, les rendez-vous quotidiens en plein centre de Rome, quand cette femme, passant de l'adultère à la promiscuité, affirmait, sous les baisers d'amants qu'elle ne connaissait pas, son droit à tout essayer. Ces crimes qui exigeaient le silence du prince autant que ses sanctions (car il est de certaines hontes qui rejaillissent jusqu'à celui qui les châtie), trop peu maître de son courroux, il les avait rendus publics. Puis comme au bout de quelques jours la colère avait fait place à la honte, il gémissait de n'avoir pas su taire et refouler en lui ce qu'il avait ignoré jusqu'au moment où parler entraînait le déshonneur. » (VI, XXXII, 1-2)
L'empereur à la fin a déserté la figure du sage pour se retrouver victime politique d'une affaire familiale. Il avoue explicitement son absence d'indépendance en regrettant la disparition de ses conseillers :
« Alors souvent il s'écria : « De ces malheurs aucun ne me serait arrivé, si Agrippa ou Mécène avaient vécu ! » Tant un homme qui a des milliers et des milliers de sujets a de mal à en remplacer deux ! On a pu voir des légions massacrées remplacées aussitôt par de nouvelles levées, on a pu voir une flotte anéantie et, quelques jours après, une nouvelle flotte prendre la mer, on a pu voir des édifices publics détruits par des incendies et remplacés par d'autres monuments plus beaux : mais tant qu' Auguste a vécu, la place laissée vide par Agrippa et Mécène n'a pu être remplie. » (VI, XXXII, 2-3)
Les lignes qui suivent ont leur prix car Sénèque, faisant d'Auguste une représentant des rois, va lui attribuer une propriété lui enlevant radicalement toute aura philosophique : il ne voulait pas savoir la vérité sans pourtant être en mesure de le reconnaître. La réduction du grand homme à l'homme insensé est quasi complète :
«  Mais que faut-il en penser ? Qu'Auguste ne trouva pas leurs égaux pour les appeler auprès de lui ? Ou qu'il eut tort de n'en pas chercher et de se borner à déplorer leur perte ? Hélas, il n'y a pas lieu de croire qu' Agrippa et Mécène aient souvent pu lui dire la vérité ; et, s'ils avaient vécu plus longtemps, ils auraient été de ceux qui la lui déguisaient. C'est simplement un trait de caractère des rois que de louer le passé pour faire insulte au présent et d'attribuer le mérite de la sincérité à des hommes dont le franc-parler n'est plus à craindre. » (VI, XXXII,6)
Auguste ne sert plus alors à Sénèque qu'à mettre en valeur de manière passablement désespérée la fonction de conseiller qu'il occupe auprès de Néron.